Archives de Catégorie: Choses vues, entendues ou vécues

Torts partagés

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Dring, dring ! Ca sonne encore, ca sonne toujours. Les appels, je vais les enchaîner jusqu’à ce soir. Au bout du fil, le «client » s’angoisse, le client exige, le client s’énerve. Tous différents et en un sens tous semblables qu’ils sont les clients, un peu comme les figures laiteuses ou farineuses du mime qui rit, qui crie, et pi qui pleure… Le job en lui-même s’avère assez rébarbatif. Certes, il y a régulièrement des cas intéressants, je veux dire des cas qui vous font vous creuser les méninges et brisent le carcan de la routine. Heureusement ! Cela permet d’échapper à la torpeur intellectuelle, à l’abrutissement progressif et à l’insidieuse langueur monotone des violons de l’autonome qui dans mon cœur raisonnent… Hum, je veux dire à l’insidieuse langueur que la répétition de tâches sommaires finit par engendrer. Quand cette langueur pénètre profondément le cerveau, celui-ci se met en veille et l’on devient rapidement paresseux. Aussi, le moindre effort que la nouveauté vous demande vous arrache un soupir. C’est alors qu’il vous faut en prendre conscience : vous êtes engagé dans un processus de momification de l’esprit, vous vous fonctionnarisez.

Mon job, il repose très souvent sur l’abduction. Vous savez, ce mode de raisonnement cher aux épistémologues. L’écrivain italien Umberto Ecco le décrit ainsi : sur une table il y a un paquet sans inscription ouvert dont on ignore le contenu et, à côté, une poignée de haricots blancs. L’abduction consiste à relier des éléments concrets en s’appuyant sur la déduction (déduire un fait d’une hypothèse préalablement posée) et sur l’induction (tirer une conclusion plus générale d’un fait). Ce mode de raisonnement hybride suppose, dans l’exemple pris par Ecco, que l’ouverture du paquet et les haricots déposés sur le bois de la table sont unis par un lien de causalité et aboutit à la conclusion qu’il s’agit d’un paquet de haricots blancs, même si l’emballage ne le précise pas1. Le talentueux romancier rital compare l’abduction à la « méthode du détective ». En ce qui me concerne, chaque jour « j’abduque » et parfois aussi j’éructe quand les clients deviennent odieux car il est, dans ce travail, toujours question d’argent à leur verser ou à leur reprendre. L’abduction que je pratique, à l’instar de mes collègues, n’a rien d’une sinécure. Il faut, en effet, savoir relier entre eux non pas deux mais plusieurs indices pour comprendre la situation et lui apporter une réponse. Précisément, il faut savoir lire le dossier informatique en interprétant les traces laissées par d’autres (ce qui implique diverses manipulations informatiques avec des fonctions à retenir), et ce tandis qu’il y a parfois des « bugs » susceptibles de «brouiller les pistes » (que l’on finit par mémoriser). Mais il faut également deviner ou connaitre les habitudes de travail de ceux qui ont eu à traiter le cas auparavant (ce qu’ils doivent faire en théorie et ce qu’ils font réellement). La prise en compte de ces différents éléments aide à comprendre la situation problématique, compte tenu de la réglementation complexe en vigueur – qu’il faut avoir en tête ou à portée de main – et de ce que le client raconte quant à ses démarches. Tout cela nécessite donc de posséder un sens du raisonnement logique relativement développé, notamment parce qu’il faut être capable d’articuler différents niveaux d’informations (informatique, verbal, réglementaire, etc.), ainsi que de la mémoire. Avec la pratique et la répétition des cas, dont l’éventail n’est pas infini, la compréhension des situations et la résolution des problèmes deviennent aisées. A la longue, un agent expérimenté traite un cas complexe en cinq-dix minutes. Il a appris à penser vite et à regarder l’essentiel. Il connaît les cas de figure les plus fréquents. Las, tous les agents n’y arrivent pas forcément ou, en tout cas, y parviennent insuffisamment. Plus que la vitesse, c’est la compréhension de la situation et la lecture du dossier qui posent problème. Certes, la formation dispensée s’avère actuellement trop courte et limitée, n’en déplaise à la direction. Mais l’attitude pro active ou, malheureusement, passive des agents pour apprendre par eux-mêmes joue aussi un rôle déterminant.

Personnellement, ce job répétitif « d’agent hautement qualifié » comme le stipule ma fiche de paie, ou si vous voulez d’OS des temps modernes informatisés où les services publics et privés dominent, je ne le trouve pas particulièrement pénible. Etudiant, j’ai connu pire sur les chantiers l’été. Pour autant, il finit par peser, nerveusement parlant, dès lors que l’on travaille sérieusement, cela va s’en dire. Nous sommes tous des tyrans en puissance ! Et plus encore quand nous nous présentons en tant que client préoccupé par notre seul problème ou en tant qu’ayant droit. Le contact avec le matériau humain ça use, ça use, plus que les km à pied… J’ai ainsi, au bout du fil, des gens de bonne foi, et/ou en grande difficulté, des gens exaspérés à tort ou à raison par les scories de l’institution, des gens qui veulent régler leurs comptes avec la dite institution, se défouler ou occuper leur temps en cherchant un prétexte de querelle – Don quichotte ne combattait-il pas des moulins à vents – des ayants droits « nouvelle génération » c’est-à-dire des partisans du « j’ai droit à » ou dont Philippe Muray disait qu’ils ont pour seule ritournelle « le droit à des droits », des psychopathes agressifs ne supportant aucune frustration (il faudrait leur poser un RDV à la minute), des analphabètes, des non francophones (le tiers monde migratoire surreprésenté en Île-de-France), des roublards, voire des escrocs, à la recherche de la moindre faille réglementaire à exploiter, etc. De quoi vous faire aimer la compagnie des hommes. Misanthropie, quand tu me tiens ! Passer son temps à prendre sur soi, à relativiser la conduite de ses semblables, cela ne vous ouvre guère le cœur. Si certains clients m’émeuvent ou m’amènent à faire preuve d’empathie, d’autres m’agacent carrément ou suscitent chez moi un profond sentiment de mépris à leur égard.

Autre aspect négatif : l’ambiance au travail. Si je devais de ma plume faire un couteau utilisé pour la peinture et tailler sur la feuille, comme l’artiste zèbre la toile avec sa gouache épaisse, un portrait à grands traits de mes collègues, je procèderais comme il suit. Je dirais, tout d’abord, que le contexte professionnel qui est le mien se divise en deux. Il y a ceux qui jouent le jeu et ceux qui font semblant et ne sont là que pour profiter ou tirer avantage de l’entreprise qui les a embauchés. Un constat ô combien classique dans le monde du travail. Dans mon entreprise, celui qui ne fiche rien ne souffre d’aucune sanction. Dans certains cas, il peut même en tirer avantage en termes d’évolution de carrière. Drôle de contexte, en vérité, où certains parmi les tires-au-flanc semblent avoir flairé, bien avant d’être embauchés, la possibilité d’en faire le moins possible et sans risque. Ceux-là, on les repère assez vite. Ils sont entrés dans la boite pour se la couler douce d’une manière parfois scandaleuse. Demandez donc un peu aux docs, aux prescripteurs d’arrêts maladie en tous genres, dont les fameux formulaires à trois feuilles 33-16 garniraient une forêt de chênes dénudés tellement ils sont nombreux, ce que cette précieuse clientèle de malades imaginaires et/ou occasionnels leur apporte ! Faut bien l’avouer, il y a de quoi décourager les bosseurs et travailleurs honnêtes.

Le laisser-aller instauré par ceux qui ne jouent pas le jeu s’explique, selon moi, par deux causes principales facilement identifiables, en tout cas à l’endroit où je bosse : le recrutement récent et le laxisme coupable de la hiérarchie. En faisant dans la diversité et le « social » les géniaux recruteurs ont obtenu le meilleur pour le pire. Le meilleur car une partie des jeunes et moins jeunes des banlieues font preuve de sérieux et de capacité d’adaptation. Le pire car dans le lot une autre partie a gardé l’aspect négatif de la « mentalité de la cité » : profiter, louvoyer, parler mal, refuser tout effort, etc. C’est ainsi que des jeunes habitués à vivre selon leurs règles depuis l’école font avec ce job leur véritable entrée dans le monde du travail (en CDI) et découvrent là aussi un univers laxiste qui, véritablement, ne leur impose pas grand-chose. Nous allons dans le bon sens, me dis-je parfois… Ces nouveaux employés d’un modèle particulier sont même, pour certains, recrutés par les syndicats en manque de troupes ou toujours prêts à grossir leurs effectifs. Pour qui aime le mélange des genres, c’est intéressant ! Rendez-vous compte, le prolétaire nouveau, tout comme le Beaujolais, est arrivé ! Un être hybride un peu racaille et facilement converti à l’esprit corporatiste et syndical dans ce qu’il a de pire (l’argent public c’est pour moi ! Toujours plus de droits mais aucun devoir !). Un être qui considère qu’il n’est pas au service du public (son entreprise a, en effet, une délégation de mission de service public) mais plutôt que le public doit être à son service. Tout cela évidemment se traduit par un manque flagrant de conscience professionnelle et un incivisme récurrent : on raccroche au nez des clients, on fait semblant de prendre l’appel mais on le bascule vers le serveur vocal jusqu’à ce que l’interlocuteur découragé ne raccroche de sa propre initiative, on répond à la limite de la politesse, on donne des informations erronées, on grappille des minutes qui deviennent des heures en trichant avec la badgeuse et on multiplie les pauses « cigarette », etc.

Au fond, tout cela ressemble à une sorte de « corruption » sociale et morale, que l’on retrouve ailleurs, donc qui se généralise, avec cette nouveauté désormais : une partie de la population salariée, cadre et non cadre, qui ne veut plus travailler ou désire en faire le moins possible (le salaire est acquis, mais pas le travail) s’en cache à peine. Dès lors qu’il s’agirait d’une résistance face à une exploitation éhontée ou d’une réaction d’écœurement face à des injustices internes flagrantes, je le concevrais aisément. Mais quelle surprise de constater, dans les exemples directs ou indirects qui se sont offerts à moi, qu’il s’agit souvent de « rentiers » – au sens le plus néolibéral qui soit : investir de son côté un minimum mais rechercher un gain maximum – dont la situation concrète ne me tire pas de larmes.

L’encadrement en est conscient. Il sait et désapprouve sans doute mais ne fait rien ou pas grand-chose. Le « pas de vague » a force de loi. Tant que cela se limite à quelques dérapages contenus et à une immense crise de flemme, pourquoi s’en inquiéter davantage ? Et pi, certains jeunes ont compris : il faut copiner. Ca aide, le copinage. Ca rend plus indulgent l’encadrement. De toute façon, le taux de décrochés s’avère plutôt bon. Très important ça, les indicateurs quantitatifs ! Qu’on soit petit ou grand cadre, on joue en partie sa carrière et surtout ses primes généreuses sur le quantitatif, les sacro-saint indicateurs que l’on vénère comme des icones ou comme des idoles et qui, à l’instar du zèle dans la pratique des rituels religieux, font oublier par la forme et l’ostentation les manquements sur le fond. Sont rationnels les cadres. Ils auraient tout à perdre à remettre de l’ordre, à transpirer et à se faire des ennemis en endossant le mauvais rôle.

Voilà pourquoi la seule question qui vaille d’être posée l’est du bout des lèvres : celle de la qualité du service rendu. Dans le secteur des services et particulièrement celui du service public, la qualité, autrement dit la résolution des problèmes et la satisfaction du client, s’avère fondamentale, car elle justifie l’utilité du service proposé même si celui-ci n’a pas toujours de finalité commerciale. Certes, on ne peut pas tout ramener à la qualité, il faut aussi prendre en compte un aspect productif incontournable et nécessaire, mais dans cette entreprise, le quantitatif et la multiplication des normes et des indicateurs l’emportent. Direction et syndicats tombent au moins d’accord sur un point : la qualité on en parle, mais dans les faits on évite de creuser cette thématique car cela reviendrait à s’intéresser de trop près au travail des agents… Imaginez donc le scandale en ce qui concerne, par exemple, mon actuel lieu d’affectation, une plateforme téléphonique, dont l’un des objectifs officiels est de soulager l’accueil en agence, si l’on découvrait que, finalement, la complexité des procédures et la médiocrité du travail de certains agents loin de soulager alourdit, en fait, la tache d’accueillir les personnes sur les sites ? Cette question pourtant je me la pose depuis le début de ma prise de poste, moi qui ai connu le travail en agence. Je suis incapable d’y répondre. Personne d’ailleurs. Je ne crois pas qu’une évaluation qualitative, pourtant faisable (j’ai quelques idées sur le sujet), soit à l’ordre du jour…

Il flotte comme un parfum de gai fatalisme quand j’arrive sur mon lieu quotidien de travail. Des cadres plus ou moins résignés et plus ou moins carrés dans leur travail, lucides mais qui trouvent quelques avantages à la situation faute de mieux, le disputent à des employés plaintifs ou râleurs à tort et à raison : qui écœuré de travailler sérieusement dans cette ambiance, avec un arrière goût d’amertume au fond de la gorge : ici, le mérite ne paie pas, qui sans perspective d’évolution réelle (les postes intéressants et/ou bien payés sont déjà pris) opte pour en faire le minimum, qui a compris que fumiste ou pas le résultat serait le même voire qu’il s’avère peut-être plus avantageux de tirer-au-flanc, qui veut changer d’affectation mais à côté de chez lui seulement ou bien à condition de ne pas voir le public et rumine sa rancœur de ne pas obtenir satisfaction : après tout certains pistonnés ont eu gain de cause alors pourquoi pas lui…

Quand une entreprise ressemble à un mastodonte difficile à bouger, où paradoxalement les choses changent souvent en termes d’organisation interne, où le pouvoir est à la fois centralisé et éclaté, où les acteurs et les intervenants sont multiples et nombreux, où les normes de contrôle fleurissent telles des primevères au printemps mais où la sanction constitue l’exception plus que la règle, où une pluralité de postes permet de recaser une légion de personnes dont il est difficile de mesurer l’utilité, les responsabilités finissent par être diluées et tout le monde a intérêt à ce que rien ne change sauf ceux qui pâtissent vraiment de ce fonctionnement (salariés consciencieux recrutés récemment et mal payés, salariés affectés dans un service ou dans une agence dont la gestion locale apocalyptique rend le quotidien particulièrement pénible, etc.). Comme avec le naufrage économique de la Grèce, les torts sont souvent partagés.

1- Déduction : le paquet sur la table étant ouvert, les haricots posés à côté en proviennent probablement. Induction : puisque les haricots sont blancs, on a sans doute affaire à un paquet de haricots blancs. L’abduction combine ces deux modes de raisonnement logique en procédant par étape.

Hic et nunc partie 1

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Assis sur un ponton humide, devant ce lac des montagnes poli comme un miroir et serti par le soleil crépusculaire de mille éclats, Danny paraissait, en vérité, bien songeur. Sa tête de ténébreux beau gosse, âgé de 25 ans, accablée, posée sur la paume de sa main, lui donnait l’allure sculpturale du penseur de Rodin. Partir ou rester ? Tel était son dilemme. Un terrible dilemme, bien que le choix de l’émancipation avec le lieu de naissance ne soit pas rare à cet âge-là ; cet âge où l’on commence sérieusement à se bâtir un avenir. Un dilemme d’autant plus terrible, d’ailleurs, qu’il s’avérait sans rapport avec la difficulté existentielle à s’arracher au terroir qu’éprouvaient les jeunes bourgeois provinciaux tentés par l’aventure parisienne et enivrés par l’espoir d’une promotion sociale spectaculaire, dont les grands romanciers du XIXème siècle ont raconté les mésaventures. Ces personnages, mi-réels, mi-fictifs, incarnaient l’esprit de conquête et de revanche de leur classe sociale face à la noblesse en déclin. Bien que bloqués dans leurs aspirations par une société toujours conservatrice, et ce en dépit de la chute de l’Ancien régime, ces jeunes ambitieux voulaient briller au cœur de la ville de lumière. Pour Danny, il ne s’agissait pas d’un enjeu de carrière et de prospérité dans une société pauvre. Son dilemme à lui avait tout d’un véritable couperet : rester avec une sombre perspective d’avenir, précisément une sorte d’appauvrissement, de déclassement, voire d’assistanat prolongé, ou bien partir pour fuir une France qui paraît, pour le moment, péricliter, d’autant plus si l’on est, comme lui, issu d’un milieu populaire. Certes, certains jeunes et moins jeunes s’en sortent très bien ou tirent leur épingle du jeu. D’autres réussissent malgré tout à se planquer. Mais l’inquiétude devient palpable dans ce pays fébrile, car même la bourgeoisie encourage ses enfants à partir pour faire carrière et/ou pour faire du fric à l’étranger, notamment du côté des pays émergents. Chaque année des milliers de jeunes français issus de tous milieux, dynamiques et/ou diplômés, s’exilent, tandis qu’une partie du tiers monde non qualifié continue de venir, fuyant le manque de perspectives locales, ainsi qu’une pauvreté plus marquée qu’en France.

Les idées tournoyaient sous le crâne de Danny : une véritable salade que l’on égoutte énergiquement d’un tour de main. Elles tournoyaient jusqu’à lui donner la nausée. Quelques oiseaux aussi barbotaient à ses pieds, puis prenaient un envol rempli de promesses lointaines. Les montagnes, travesties par la neige et la brume qui leur donnaient l’allure de vieillards célestes barbus, omnipotents, hautins et immobiles, les invitaient à venir s’y rafraîchir. « Quel bilan, ici et maintenant ? », se demandait Danny en regardant ces volatiles brasser l’air tandis que lui restait planté là. Jusqu’à présent il avait, contrairement à d’autres jeunes de sa génération, joué le jeu des études sérieuses et surtout de l’effort. Et pour quoi ? Les affres du chômage, qu’accompagne la fameuse et rituelle formule : « on vous rappellera », étaient sa seule récompense. Il faut dire que les diplômes obtenus par Danny s’avéraient un pur produit de l’enseignement de masse. De plus, ce taciturne jeune homme n’avait aucun « piston » pour l’appuyer, ce qui constitue un handicap majeur pour concurrencer les enfants bosseurs, mais aussi fainéants des ex soixante-huitards cadres supérieurs dans le privé ou la Fonction publique, élus, militants, sympathisants ou tout simplement votants de la gauche caviar et de la droite champagne. Effectivement, en dehors des grandes écoles, des filières prestigieuses et du népotisme, il n’y a point de garantie pour réussir matériellement ou pour faire sa vie au mieux dans un pays riche entré dans une crise qui durera sans doute plusieurs années. Aussi, à force d’intérim, sentant se profiler une impasse, il s’était décidé à tenter l’aventure américaine. En conquérant. Avec pour seule viatique une solide résolution que résument ces termes : « Je pars seul, je me mets en danger. Ca forge le caractère et j’apprendrai l’anglais ! » Au début, le succès fut au rendez-vous. Après quelques petits jobs à Chicago, il en décrocha finalement un vrai, dans l’informatique. L’Oncle Tom lui donnait sa chance. Pendant un an, il fit ses preuves… qui furent pour ses employeurs probantes… Considération, salaire honnête, perspectives d’avenir… Jamais sa situation depuis la fin de ses études ne lui parut plus sereine, bien qu’il fût soumis à un rythme de travail soutenu, mais l’effort peut être bu comme un nectar sucré lorsque l’espoir d’une vie meilleure le sous-tend et lorsqu’il est porté par la sensation d’avancer. Las, les déboires de l’économie affectent toujours davantage la vie des petits. Une mauvaise conjoncture entama le dynamisme de l’entreprise où il déployait son énergie et son talent. Au pays du Big Mac, Danny éprouva alors une autre forme de précarité et comprit tout le sens du mot flexibilité. Le mental cependant requinqué par la confiance et la satisfaction d’avoir triomphé des embûches et décroché un job chez les Ricains – je l’ai fait !- il prit en vol l’avion du retour.

En France, nul n’est prophète. Enfin, cela dépend. Danny, lui, à l’instar de nombreux autres, ne l’était pas. Les quelques entretiens professionnels qu’il avait décrochés dans les mois qui suivirent lui rappelèrent combien les baisers de la mère patrie pouvaient être glacés, bien que le gite et le couvert soient dans ce pays encore assurés. Qui a lu Vipère au poing se souvient de Folcoche ! A chaque fois, les recruteurs lui assénaient l’argument du manque d’expérience et pointaient du doigt le caractère chaotique de son jeune parcours professionnel. Ces reproches résonnaient à ses oreilles comme autant de gifles cinglantes. Au moins aux USA on l’avait mis à l’épreuve ! Le moral de Danny ne tarda pas à en souffrir vivement. L’intérim s’annonçait de nouveau comme son ultime recours.

Côté cœur, cela n’allait guère mieux. Les femmes ne lui inspiraient guère confiance. Sa gueule de jeune gommeux les attiraient mais, car il y a souvent un mais, elles ne lui ramenaient pas que du bonheur… Tout d’abord, il avait su que sa mère avait trompé son père alors que celui-ci mourrait d‘une longue maladie. Quand on aime les gens, on ne regarde généralement que les conséquences des actes qui les affectent. Il est, en vérité, difficile de déployer une empathie suffisante, du moins le temps que s’estompe la douleur que l’on ressent à voir souffrir les êtres aimés, pour essayer de comprendre toute l’étendue des frustrations, des rancœurs refoulées et des malentendus qui amènent une personne à trahir un proche dans des circonstances perçues comme impardonnables. Ensuite, sa nana s’était barrée avec un autre gars du coin. Quant à celle qu’il venait de rencontrer en soirée, elle lui avait proposé de se pacser illico presto afin de quitter le larron qui lui permettait actuellement de ne pas vivre seule… En bref, ces quelques expériences ne l’engageaient guère à se livrer corps et âme à la gente féminine.

Danny se leva brusquement. C’est ainsi que l’on procède souvent après une rêverie langoureuse ou une longue réflexion dans laquelle on finit par s’enliser faute de pouvoir choisir. La volonté soudain se réveille et l’esprit se cabre, se donnant par la même des airs de vraie résolution, alors qu’aucune décision n’a vraiment été prise, mais simplement à un peu plus tard remise. Coûte que coûte il fallait trancher et y voir plus clair, qu’il se disait Danny. « J’irai consulter la vieille qui sait, la diseuse de vérité ». Cher lecteur, il faut que tu le saches, une veille femme astucieuse, qui parlait comme un oracle, écoutait sa radio et lisait des livres anciens, dans ce petit coin de province vivait. Et Danny, notre chère Danny, s’en allait la consulter, comme d’autres vont chez le psy ou le curé. Il n’avait pas tort Danny, car un conseil avisé aide à la clairvoyance. Et pi un oracle perspicace vaut souvent mieux qu’un thérapeute ou un curé…

Grandes rivières et petits ruisseaux

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Les grandes rivières on en entend parler. Grands banquiers, milliardaires rentiers, capitaines d’industrie, etc., la plupart évadés fiscaux. De grands profiteurs et tout à la fois contempteurs de l’Etat providence. Cet univers de grands argentiers, pour une partie d’entre eux aigrefins, échappe au commun des mortels. Certains juges, politiciens ou journalistes courageux s’y attaquent, mais bon nombre de leurs turpitudes restent encore secrètes ou sont connues une fois leurs forfaits accomplis, quand éclate un scandale.

En revanche, les petits ruisseaux, on les connaît plus charnellement. Il s’agit de combinards de tout poil, fraudeurs professionnels ou occasionnels avec l’Etat, d’amateurs plus ou moins entêtés du système D, ou bien encore de chanceux, bénis par l’époque, que l’entregent, le pouvoir de nuisance, l’incompétence ou tout simplement l’âge (fin de carrière) ont mené jusqu’aux portes de placards dorés qui constituent autant de planques bien payées au sein de leurs entreprises ou corporatismes. Ceux-là, tout le monde en a autour de soi, peut-être même certains d’entre nous en font-ils partie. Car en France, là où l’Etat providence est plus généreux qu’ailleurs avec les couches moyennes et populaires, ils sont loin de constituer l’exception, n’en déplaisent à certains sociologues, journalistes ou politiciens. Entre les grandes rivières et les petits ruisseaux, il y a de quoi inonder la vallée…

Je me souviens d’un type, là où je vivais il y a quelques années, dans ma cité du sud, moche comme Nosferatu. Je veux dire celui du film avec l’acteur Klaus Kinski, maquillé pour l’occasion : physique émacié, totalement chauve, oreilles pointues, visage étrange. Bon, le gars dont je parle était moins pâle, et les traits de son visage n’avaient aucune finesse, au contraire ces derniers s’avéraient aussi grossiers que les mots qu’il crachait fréquemment avec une voix rauque. Laid donc, vulgaire, et très malin, même si peu instruit. Il travaillait comme éboueur, un sale métier et métier sale pour beaucoup de gens, mais avec quelques avantages non négligeables et un salaire correct. Chaque hiver, après avoir consciencieusement expédié, pour ne pas dire bâclé, sa tâche – il n’y avait pas d’horaire défini pour les éboueurs, il fallait juste terminer son circuit – le bougre prenait pour quelques heures un poste non déclaré d’écailleur de fruits de mer dans un restaurant notoire. De quoi lui permettre de cumuler deux salaires, dont l’un au noir. A cela, on pouvait ajouter les gains qu’il tirait de la revente, à des cafetiers et copains en tout genre, de la marchandise qu’il dérobait régulièrement à son employeur clandestin. L’aurait sans doute, avec un excellent niveau scolaire et une éducation sophistiquée, pu faire un bon banquier de Wall Street, dans le genre qui ne suit aucune règle, sinon sa cupidité, et n’hésite guère à voler ou à escroquer ceux pour qui il travaille, eux-mêmes plus ou moins à la marge de la légalité dans leurs pratiques. Car dans la vie mes amis, les règles sont faîtes pour être contournées… Ce larron-là avec son air grotesque gagnait vraiment bien sa vie. D’autant que chaque été, il trouvait d’autres gâches pour succéder à la restauration.

Les profiteurs et les opportunistes, tout comme les débrouillards plus ou moins dépendants du système, il y en a, en fait, de plusieurs sortes ; c’est un curieux bestiaire ! On trouve autant de combinards que de combines, ainsi qu’une grande diversité de situations sociales. Ainsi, le magouilleur modeste, avec sa fraude au RSA ou son escroquerie à la sécurité sociale, côtoie l’apprenti « golden boy » français revenu de Londres pour réclamer au Pôle emploi une aide au retour à l’emploi substantielle, bien que toujours prompt à critiquer l’Etat providence et les prélèvements obligatoires[1].

Si certains, parmi ces « bricoleurs », bossent dur pour faire un maximum d’argent, d’autres cherchent à se la couler douce, et d’autres encore veulent préserver un certain niveau de confort tandis que leur situation se précarise. Dans un restau bon marché, l’autre jour, je sympathise avec un type, la cinquantaine. Il me raconte un peu de son histoire. Une histoire parmi d’autres, un exemple noyé dans la masse comme une goutte de sueur sur un corps nu inondé par la pluie d’un orage.

« J’ai bossé pendant vingt ans dans la logistique. Licencié les deux dernières fois. A mon âge, une entreprise ne me reprendra pas, c’est sûr. Désormais, je vis en Ukraine, dans un village à vingt-cinq km d’une ville de taille moyenne. Y a une quarantaine de villageois. Je cultive mon jardin. »

« Et comment fais-tu pour vivre ? »

« J’ai ici une maison de famille, un héritage. J’en loue une partie. Pour le reste je suis à l’ASS[2] et mes fruits et légumes me font vivre. L’ASS, c’est l’équivalent monétaire du RSA, en Ukraine, dans un village, ca suffit largement pour vivre. Je reviens une fois tous les trois mois, quand mon visa arrive à expiration, je m’occupe de ma mère, je sors sur Paris, puis je repars un mois après. » 

« Pourquoi l’Ukraine ? »

« J’ai un oncle là-bas, qui garde ma maison et mon terrain quand je suis en France et puis j’ai épousé une Ukrainienne venue en France travailler dur il y a plusieurs années. »

« Et la retraite ? »

« On n’y aura pas droit. Je n’y crois pas. Je me concentre sur mes cultures. De toute façon, ca fait cinq ans que je ne travaille plus. »

Pour le moment, l’exil partiel dans un pays beaucoup moins riche et l’Etat providence permettent à ce monsieur de contourner le manque de perspective, en vivant d’une rente, et le confortent dans son désir de fuir le salariat, voire de prendre sa retraite avant l’heure, à sa façon. Au fond, la migration, partielle ou totale, ca ne concerne plus seulement les pauvres qui vont chercher ailleurs un peu de travail et/ou quelques avantages pour améliorer l’ordinaire et contourner les limites imposées à la promotion sociale dans leur pays d’origine. La migration, ca gagne aussi de plus en plus les classes moyennes. Ce voisin de table sociable était, en d’autres termes, un avatar de la France qui s’en va. Une variante parmi d’autres de ceux qui vont tenter leur chance outre-frontières, à moyen ou long terme, soit pour y faire carrière ou bien pour  profiter d’un avantage substantiel en termes de niveau de vie – et satisfaire ainsi leurs ambitions élevées – soit pour s’offrir, plus modestement, un futur un peu meilleur avec un confort de vie désormais difficile à obtenir là où ils ont grandi.

Le monde change et la mondialisation galope, entrainant avec elle tout ce qui se présente, dans une avalanche d’événements et dans un mouvement perpétuel que personne ne maîtrise. Grands profiteurs et grands laissés pour compte, petits gagnants et petits perdants, nombreux sont ceux à qui elles donnent et ceux à qui elle prend ou reprend.

En France, là où je bosse, des gens qui s’efforcent de s’adapter et/ou de profiter, pour ceux qui le peuvent, j’en vois beaucoup. Prenons le cas des auto-entrepreneurs, par exemple. Le dernier statut juridique à la mode pour faciliter le dynamisme économique et la création d’emplois. Derrière celui-ci se cache une nébuleuse hétéroclite de situations personnelles et de motivations. Il y a, par exemple, les personnes motivées à l’idée de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale, et d’en finir avec le statut de salarié ou de subalterne. Un beau rêve. Parfois couronné par la réussite lorsque l’aventure se solde par l’autonomie financière. D’autres personnes, tel mon beauf, en font un complément d’activité ponctuel, une sorte de cerise sur le gâteau d‘un emploi stable et correctement payé, en utilisant des compétences acquises durant la pratique d’une passion ou d’un loisir et susceptibles d’être vendues. On ne rend plus service, on commercialise son savoir-faire…

Mais l’auto-entreprise a aussi son revers de médaille. Combien sont-ils à la subir, n’ayant vraiment pas d’autre choix que de créer leur propre job, faute d’en retrouver un ? Le patronat a, d’ailleurs, bien compris, qui demande de plus en souvent aux (ex)salariés de devenir des sous-traitants. Il faut dire que pour les PME, c’est une dispense de charges sociales à payer. Elles en ont bien besoin. Pour les grands groupes, en revanche, la tentation est grande de se débarrasser du problème salarial, de multiplier les sous traitants pour mieux les exploiter et afin de comprimer les coûts. Pour cela, une certaine dose d’auto-entreprises s’avère quelquefois utile. Reste que ceux, parmi les auto-entrepreneurs, qui subissent ce statut un peu particulier ne font, en réalité, que vivoter et s’accrochent surtout à leur allocation chômage[3].

Les grands fleuves ont, certes, joué un rôle important en termes de progrès technique, voire de prospérité économique. La finance et la grande entreprise peuvent aussi avoir des côtés positifs. Mais à quel prix ! Avec eux, tout change et pourtant rien ne change non plus. L’hypocrisie, le cynisme, qui le cède parfois à l’aveuglement volontaire, sont une constante. Il y a environ un siècle et demi, Marx avaient bien cerné leur nature intrinsèque :

« Rappelons-nous Prosperity Robinson, ce fameux lord anglais qui, en 1825, juste avant l’explosion de la crise, ouvrait le Parlement en annonçant une prospérité inouïe et inaltérable, et demandons-nous si ces optimistes bourgeois ont jamais prévu ou annoncé la moindre crise. Jamais il n’y a eu de période de prospérité, sans qu’ils aient saisi l’occasion de démontrer que, cette fois, le sort inexorable était vaincu. Et le jour où la crise se déclarait, ils faisaient les innocents et n’avaient pas assez d’indignation morale ni de reproches rebattus à l’adresse du commerce et de l’industrie qui, à les entendre, auraient manqué de prudence et de prévoyance »[4].

En ce qui concerne les petits ruisseaux, c’est différent. Dès lors qu’ils veulent grossir et participent au dépeçage de la bête – notre Etat providence – ils s’avèrent, au fond, tout autant méprisables et en subiront les conséquences quand de la bête ne restera que la carcasse. Mais lorsqu’il s’agit juste pour eux de ne pas se tarir, les petits ruisseaux montrent qu’ils ont compris l’époque. Une époque que les deux slogans suivant, de mon crû, résument très bien : « le chômage ou l’exil », « le système D, la combine avec l’Etat ou bien le déclin matériel, voire la pauvreté ». Gardez-les bien en mémoire dans les années qui viennent, mes amis, car ils risquent, sauf évitement d’une aggravation de la crise, de raisonner à vos oreilles, tel le son des cloches un dimanche, par un pur matin calme, dans un village perdu de province.


[1] Il existe des accords entre les pays de l’Union européenne en termes d’allocation chômage. Ainsi, un résident français ayant travaillé dans un pays de l’UE peut ouvrir un droit en France à son retour (même si l’employeur était une entreprise étrangère), dès lors qu’il travaille de nouveau au moins une journée sur le sol français. Le salaire versé durant ce dernier contrat de travail servira de base au calcul de l’allocation chômage. Un généreux copain qui embauche pendant quelques jours et paie bien, pour justifier une ouverture de droit substantielle, rend ainsi un sacré service à un jeune apprenti « golden boy », laissé sur le carreau de la crise financière, qui, bien évidemment, s’empressera de repartir lorsqu’un employeur étranger le rappellera…

[2] Allocation de solidarité spécifique qui succède à l’allocation d’aide au retour à l’emploi une fois que celle-ci est épuisée (si la personne remplit les conditions d’affiliation et de ressources). L’ASS implique d’être toujours inscrit comme demandeur d’emploi… donc de rechercher un emploi (sauf exception).

[3] Chez les auto-entrepreneurs, il y a cependant quelques roublards. Un chômeur qui se lance dans l’auto-entreprise peut, s’il bénéficie d’une aide spécifique de l’URSSAF – sous forme d’exonérations de charges sociales – demander à ce que le Pôle emploi lui verse en deux fois, sur six mois, 45% de son capital de droit à l’allocation d’aide au retour à l’emploi (soit le nombre de jours indemnisés multiplié par le montant brut journalier de l’indemnisation). Ensuite, il est sensé se débrouiller seul. Pour récupérer mensuellement le reste de son capital, il lui faut arrêter son auto-entreprise. Quelle surprise de voir certains informaticiens chômeurs, très prisés sur le marché, se lancer dans l’aventure, empocher les 45% de leur capital, puis, peu de temps après, mettre fin à l’auto-entreprise et retrouver dans la foulée un emploi salarié bien payé…

[4] Lettres sur l’Angleterre (15 octobre 1852), New York Tribune, 1er novembre 1852. Pris dans Johsua Isaac, La grande crise du 21ème siècle. Une analyse marxiste, La Découverte, 2009.

Quand les CDD critiquent les CDI

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Me voilà revenu au pays des CDD, toujours comme habitant d’infortune. Je travaille pour la même boite. Une employée de la DRH m’a rappelé, alors que j’achevais mon précédent contrat. « Décidez-vous vite, quelqu’un s’est désisté, je vous recontacte dans une heure ». Ainsi parlait la voix au bout du fil, et je me doutais bien que sa hiérarchie lui mettait la pression pour qu’elle trouve une solution rapidement. Des jours d’ennui, de désolation et d’angoisse m’attendaient dans un futur très proche, avec comme seule obsession de retrouver un nouveau taf. Aussi, je ne pouvais dire non. J’ai donc recommencé à bosser quelques jours après la fin de mon premier contrat.

Nouveau job, nouveau lieu. Un bon point, la nouveauté ça a du bon ! A la signature de mon contrat précaire, je me sentais bien mieux, pour tout dire soulagé. En prime, je bénéficie d’une nouvelle formation théorique de quelques jours ! Que demande le peuple !

La formation, c’est sympa. On apprend comme à l’école, afin de se qualifier davantage, et surtout on mange bien le midi. En outre, y a d’autres avantages. Au-delà de ce qu’un stagiaire peut en tirer sur le fond, c’est pour lui l’occasion de retrouver d’autres stagiaires, généralement des CDD venus d’horizons différents. Or, durant les temps de pause et à la cantoche, on échange des informations sur ce qui se passe ailleurs – les convergences et les divergences de situations et de pratiques apparaissent très vite – et sur les parcours antérieurs des uns et des autres. Parcours qui ont mené à la précarité… En bref, les journées de formation constituent une mine d’or pour la curiosité sociale.

Cette fois-ci, un vent de sédition, encore que le mot soit fort, soufflait sur le groupe de stagiaires CDD dont je faisais partie. Les discours étaient critiques, pas simplement envers le fonctionnement général de la boite, mais envers les titulaires, les CDI. Enfin, je veux dire, envers ceux qui ne travaillent guère, ou bien ceux qui se plaignent et revendiquent pour telle ou telle prérogative comme on pinaille à la fin d’une partie de cartes serrée, au moment de décompter les points (dans mon sud, le jeu de cartes vire, en effet, parfois à la foire d’empoignes verbales et au festival de la contestation).

Les CDD, ils viennent pour une bonne partie du secteur privé, notamment de la partie qui trime, certains ont vécu des licenciements difficiles après des années de stabilité bien tranquilles, d’autres, bien plus jeunes, ont enchainé les p’tits boulots depuis la sortie des études. Tous ne sont pas en difficulté financière d’ailleurs. Le conjoint ou la conjointe occupe, par exemple, un emploi stable et/ou qui paie bien. En revanche, certains rament véritablement. Ils ne sont pas non plus rares ceux dont le salaire offert en CDD équivaut ou s’avère inférieur à ce qu’ils percevaient auparavant comme aide au retour à l’emploi (la fameuse allocation chômage). Plus récemment, les contrats aidés (les fameux CUI, avatars des TUC et des CES, ou autres vieilleries dépassées) ont débarqué. Un comble. Surtout si l’on sait que dans le lot, il n’y a pas que des « accidentés » de la vie (sous qualifiés, psychologiquement fragiles, etc.), mais des séniors jadis installés dans la vie et devenus des chômeurs de longue durée  – on fait partie du club après 12 mois de chômage – des femmes seules élevant leurs enfants et contraintes de travailler à temps partiel. Paraît que dans certaines agences, ces contrats-là passent leur temps à l’accueil ou bien à ouvrir la porte en appuyant sur un interrupteur, pour un salaire plus que minable. De quoi vous stimuler à vous insérer, économiquement parlant…

Les CDD ont, faut bien le dire, de grandes aspirations : qui veut bosser les 4 années qui lui restent pour cumuler des points suffisants et prendre sa retraite – de toute façon les entreprises n’en veulent plus, elles lui font comprendre – qui veut se reconvertir et apprendre un métier, qui veut se planquer, qui veut un salaire récurent, acceptant avec fatalisme la précarité de longue durée, mais y trouvant son compte car le conjoint/la conjointe a « une bonne situation », qui veut s’impliquer dans un emploi qui, quelque part, le motive. Et pi y a des avantages à bosser dans cette boite. Tous me l’ont dit : « le CDI si on nous le propose, on le prend ! », « c’est le rêve ! », « ca me sauverait »… Etrange armée, en vérité, disparate en termes d’âge, de sexe, voire de classes sociales et de situations matérielles. Diversité, diversité, quand tu nous tiens… Malheureusement, cette notion tant vantée et invoquée par nos bien-pensants, on la retrouve plus souvent du côté de la précarité et de l’échec. Peut-être les catégories d’inclus et d’exclus, que certains spécialistes des sciences sociales et certains journalistes utilisent, devraient-elles laisser la place à des distinctions plus subtiles, notamment entre les différentes catégories de précaires et ceux qui occupent un emploi stable, entre les « planqués » et les exploités, tout cela sur fond d’éclatement des situations que les clivages en termes d’âge, de sexe et de classes sociales ne recoupent qu’imparfaitement, voire plus du tout.

Cette armée  de CDD est d’ailleurs une armée sans soldat, car même agacés et révoltés par leur sort, ils ne sont pas encore vraiment organisés pour défendre leur cause, ou bien seulement ponctuellement ou localement. L’individualisme et l’isolement s’avèrent plutôt la règle chez eux.

Des éléments de conscience de classe ou, plus précisément, de condition sociale commune dans la boite, voire à l’échelle de toute la société, commencent à poindre chez une bonne partie d’entre eux cependant. Ainsi, lors de ma récente formation, à la cantoche le midi et durant la pause cigarette (j’y ai participé bien qu’étant non fumeur), les langues se sont déliées. Des langues de vipère. Dieu qu’il était bon de mordre et de cracher le venin de la révolte. C’est dans la jugulaire qu’il faut viser !, que je pensais à ce moment précis. L’attaque n’en sera que plus foudroyante. Les CDD que nous sommes nous disions ainsi outrés de voir les CDI se plaindre, les biens payés grâce à leur ancienneté râler et les profiteurs du système saccager leur travail, celui des autres et l’image de la boite, tandis que la direction générale ou locale et les syndicats laissaient faire. Certes, ce sont les mêmes CDD critiqueurs qui baratinaient le formateur pour finir plus tôt le soir et se renseignaient aussi sur les avantages que la boite pouvait leur offrir – attention mes petits, car la facilité et l’abus de prérogatives nuisent gravement à la santé  morale – mais les raisons de leur critique n’en restaient pas moins pertinentes.

« Quand je vois comme je bosse bien, j’arrive à l’heure, je ne me mets pas en maladie et je respecte mon public, etc., et quand je vois ce que font certains de mes collègues en CDI, je me dis que je pourrais bien prendre leur place », dit l’une d’entre nous.

« Ici les gens font à peu près ce qu’ils veulent, ils ont de bonnes conditions de travail dans l’ensemble, d’accord c’est pas toujours facile, mais j’ai connu pire ailleurs. Ils ne se rendent même plus compte de ce que le marché du travail est devenu et comme on galère, alors qu’ils sont censés bien le connaître », lance une autre.

« J’ai de la chance, je suis tombé dans une bonne agence et avec une bonne équipe, je fais des trucs intéressants, mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Y a des endroits où ils abusent avec les CDD. »

« Moi ce qui me frappe c’est l’absentéisme, il faut refaire le planning plusieurs fois par semaine, certains appellent le matin pour dire qu’ils ne viendront pas, d’autres désertent leurs rendez-vous avec le public et les collègues le savent… ».

Etc., etc. Les témoignages allaient bon train sur les abus constatés de ceux qui voulaient se faire exempter d’accueil ou dont l’incurie (volontaire ou non) retombait sur les collègues. « Le pire ce sont ceux au même poste depuis très longtemps et qui ont bénéficié d’un bon statut et de tous les avantages, ils ne veulent faire aucun effort, le public doit être à leur service ! Un copain fonctionnaire me raconte la même chose ! », m’exclamais-je à mon tour. Fallait bien, mes amis, que j’en balance une salée…

Le malheur des uns et le bonheur des autres (partie 1)

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L’a les yeux qui commenceraient presque à rougir Ate le kabyle, ainsi qu’il aime à s’appeler parfois en plaisantant sur son origine. Il retient son émotion qui ne demande que çà de jaillir. Moi, penaud, je le laisse ravaler le tout. Il est un peu comme dans un soir de sacrée cuite. Vous voyez ce que je veux dire, quand on s’avère sur le point de vomir son alcool. On sent le truc venir, mais vomir on ne veut pas. Alors on serre les dents et on ravale avec un hoquet le liquide aigre. On le digère finalement, on s’habitude à la tête qui tourne encore et encore, puis on plonge dans le sommeil comme une enclume jetée dans une mer noire. Sa femme et ses deux mômes le consoleront ce soir que je me dis.

Ate, l’a appris qu’on ne lui renouvellerait pas son CDD de 7 mois. Sale nouvelle. Pour moi et Eve également, car il est possible que le même sort nous subissions dans un avenir proche. Eve c’est l’un des 4 CDD avec Ate, Nad et votre serviteur qui voudrait bien manier la plume comme on manie un glaive. Taillée comme un grand cheval, masculine, assez dure de caractère, elle s’accroche à ce job, Eve. Faut dire qu’elle a encore les traites de sa maison en banlieue à payer et deux adolescents à faire vivre, même si son mari ramène un très bon salaire. « J’avais un poste à responsabilité auparavant. J’ai beaucoup travaillé. Mais à mon âge, 45 ans, qui voudra m’embaucher ? Même en reprenant les études et en faisant un master, je n’ai pas trouvé, hormis ici ! », m’a-t-elle dit une fois.

Laissons Eve de côté et revenons à Ate. Il s’y voyait déjà pendant au moins un an. La DRH du grand immeuble d’où tout provient l’avait augmenté ce mois-ci. D’après certains ouï-dire ses boites d’archives auraient fait l’objet d’un contrôle. Etant donné qu’il est soigneux et productif, il le percevait comme un signe de reconnaissance pour son travail. Obtenir un CDI, même si cela reste improbable – on ne cesse de nous le répéter là où je bosse : le temps béni des embauches faciles est révolu les petits amis car la DRH ne veut plus – il y pensait suffisamment fort pour que ces arrières pensées suintent à travers ses paroles.

Chez les CDD on se faisait une raison, mais le cœur est resté le plus fort. L’espoir, en vérité, ca a tout d’une maladie incurable. Un peu comme de l’herpès. Ca résiste à tout et ca revient de temps à autre vous rappeler son existence désagréable. On a beau savoir que les chances sont faibles on y croit. Moi aussi j’y ai cru un brin. Je me disais en moi-même : pas mal finalement ce job, même si peu payé en CDD ! On apprend des trucs, on est dans l’opérationnel, on répond à des gens, on traite des dossiers, etc. Et pi, surtout, y a pas de masturbation « intellectuelle » faussement sérieuse à vendre. En bref, dans le fond, on y croyait tous, portés par un léger mais persistant espoir sucré. Celui de se fixer quelque part après des déboires professionnels et d’évoluer à terme comme les autres, vers un meilleur salaire et une vie sécurisée, en évitant si possible les emplois « marche ou crêve » ou si peu rassurants. Dans un pays riche et longtemps gâté, qui cependant se précarise, le « marche ou crêve » ou le travail jusqu’à « pas d’heure » sont de plus en plus mal vécus. Mieux vaut les laisser à d’autres si possible…  

Nad, trentenaire depuis peu, peintes aux couleurs des Comores, d’où viennent ses parents, elle a même pleuré à l’annonce du verdict… Elle aussi va sauter sur une mine.  Pour cette banlieusarde, qui vient de louer par miracle un appartement bon marché à Paris, et travaillait auparavant comme assistante commerciale, le coup fut rude au moment de l’annonce. Assise face à son directeur, elle n’a guère eu de mal à s’imaginer pointer au guichet, cette fois-ci devant, pour faire valoir ses pauvres droits au chômage. Heureusement, une entreprise d’intérim vient de la rappeler pour lui proposer un CDD plus long et mieux rémunéré. Quant à Ate, son beau mariage lui permet de sauver tous ses meubles. Sa femme vient, en effet, d’une famille très aisée et de gauche. La belle famille a du patrimoine et de l’amour à revendre pour la fi-fille, le gendre et les petits rejetons. Pourtant, l’a quand même pris une claque. Ses hautes études ne l’ont pour le moment mené à rien, car les sciences humaines, finalement, ca mène à pas grand-chose sinon à la précarité. Et avec l’âge, 45 ans, il a besoin d’une perspective professionnelle, comme tout le monde. Si même les familles de bobos commencent à être touchées, sacré vingt Dieux, où allons-nous !

Dès la nouvelle connue, le personnel a tiqué. Ce fut l’embarras et la surprise presque générales. Le directeur envoya un mail à la DRH en espérant la faire changer d’avis. En vain jusqu’à présent. Certes, l’obtention d’un CDI, mieux valait ne pas trop l’espérer, et les titulaires s’en désolaient sincèrement – cela ne leur coûte rien de souhaiter le meilleur pour les autres. M’enfin, on ne sait jamais, accrochez-vous quand même les amis. En revanche, mettre fin à un CDD dès le premier terme, ca, on vous l’assure, on ne l’a jamais vu, sauf pour les très mauvais. Une première ! Une innovation du nouveau grand big boss de la boite ! A moins que ce ne soit les 1000 contrats soudainement embauchés, suite à une annonce électorale récente de Sarkozy, qui ont précipité la cohorte des précaires en poste depuis près de 7 mois vers la sortie. Un rééquilibrage budgétaire escamoté, en quelque sorte. Ou bien peut-être s’agit-il seulement d’une fin de contrat liée à un remplacement ? Les motifs d’embauche sont, effectivement, variables : remplacement ou accroissement temporaire d’activité, bien que concrètement on ne voit guère la différence. Or, une erreur de la DRH dans la rédaction des contrats pouvait être fatale. Qui sait ? Rien ne sert de spéculer en vain. Les CDD, eux, ce qu’ils savent, c’est qu’ils ont boulonné. Très souvent envoyés en première ligne, c’est-à-dire au contact du public – ce dont une partie des titulaires essaient de se faire exempter (en usant de certificats médicaux) – les heures supplémentaires ne leur ont pas non plus fait peur. Faut bien s’investir, rendre des services et mettre, grâce à quelques heures en plus, du « beurre dans les épinards ». La tentative du directeur pour les prolonger malgré tout a presque quelque chose de pathétique. Les uns s’accrochent à des emplois précaires mal payés, mais dans lesquels ils placent leurs espoirs car une fois titularisés ils auront un job convenable et non dénué d’avantages (horaires, sécurité de l’emploi, primes, etc.) ; les autres, « heureux » titulaires, estiment que les CDD sont utiles et qu’il faut les garder. Au fond, le « on a besoin de vous » se comprend facilement quand on sait que les précaires pallient souvent les absences des titulaires et tiennent leur place au front malgré leur manque d’ancienneté. De toute façon, il n’est pas impossible que licenciés ce jour, ils soient ultérieurement repris… en CDD.

Les précaires, en fait, on en trouve de 3 sortes. D’abord, y a ceux qui bossent au début avec zèle pour se planquer une fois la titularisation acquise. Ceux-là ont bien appris la leçon de certains de leurs aînés ou de ceux qui les ont précédés. Après tout, l’éducation ca passe par l’exemple que l’on donne. D’où, peut-être aussi, la réticence de la DRH à effectuer de nouvelles embauches à long terme, hormis pour les petits copains de gens importants ou bien placés dans la boite. Ensuite, y a les bosseurs, qui généralement le resteront. Et pi enfin y a ceux qui n’attendent rien, sinon de terminer leur temps précaire. « Pauvre » Ate, « pauvre » Nad, je les classais plutôt parmi les bosseurs qui le resteront.

Je sirote un pastis. Assis dans un bar avec un collègue titulaire, Nic, j’attends l’heure pour visiter une expo où y aura rien que du beau monde tout beau et tout propre avec de la classe en plus. Il m’a invité. C’est gratuit. Les hasards de la vie font qu’il connaît l’organisateur de l’événement. Un réalisateur de films qui fait dans la gouache à ses heures perdues, de l’art contemporain paraît-il. On discute de ce qui vient de se passer ce jour-là – le non renouvellement des CDD – avant d’aller jouer les faux-mondains au milieu des tableaux. Il se demande pourquoi ce brusque coup d’arrêt. La vérité, seule la DRH et les dirigeants la connaissent. Je lui dis, cependant, combien je suis choqué par la manière dont les titulaires profitent de la situation. Au fond, les CDD assurent une partie du sale boulot. Et puis il y a un vrai problème de productivité et d’absentéisme chez certains titulaires, là où je bosse, mais ailleurs aussi. On se croirait à l’école buissonnière ! On voit des titulaires « sécher » le travail comme les collégiens ou les lycéens « sèchent » les cours dans les quartiers populaires, avec des excuses bidons (qui appelle le matin, qui envoie un SMS ou bien un mail, à la dernière minute, etc.). Tout cela coûte de l’argent, sans parler des avantages indus, des emplois « fictifs » au siège social, du genre chargé de mission de ceci, de cela ou de ceci-cela, de la sous-traitance des problèmes internes à des cabinets de consultant avides, et des dispositifs de travail compliqués dont l’efficacité reste discutable. Nic le reconnaît volontiers. Il sait sa chance d’être là et bien payé, même s’il râle souvent pour pas grand chose… comme tout titulaire qui se respecte.

Le malheur des uns et le bonheur des autres (partie 2)

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On entre dans la galerie. Un lieu avec des pseudo-briques sur le sol. En bois peint et vernis. Un grand patio avec un étage donne à l’ensemble de la pièce un air majestueux. La nuit dehors, la lumière artificielle et les couleurs criantes des tableaux, exposés sur les murs blancs, lui confèrent aussi une ambiance certaine qui bruisse des commentaires des visiteurs venus pour se montrer autant que pour voir. Moi, l’art contemporain j’aime pas ! Je manque de sensibilité à ce niveau. J’ai cette sale impression que c’est du pur « foutage » de gueule ou bien une sorte de salmigondis pictural prétentieux et prétexte à des épanchements égotiques sans intérêt de la part des auteurs et du public. Ma nièce adorable de 7 ans pourrait faire aussi bien sur la toile ! On ne saurait être plus hostile. Mais bon, que voulez-vous, à chacun ses goûts et ses couleurs en matière artistique. Heureusement, il y a comme un soleil dans les bouteilles de vin blanc pétillant italien et sur les petits fours…

Le public est très bourgeois. Des hommes, des femmes, en costume ou bien en jeans, soit dans un style décontracté, voire un peu « branché », déambulent et discutent. Ce qui me frappe chez les femmes tirées à 4 épingles c’est d’abord leur taille. Pour un petit méditerranéen comme moi, ca paraît logique. Mais là, vraiment, je me sens entouré par de grandes perches. Les chaussures avec des talons de 10 cm semblent très à la mode, surtout chez les jeunes. Peut-être est-ce l’époque qui le veut ? Il faut être grand, au-dessus des autres ou à leur niveau s’ils sont grands. Leur minceur prononcée m’interpelle également – pas pour toutes bien sûr – car en général ce sont les formes qui m’attirent chez les femmes. Il me faut quelque chose à saisir, à pétrir, etc. Or, là, rien de ce qui me plaît. Pas de bol. Le comble de l’élégance et de l’esthétique féminine semble être la grandeur, ainsi qu’une minceur dans le genre porte manteau, le tout empaqueté dans une posture amidonnée.

Mon collègue de travail croise un ami d’enfance. Un publiciste. Un type intelligent, sympa. Fils d’un antiquaire. Il gagnerait entre 10 000 et 15 000 euros par mois et vivrait le plus clair de son temps à Ibiza. Il est venu pour faire plaisir à l’auteur, un ami, autant que pour les relations publiques. Ce genre d’endroit s’avère propice pour prendre contact, se rappeler à un ancien client ou bien pour laisser sa carte. Lui-même le reconnaît lorsque je le lui fais remarquer avec humour. « Tu vois ce type accompagné de sa femme avec qui je viens de parler, il est directeur commercial dans une grande boite. Je vais prendre leur fille en stage pour qu’elle voit le métier de publiciste. Ca pourra servir pour plus tard. Et puis il m’a rendu des services, j’ai déjà travaillé avec lui », me dit-il à un moment. Un peu plus tard il converse avec une femme, quadra, elle aussi dans la publicité. La même qui trouve que dans les toiles, il y a quelque chose de fort (je viens de lui expliquer que je n’aime pas du tout). Echange de cartes de visite. Elle s’en va. « Tu te souviens d’elle ? », demande le publiciste à son ami Nic. « Elle m’avait touché les c……. à cette fameuse soirée. Je la déteste. Elle est d’un sans gêne. Mais bon, c’est pour le business alors. » L’art des relations publiques permanentes c’est ce qui m’impressionne le plus chez les classes supérieures. A chaque fois que je me suis retrouvé par hasard au milieu d’elles, je l’ai vu à l’œuvre cet art de la sociabilité stratégique. Dans la vie, il n’y a pas beaucoup de relations sociales désintéressées. Mais là, tout est prétexte à joindre l’utile à l’agréable et à rencontrer des gens, utiles eux-aussi ou susceptibles de le devenir, à l’occasion d’événements organisés, un peu comme on placerait ses pions sur le tablier d’un jeu de Go.

Deux photographes de mode nous rejoignent. Cheveux hirsutes pour l’un, calme comme un homme qui marche au ralenti, cigarette électronique métallisée au bec pour l’autre. La mère ou la belle mère du premier a mis le lieu à la disposition de l’artiste. Le second explique dans le détail le principe de sa cigarette électronique ramenée des USA, en tirant des bouffées de plaisir dessus. Il a une idée en tête à ce sujet, un business à lancer, il ne peut pas nous en parler pour l’instant sauf quand il s’agira de lui acheter son produit. Ce gadget l’enthousiasme beaucoup. Pensez-donc, le plaisir de fumer en ménageant ses poumons ! Ahahah… jouir des plaisirs de la vie sans risquer sa santé et ce malgré les abus, quel bonheur ! Et pi si on peut faire de l’argent avec en plus de cela…

Ca palabre, comme entre copains qui se retrouvent. Le publiciste montre à Nic sur son I-phone une photo de sa dernière Mercédès, tandis que le photographe amateur de volutes « électroniques » parle de son découvert de 6 000 euros et de son prochain voyage à Zanzibar au service d’un client me semble-t-il. Au fond c’est facile, me dis-je, d’apprendre des choses sur ces gens. Suffit de les questionner et de les écouter, voire de flatter leur ego que la réussite matérielle a parfois gonflé comme un ballon à l’hélium. Ceux qui réussissent et ont de l’argent aiment à en jouir publiquement. Ils parlent volontiers de ce qu’ils possèdent, de leur réussite et de leurs plaisirs dès lors qu’ils se retrouvent dans un lieu protégé. Chacun agite son jouet.

Cela me rappelle, mais dans un autre genre, ce que m’avait expliqué une fois une femme qui avait passé sa vie au service de gens riches. Elle me parlait d’une grande bourgeoise qui au départ ne lui adressait pas la parole : « Elle m’ignorait. Et puis un jour j’ai eu à l’écouter par rapport à certains de ses problèmes. Depuis, elle m’apprécie. Elle me trouve très intelligente, elle me l’a dit. Dans ce milieu, ils vous trouvent intelligent parce que vous les écoutez. »  

L’auteur, dont la barbe me fait penser à celle du sculpteur marseillais César, paraît, de son côté, content. Le monde est là et 2 toiles se sont vendues. Le prix des tableaux oscille grosso modo entre 2 000  et 8 000 euros. Bigre ! Ce n’est certainement pas avec un salaire de CDD, 1 200/1 300 euros nets par mois, que l’on pourrait s’offrir ses œuvres. Un grand type l’interpelle. S’ensuit un bref échange, puis l’auteur invite son interlocuteur à monter : « Faut venir à l’étage, y a des trucs très forts. » Le réseau des connaissances, ca ne vous assure pas seulement la notoriété, ca vous achète aussi ce que vous faîtes. Les riches font vivre les riches… et les moins riches, voire les beaucoup moins riches, à travers une industrie culturelle spécifique qui n’est certes pas accessible financièrement parlant à tous.

Drôle de journée finalement. Après le blues des CDD très probablement virés, la joie de ceux à qui tout réussi. Les potes de Nic, en quittant l’expo et une fois leur joint fumé, ils iront festoyer jusqu’à 2 heures du mat’. La crise, en vérité, ca n’a pas vraiment le même sens pour tout le monde.

Journal de Christobal: Quand les migrants parlent des migrants

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Fin de journée. J’ai la tête vidée comme œuf creux. Recevoir du monde au guichet ca finit par faire de vous un automate. Et puis les prises de bec ponctuelles et les explications ressassées, ca fatigue nerveusement. Je décide d’aller faire quelques barres au petit parc. Histoire de m’oxygéner un brin. Un jeune gars sautille, s’accroche parfois aux barres et jette maladroitement ses jambes en l’air pour donner des coups de pieds. En T-shirt qu’il est vêtu le bougre. L’a posé son blouson plus loin. Il fait froid pourtant. Il ne suit aucun programme d’entrainement et ne connaît des arts martiaux que ce qu’il a vu faire par de vrais pratiquants. Il me fait penser à un jeune chiot fougueux qui dépense son énergie par des bonds désordonnés, de brusques ruades et des chorégraphies sans nom. Entre deux phases de congestion musculaire je lui adresse la parole. C’est un Afghan. Un Tadjik d’Afghanistan pour tout dire. Il parle le dari (persan) et se débrouille plutôt bien en français. Il dit avoir 18 ans, mais fait bien plus que son âge, comme tous les migrants afghans que j’ai déjà croisés. Je le questionne sur son parcours, ce qu’il fait à Paris, etc.

Moi, les gens qui viennent de loin, dorment dans la rue ou dans des hôtels miteux, ca m’a toujours intéressé. Il y a, dans une ville comme Paris, en bas de chez soi, tout un monde qu’on ignore souvent. Il suffit pourtant d’être un peu attentif, par-delà nos routines ordinaires, pour découvrir que la vie sociale est comme une poupée en gigogne. Imaginez que vous marchez dans un jardin. Sous vos pieds, il y a un univers infiniment petit qui grouille. Des espèces animales et végétales coexistent, coopèrent et se tuent, tandis que la nature opère. Mais vous n’en savez rien. Enfin, je veux dire, vous êtes conscient que tout cela existe, mais vous n’en voyez jamais rien, à moins de vous arrêter un instant, une loupe à la main. Faut une sacrée curiosité pour ça. Dans la rue, c’est un peu la même chose, et derrière les façades des immeubles également. Ceux qui ont lu La vie, mode d’emploi de Georges Perec savent de quoi je veux parler.

Le jeune Afghan, il discute de sport, il s’efforce de maigrir et souhaite endurcir ses abdos. Il dit aimer le Tae kwon do, un art martial d’origine coréenne. Ce fut, d’ailleurs, le premier art de castagne que je pratiquais adolescent. La boxe suivit plus tard… Il me parle aussi de la demande d’asile. Il vient d’avoir sa majorité. Que faire ? Il sollicite quelques conseils. Est-ce que l’asile ca vaut le coup ? Qu’est-ce que ca apporte ? Etc. Il connaît Bordeaux et à vécu un temps là-bas, depuis son arrivée en France. Mais Paris, c’est nouveau pour lui, apparemment. La discussion ronronne, seulement interrompue par l’exercice. Et puis soudain, ces quelques phrases, lâchées tranquillement :

–        Tu es Français ?

–        Oui. Je suis né ici.

Un ange passe très vite. Faut dire que juste avant un rebeu et un jeune franco-asiatique s’entraînaient en sa présence. Ils se sont, d’ailleurs, dit au revoir. Une politesse de sportifs. Mais il vérifie malgré tout à qui il a affaire. Sait-on jamais. Il s’assure que le p’tit brun avec le teint un peu hâlé en face de lui, c’est-à-dire moi, ne vient pas d’un autre pays (les gènes espagnols et pieds-noirs, ca laisse quelques trâces morphologiques, même si l’on est frenchie).

–        Paris j’aime pas. Y a trop d’étrangers. Des Noirs, des Maghrébins, des Chinois… Y a pas de Français ici. J’aime bien la province pour çà. Y a des Français. Et puis en province la vie est plus tranquille.

A chacun sa carte postale.

–        Et l’asile tu vas le demander ?

–        Oui. Qu’est-ce qui se passe si on n’a pas l’asile ?

–        (Cette question m’étonne). En théorie tu dois quitter la France.

–        Ca sert à rien alors de rester 2 ans en France pour repartir ensuite. Je préfère qu’on me dise non de suite. Ailleurs, c’est plus rapide, t’attends pas comme ça. D’autres Afghans m’ont expliqué.

Il finit par me saluer. Je termine ma séance de sport et je traverse la rue pour m’en jeter un p’tit dans le gosier. Après l’effort, le réconfort. Dans le bistrot un peu rétro où je pose mes fesses, il fait bon vivre. La lumière et les nappes à carreaux font très vieille France. Ca c’est un truc pour les touristes, en plus des gens du quartier, que je pense. Un sympathique attrape-flâneurs ou un miroir aux émissaires des guides de voyage qui distribuent les bons points et font la réputation d’une adresse. Pourtant, le bar se veut discret. En bref, c’est un endroit qui fait son beurre sans être envahi par des êtres venus d’ailleurs photographier tout ce qui bouge.

Je goûte une liqueur de prune. Faut c’qui faut ! Suis pas là pour faire la mauviette, même si cela ne se marie guère avec le sport. Du sang vietnamien, cambodgien et thaïlandais coule dans les veines du serveur né en France. Quant au cuisinier, il est bengali. On taille une bavette, avant qu’il ne cuisine de nouveau pour les clients. On parle de la demande d’asile. Lui aussi tient un discours cauchemardesque pour les antiracistes et les défenseurs d’une France terre d’asile. Son français s’avère très approximatif, mais malgré la liqueur de prune je m’accroche.

« Les Bengalis ils demandent l’asile, mais personne n’a là-bas de problème. Ils viennent juste pour bosser. Faut de l’argent pour arriver jusqu’ici. Ce sont les riches qui viennent et ils travaillent pour rembourser. »

Bigre, il ne fait pas dans la dentelle, le jeune gars, que je me dis.

« Ils restent 5 ans, 10 ans, et puis ils rentrent au pays. L’asile en France ca dure. C’est pour cela qu’ils viennent. Après l’Ofpra, y a la CNDA. Et puis après y a encore un recours possible[1]. Ils continuent pour gagner du temps et pour l’argent de l’allocation[2]. Mais bientôt ca c’est fini! »

Intéressé, je le questionne sur lui-même. Sa femme est française. Il a un enfant ou bien ca va se faire bientôt, je ne sais plus. Arrivé il y a 2-3 ans, il pense s’établir du fait de sa situation maritale. Pour lui, les Bengalis débarquent à Paris parce qu’ils peuvent facilement y rester (« y a pas de contrôle ! ») et parce que l’expérience professionnelle acquise en France leur apporte un certain prestige de retour au pays.

« Sarkozy, il est mal vu ici, mais il a raison pour l’immigration. Quand je vois ce qui se passe et que les Français ils ont du mal à avoir du travail, je me dis : la France elle est folle ! Si ca continue, la France elle va devenir comme l’Espagne, l’Italie, la Grèce. Y aura plus de travail. Les Français y resteront dehors. »

Dans le fond, je trouve ca rigolo de voir comme les migrants parlent différemment quand on n’a pas l’étiquette d’un travailleur social. Cela m’évoque même quelques souvenirs infantiles. Votre mère vous amène chez le docteur, car de nos jours, et même de mon temps, à savoir il n’y a pas si longtemps, une bonne mère vous emmène forcément chez le docteur pour un oui, pour un non. Mieux vaut mourir d’une overdose de cachets que d’attraper une mauvaise grippe ! Enfin, bref, vous vous retrouvez là, penaud, devant le toubib. Pourtant, il y a un quart d’heure seulement, c’était la dévastation nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki confondues dans votre pauvre ventre souffrant. Mais là, va savoir pourquoi, vous vous sentez beaucoup mieux. Alors, le docteur Knock, il vous ausculte. Forcément, pour ne pas avoir l’air trop con vous faîtes « ouille ! », plus que vous n’avez réellement mal. Il arrive même que l’Hippocrate médecin ne soit pas vraiment dupe. Vous le devinez. Entre comédiens, de toute façon, on finit toujours par s’entendre. Du moment que cela rassure la gentille maman, que faudrait-il de plus ?

Mais revenons à nos migrants. Certes, l’immigration ca ne se résume pas à quelques propos ou points de vue évoqués par quelques isolés et dont on ne connaît pas vraiment, d’ailleurs, les intentions cachées. C’est bien plutôt une variété de situations, dont certaines versent dans la précarité ou la tragédie, et d’opinions qui peuvent changer au fil du temps chez les principaux intéressés. En outre, si certains feraient pâlir, par leurs propos, ceux qui pensent bien – les bonnes gens des temps modernes – d’autres tiennent le discours revendicatif en vogue des ex colonisés qui estiment que la France leur doit tout et s’avère l’unique responsable de leurs malheurs.

Finalement, je me dis que j’en apprends plus sur les questions migratoires dans la rue que de la bouche de certains experts ou professionnels quotidiennement en contact avec les migrants.

Je me lève de mon tabouret. J’ai pas sur moi l’argent pour un autre verre. Un instant auparavant, un sympathique Tamoul est entré avec un visage souriant. Il vend des roses rouges à l’unité. Malheureusement pour lui, il n’y a pas, ce soir, de couples et de dîners romantiques.


[1] Après un rejet de l’appel par la Cour nationale du droit d’asile, il est possible de demander un réexamen du dossier. Il faut cependant apporter des éléments nouveaux. Cela n’est donc pas systématique, ni hyper fréquent, contrairement à la procédure d’appel suite au rejet de la demande d’asile par l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides. La procédure lambda (première décision + appel) dure souvent entre une et deux années. Parfois plus, bien plus… Personnellement, je vois souvent passer à mon guichet des personnes venues réclamer, une fois les recours épuisés, une attestation spécifique pour déposer une demande d’aide médicale d’Etat (réservée notamment aux « sans papiers »). Ceux-là, en situation irrégulière, ne partiront pas.

[2] Allocation temporaire d’attente dont bénéficient les demandeurs d’asile non pris en charge dans des centres d’accueil pour demandeurs d’asile, le temps que leur demande d’asile soit traitée (jusqu’au rejet final). A noter que depuis peu le Bengladesh est considéré comme un pays sûr, autrement dit les Bengalis font désormais l’objet d’une procédure de traitement et de rejet accélérée par l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides. Cette nouveauté est censée raccourcir la durée de la demande d’asile et donc de perception de l’ATA.

Journal de Christobal: Les Chinois, les Bengalis, etc., et nous, et nous et nous…

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« C’est bon ? », « Mèçi ! ». Sont drôles les Chinois arrivés de leur bled quand je les reçois et qu’ils me jettent au visage quelques mots en français mal articulés. Là où je taffe en ce moment, j’en vois passer par wagon entier. Venus en France officiellement pour demander l’asile. Dans les faits, la plupart travaillent et/ou rejoignent de la famille. La diaspora a ses réseaux que la raison… et l’Etat n’ignorent pas. Je me contente d’actualiser leur situation et de prendre les justificatifs nécessaires à l’obtention d’une allocation spécifique, d’environ 320 euros par mois, qu’ils percevront le temps que leur demande d’asile soit traitée (y compris en appel). Une sorte de travail à la chaine pour moi. Les demandeurs d’asile défilent à mon comptoir comme de la marchandise, avec des questions et des gestes répétitifs auxquels je réponds de manière très souvent stéréotypée. Voilà ce que je fais toute la journée, en plus de manipulations informatiques codifiées.

Les Chinois, y parlent pas ou très peu. Ils contestent rarement, même quand des collègues impatients les engueulent ou leur donnent des réponses qui ne les satisfont pas. Ils sourient plutôt, bredouillent parfois quelques mots et tendent leurs papiers. Beaucoup ne comprennent pas vraiment ce que je fais. Faut être vigilant. J’en ai vu s’en aller avant que j’ai pu leur rendre leurs documents ou bien avant que je ne leur remette en main propre l’attestation qu’ils sont venus chercher. Ceux-là ne savent pas vraiment pourquoi ils viennent me voir, sinon pour s’acquitter de mystérieuses formalités administratives permettant le versement d’une allocation et l’obtention d’une couverture médicale (CMU ou AME lorsqu’ils se retrouvent en situation irrégulière sur le sol français). Y en a de toutes les sortes. Jeunes, vieux, hommes, femmes, couples. Des visages lisses comme de la cire et des faces burinées. Des jeunes femmes, dont la tenue aguicheuse et le maquillage laissent à penser qu’on les retrouvera sur les trottoirs de Belleville ou dans quelque salon de massage plus ou moins interlope ; des gens miteux, qui sentent la mauvaise hygiène et les conditions de vie précaires, complètement paumés, limite apeurés et abrutis, venus de coins perdus de l’empire du milieu ; de fraîches jeunes filles et des jeunes hommes propres sur eux ; ou bien encore de probables grands-parents qui se présentent accompagnés… La plupart sont domiciliés auprès de la même association. Fondée par un Chinois paraît-il. La seule à Paris qui fait payer aux migrants, chinois et autres, l’adresse postale et la réception du courrier. La diaspora a le sens des affaires.

La demande d’asile en France, actuellement elle concerne beaucoup les Chinois et les Bengalis, même si les Africains et les Russes s’avèrent également nombreux. Suffit, d’ailleurs, de regarder les chiffres de l’OFPRA pour s’en faire une idée. Les Chinois sont quasi assurés de ne jamais être reconnus réfugié. Pourtant, ils viennent quand même. Les Bengalis aussi. Z’ont beaucoup plus de chance, ces derniers en revanche, d’obtenir le sésame de l’asile politique. Mais, tout comme leurs frères migrants asiatiques, ils sont là pour bosser. Ils sentent parfois fortement le poulet tandoori. Le travail en cuisine ca laisse des traces odorantes, surtout les épices, si on n’a pas eu le temps de prendre une douche. Je le sais, ma mère elle a bossé 25 ans en cuisine à s’y casser l’échine. Je me rappelle encore les odeurs quand elle arrivait à la maison et m’embrassait. Comme la madeleine de Proust, ca favorise les réminiscences. En moins poétique cependant.

Qu’est-ce qu’ils baratinent les Bengalis ! De vrais anxieux, de vrais marchands de tapis. Il faut leur répéter plusieurs fois la même chose. Ils veulent des photocopies pour tout. Ils insistent. Avec eux on peut parler en anglais, en mauvais anglais je veux dire (le mien comme le leur). Souvent quand ils me tendent leur récépissé de titre de séjour, j’y lis les commentaires de la police ou de la gendarmerie : « vendeur à la sauvette, pris le… ». Enfin, pas tous. Ils ne se font pas avoir à chaque fois. Et pi y a la restauration où les contrôles sont moins fréquents. Mais pour les récidivistes, les commentaires peuvent être acerbes : « Penser à le buter ! ». Pas toujours très sympathiques les flics.

Au fond, l’allocation temporaire d’attente (ATA), dont bénéficient les demandeurs d’asile en stand by et non pris en charge dans des centres d’hébergement spécifiques (en fait, les plus nombreux), c’est un peu le RMI, ou plutôt le RSA, du tiers monde et des pays émergents. Un tribut que la France paie à la mondialisation et aussi à la misère étrangère venue tenter sa chance avec un système relativement généreux. Ca lui coûte quelques dizaines de millions d’euros par an (une cinquantaine en 2008 par exemple). Y a pire comme dépense. M’enfin ca n’est pas rien non plus[1]. Bien sûr, des raisons politiques à la fuite vers la France, sans doute il y en a aussi. Pas facile, pour autant, de faire la part des choses. Quand on voit défiler des gens, en provenance de tous les horizons, y compris des USA, d’Israël, du Brésil et même de Norvège, on finit par se poser des questions. Certes, ces cas sont exceptionnels. Reste que l’importance des Chinois et des Bengalis dans la demande d’asile ne se suffit pas d’une explication qui attribue à la dureté des régimes en place et des persécutions individualisées la venue au pays des droits de l’homme. Heureusement, cela fait vivre le monde associatif, ainsi qu’une certaine bureaucratie nationale et européenne. Y a pas que le travail au noir qui en profite. Faut bien des emplois publics ou subventionnés pour les classes moyennes ayant une formation juridique ou généraliste…

Dans notre beau pays, si fier de ses valeurs, l’exploitation de l’homme migrant par l’homme tout court, elle est bien réelle. On la devine sans peine. Là où je bosse, maintenant on reste sur nos gardes. On fait gaffe aux procurations pour les RIB. Trop de trafic, trop de « magouilles » comme disent mes collègues. Quand on cherche, on finit toujours par trouver. En cherchant bien on a trouvé des cas de personnes bénéficiant de multiples procurations, sur Paris et même dans le reste de la France. Un unique compte bancaire pour percevoir l’ATA des autres ! Des « rançonniers » au pays des chansonniers. Enfin, je veux dire des rançonneurs. Sans compter ceux qui louent leur boite aux lettres à leurs compatriotes. L’immigration ca paie toujours, ca rapporte, des petits profits comme des grands. Une partie du commerce chinois et bengali, voire tamoul, implanté en France fonctionne grâce à cette main d’œuvre venue d’ailleurs (vente au détail, à la sauvette, restauration, confection…).  Les patrons issus d’autres communautés sont aussi de la fête! Dans mon quartier, je connais au moins 2 commerçants, un Egyptien et un « Français bien de chez nous », qui emploient un migrant bengali ou tamoul pour 30 euros la journée de 10 heures… Une main d’œuvre subventionnée par l’ATA et le manque à gagner de l’URSSAF. Qui a dit qu’ici on décourage la libre entreprise![2]

« Pourquoi êtes-vous venu en France ? », que je demande un de ces jours à un sympathique Chinois. Il parlait un peu le français, cela me surprenait. Il est vrai que ce brave homme avait vécu plusieurs années en Afrique de l’Ouest. Du coup, la langue de Molière, il avait appris à la bredouiller au contact de la population locale francophone. Ce travailleur itinérant, au visage marqué, me répondit alors, un peu gêné : « Il y a beaucoup de monde en Chine. » Cette phrase claqua à mes oreilles comme un long fouet. Sur le point de crier « Eurêka ! » je fus même, tant elle me chamboula les neurones un bref instant. La Chine, future superpuissance, ne parvenait pas, en dépit d’un taux de croissance de 9% par an, à occuper toute sa main d’oeuvre pauvre. Qu’à cela ne tienne ! La diaspora y pourvoira et le reste du monde également ! L’interdépendance et l’hypocrisie réciproque entre les pays m’apparurent soudainement. J’en voyais les conséquences concrètes. Là, juste devant moi. Incarnées par cet homme dont le labeur avait durci la peau.

Les relations entre l’Occident et la Chine, c’est un peu comme le jeu de la barbichette. Je te tiens, tu me tiens, le premier de nous deux qui rira aura une tapette. Tandis que les Etats-Unis renflouent leur déficit budgétaire avec l’argent des Chinois, ces derniers vendent leurs produits manufacturés bon marché grâce à un yuan sous évalué et un coût de la main d’œuvre défiant toute concurrence… pour les pays riches. L’Europe et la France ne sont pas en reste. On achète aussi  leurs produits à bas prix, ayant renoncé à une partie de notre industrie, on aimerait qu’ils rachètent davantage de notre dette, et on accueille des flux importants de leurs ressortissants, dans une sorte de colonisation à l’envers (comme avec le reste de l’immigration). Ces Chinois de Chine font vivre et enrichissent, ainsi que je l’ai dit, une partie de la diaspora. Faut bien ça, non ? Un échange de bons procédés au sein d’une internationale des exploiteurs petits et grands, cyniques ou ignorants, avec ou sans (bonne) conscience. Nos grandes entreprises délocalisent en Chine et exigent des travailleurs locaux qu’ils triment comme des bêtes de somme pour leur plus grand profit à elles, tandis que la Chine exporte chez nous jusqu’à son surplus de main d’œuvre. Et pi on trouve toujours quelques avantages à cette instrumentalisation mutuelle. C’est lors d’une réunion collective avec le directeur adjoint de l’agence locale dans laquelle je travaille que je l’ai compris. Il évoquait des questions budgétaires. Paraît que toutes les fournitures commandées sont made in China car faut faire des économies. Marrant. Quand j’ai vu la direction régionale de la boite, c’est pas le mot « économie » qui m’est tout de suite venu à l’esprit. De même, quand j’ai appris l’existence d’un 14ème mois de salaire (soit, avec le 13ème mois, deux fois par an un double salaire) et la prise en charge à 100%  du salaire, sans délai de carence, des arrêts maladie – souvent répandus, voire prolongés, d’après ce que je vois et j’entends – grâce une généreuse convention collective, le mot « économie » ne s’est toujours pas imposé à moi. Si certains collègues, forts de leurs 10-15 ans d’ancienneté et d’un bon coefficient, ont obtenu un 14ème mois à près de 5000 euros, j’ose à peine imaginer ce qu’il en est pour les cadres avec de la bouteille et pour les dirigeants. Heureusement, le made in China est là pour rogner sur les dépenses excessives. Du haut de mon CDD mal payé, je respire. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui rira…


[1] Cela concerne la seule ATA. Estimer les dépenses liées directement à l’asile signifie, en effet, de prendre aussi en compte d’autres coûts: celui de l’hébergement dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile, celui de l’allocation que les personnes hébergées reçoivent en sus de leur prise en charge (moins élevée que l’ATA cependant), celui du traitement juridico-bureaucratique de l’asile et, enfin, celui de la couverture sociale.

[2] Certains migrants savent cependant se débrouiller; d’autant que les situations personnelles sont variées. Un Africain travaillait, par exemple, pour une entreprise de nettoyage et percevait mensuellement 1200 euros nets par mois. Avec l’ATA son revenu s’élevait ainsi à près de 1500 euros. L’équivalent du salaire médian en France. Quand il réalisa l’ampleur de sa bévue – révéler à un collègue sa situation – il devint agressif et plus jamais ne reparut. Le versement de son ATA fut bloqué.

Journal de Christobal: Les Indignés s’indignent

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Début novembre 2011 fallait bien que j’aille traîner mes guêtres du côté de l’indignation. Une manif’ était annoncée. Des Indignés occuperaient un lieu symbolique : le parvis de la Défense, le quartier des affaires parisien. Ce mouvement qui essaime un peu partout aux USA et en Europe mérite qu’on y jette un coup d’œil. Dans la vie, faudrait pas s’interdire de regarder ce qui se passe en dehors de son petit cocon. Non, vraiment, la curiosité est mon meilleur défaut. Un péché véniel, auquel je m’abandonne volontiers. Ou plutôt, la mouche du coche de ma tranquillité d’esprit et de ma bonne conscience, car à force d’être curieux on finit toujours par tomber sur quelque chose de déplaisant. Mais bon, un vice est un vice. Pas facile de s’en débarrasser.

Donc me voilà partie, en essayant, si possible, de laisser au boulot mes idées préconçues. J’arrive alors qu’il fait nuit déjà, faut dire que c’est l’autonome, la saison des ténèbres qui commencent à tomber sur le jour assez vite. La manif’ a commencé depuis un bon moment.

Une douzaine de cars de CRS et leurs hommes en bleu attendent, paisiblement, à 20 ou 30 mètres des manifestants. Moi j’en vois, des Indignés et des curieux, entre 300 et 500, mais certainement pas 1000. Une dizaine de tentes naines sont dressées. Leurs occupants comptent rester plusieurs jours. Comme à Wall Street.

Alors que je m’approche, un orateur enthousiaste, muni d’un porte-voix, évoque le chiffre de 1300 personnes : « Je ne suis pas bon en math, mais je vois environ… ». A ces mots je rigole. « L’est pas bon en math vraiment ! ». Dans le sud, d’où je viens, on est moqueur… A côté de moi, une femme renchérit le sourire aux lèvres : « Vraiment à la louche alors ! »

Y a des gens divers. Enfin presque. Le public est mélangé au niveau des âges et des sexes, mais les jeunes issus des classes moyennes, un peu bohèmes, héritiers des années 1960 avec leurs hippies, prédominent. On les reconnaît au style vestimentaire et à la chevelure. Z’ont un côté très fringues et babioles venues du monde entier sur eux. En revanche, y a pas vraiment de familles. Je trouve plutôt des isolés et des groupes. Au fond, la mouvance « altermondialiste » et « gauchiste » est, à vu de nez, surreprésentée. Bien sûr, je croise des curieux, comme moi, des journalistes aussi. En bref, tout cela me rappelle la fin des années 1990 et la contestation du G7.

Je baisse les yeux. Bingo ! V’la ti pas des messages sur un sol aussi bariolé et coloré que certains manifestants occupés à jouer de la musique. Des sortes de prières, des aphorismes, pour un monde meilleur : « L’amour peut tout », « changeons le monde », « il n’y a pas d’avenir sans paysans », « l’Amazonie », etc., et quelques sentences plus politiques comme : « A bas le capital », « libérer la Palestine »

Tout le monde peut écrire librement. C’est la démocratie du stylo ! A côté de moi, un gars se baisse et laisse sa marque sur une banderole : « Pour les enfants de la vie ». Une femme, qui fait plus de 40 ans, un peu hippie, un peu guindée également, glousse de satisfaction en voyant ca.

Je continue ma ballade. Sur le sol encore une inscription. Un truc anti Sarko, une allusion à la Rolex. Classique, me dis-je. Quelques panneaux, banderoles, délivrent des messages plus, comment dire, « politiques » : « La dette publique : une affaire rentable ! A qui profite le système », « consommer ne rend pas plus heureux », etc. Je ramasse un tract. Les organisateurs sont nommés (99%, Uncut, Les pas de noms, Les indignés de la Bastille, Démocratie réelle maintenant). Le texte dénonce le 1% qui décide pour tout le monde, l’oligarchie financière, et affirme qu’un nouveau monde reste possible, qu’il faut le bâtir.

Après la démocratie du stylo, la démocratie du micro. Les gens se succèdent pour dire un mot à un micro relié à un haut parleur tenu par un garçon. La foule est rassemblée sur les marches du parvis, ceux qui parlent au micro surplombent une bonne partie des manifestants. C’est pourtant vrai qu’y a un air d’agora dans tout ça !

Chacun y va de son message. Quand j’arrive dans la manif’, un Marocain parle de la monarchie autoritaire qui gouverne son pays. Je me dis que les révolutions arabes vont faire bouger l’autre côté de la méditerranée. Peut-être d’autres pays du Maghreb et du Machrek seront-ils concernés ? Tout le monde a cela en tête. Je me suis réjoui de ces révoltes. A présent je me pose la question : révolution ou contre-révolution ? L’avenir le dira, nous n’en sommes qu’au début. De toute façon l’histoire est en marche. Elle marche comme un géant, l’histoire, petits ou grands pas, souvent ca fait du dégât, les arbres et pierres s’envolent sur son passage.

Le maitre mot de la soirée : l’espoir ! Un patchwork qu’elle est cette messagerie collective. Chacun amène sa pièce rapportée. On a tous des choses à dire. Moi le premier. Mais les micros j’aime pas ça.

Une jeune fille s’écrie : «  j’ai 21 ans, j’veux pas payer pour les dettes laissées par les générations précédentes et les gouvernements qui se sont succédé! » Pendant ce temps, à coté de moi, une jeune femme parle de la dette française à une femme plus âgée. Le chiffre qu’elle donne sonne faux, je la reprends poliment, on a un bref échange courtois. Mon grain de sel toujours je mets partout…

Au micro, on s’indigne encore et encore. Une femme raconte que dans un immeuble près de chez elle un groupe de personnes, des étrangers (sans doute des clandestins, des squatteurs), ont été expulsés, que c’est terrible… Un jeune homme la suit et dit qu’il est heureux d’être là, « même si certaines personnes voudraient qu’ils ne soient pas là ! ». Je ris, je le raille gentiment auprès de mes voisins : « Qui? On veut des noms! ». A ma gauche, une dame d’un certain âge rit aussi: « oui, c’est un peu léger ». Le discours est plein d’enthousiasme… mais sans vraiment de slogan ou de message clair.

Un sud américain quinquagénaire ou sexagénaire (un Chilien) parle de mouvement qui commence, de révolution à venir, je pense à un égaré de la vieille gauche sud américaine. Et pi ca continue, la thérapie collective, le florilège de la révolte. On dénonce Areva, le pillage des ressources au Nigéria et j’en passe. A un moment, un jeune homme prend le micro et clame : « Je suis veilleur de nuit, je vais veiller, je vais camper au moins jusqu’à lundi (…) nous sommes la lumière du monde (…) je vais rester ici, personne ne me délogera, la terre appartient à tout le monde ! » Quelques instants plus tard l’un des organisateurs déclare: « Si la police intervient pour nous déloger, n’hésitez pas à rentrer dans vos tentes, d’un point de vue juridique c’est considéré comme une propriété privée et on ne peut pas vous en chasser. » Comme quoi la propriété privée ca a du bon…

Une ouvrière, qui se déclare comme telle, la cinquantaine, prend la parole pour plaindre le sort de la jeunesse qui ne trouve pas d’emploi et à qui on demande des diplômes, d’être jeune… et de l’expérience… Pas mal, je trouve. Mais elle finit par un « les licenciements devraient être interdits », on croirait entendre Arlette Laguiller.

Il n’y a pas de manif’ en France sans trouble-fête. Une manif’ sans perturbateur, chez nous, c’est comme un ragout sans sel. Aussi 2 gars des cités sont arrivés. Fallait bien çà. Un « blanc » ou « reubeu », de loin pas facile de savoir, et un « black ». Le clair de peau s’empare du micro et balance une phrase choc, l’avait dû la préparer quelques secondes auparavant : « Françaises, Français, allez tous vous faire enculer ! » L’était fier de son coup. L’un des organisateurs, à ces mots, réagit : « Je rappelle que nous sommes ici pour dialoguer et que ce n’est pas une tribune pour l’injure! »

Je les observe de loin, les lascars. Apparemment, un vieux qui fait partie d’un des groupes organisateurs croit pouvoir les sensibiliser à sa cause politique. Il leur montre des affiches, des tracts, il n’a pas compris qu’ils sont là pour s’amuser et provoquer (à moins qu’il n’essaie de les amadouer). Alors que les Indignés rêvent d’un monde sans argent (comme il est écrit sur un panneau), eux idéalisent généralement le fric, la consommation, la frime, etc.

Ils déambulent avec leur bouteille de soda, « dragouillent » une ou 2 filles, agitent les affichettes que certains Indignés complaisants leur ont données, se font prendre en photo, puis le clair de peau vient taquiner l’orateur du moment qui déblatère un discours sérieux sur le système. « Je peux terminer » dit celui-ci, qui s’éloigne de 2 pas. Mais le « banlieusard » revient à la charge, insiste pour dire un mot, son interlocuteur cède. « Je m’appelle Salvatore… (je ne comprends pas tout, il prend un accent ou il a un accent, il baragouine), ma vie c’est la Cosa Nostra. Françaises, Français, allez tous vous faire enculer! » Son pote black se marre, le jeune gars qui tient le haut parleur coupe le son, un autre finit par lui reprendre le micro, le public siffle et crie « houe, houe », les Indignés s’indignent…

Un truc pareil avec les gros bras de la CGT, comme chez les ouvriers du livre ou dans certains cortèges d’ouvriers métallo, ca ne passerait pas. Les 2 lurons se feraient virer sans ménagement. Là, ils continuent à déambuler et à importuner quelques Indignés. Ils finissent par partir.

Tandis que les uns veulent révolutionner le monde, pour le moment, à coups de bons sentiments, les autres sont venus leur cracher à la gueule en riant. Les « doux rêveurs » face aux « racailles ». La volonté de changement collectif utopique et la volonté de tout casser pour soi-même. A part eux, tous les autres, où sont-ils ? Les absents auraient-ils toujours tort, que je me dis…

J’ai un rancard. Des amis à rejoindre. Je dois filer. Je m’éloigne de ce groupe de manifestants qui paraît bien minuscule sur la vaste esplanade de la défense, face aux froids et gigantesques immeubles où siègent les grandes entreprises et banques. Je croise un CRS grisonnant qui parle au téléphone, probablement avec son responsable : « Bon, on les laisse tranquille alors! »

Près de la bouche de métro les 2 « racailles » ont rejoint leurs potes (quasiment que des blacks), le clair de peau raconte apparemment ses exploits récents. A peine l’escalator me dépose-t-il sur le sol souterrain que la foule m’assaille, les magasins sont remplis, les gens font leurs emplettes, tandis que quelques centaines d’Indignés dénoncent, à la surface, dans un coin de bitume, le consumérisme et le système financier. Plus tard, dans la soirée, ils seront virés manu militari. On a vu les images à la TV. Changer le monde, c’est pas faire du camping…

Journal de Christobal: Les enfants gâtés vont-ils trinquer ?

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Dans les rues glacées de Paris j’avance, encapuchonné. J’aime bien les capuches. On se coupe du monde extérieur en même temps qu’on y reste. Ca tient la tête au chaud pour des idées plus claires. J’aime bien aussi marcher et courir. Je ne marche jamais aussi longtemps et je ne cours jamais aussi bien que quand j’ai beaucoup à penser. La mécanique du haut entraine facilement la mécanique du bas. Laquelle active le sang dans les veines… qui fait tourner la tête. Un circuit fermé en quelque sorte.

Bientôt 2012. Année cruciale. Voilà à quoi je pense. Aux 2-3 ans à venir. Des années historiques probablement. En France, en Europe et dans le monde, puisque désormais tout est lié. Une parenthèse se ferme tandis qu’une autre s’ouvre. Un monde stable laisse la place à un monde imprévisible, pour ne pas dire plus chaotique. La transition dure depuis un moment. Nombreux sont ceux qui en parlaient, nombreux sont-ils également ceux qui préféraient ne rien écouter.

Je file aussi droit qu’une lame, les mains dans mes poches. A chaque respiration glacée une pensée nouvelle me vient. Je me remémore ce que Manu, un « poto », m’a raconté. Connaît un gars Manu qui fleure bon la décadence. Un fils de grand publiciste bourré d’oseille. Depuis 10 ans, il a dilapidé son capital. L’a 1 ou 2 appart’, bien sûr, mais il vivote, bosse ponctuellement dans le graphisme, claque sa monnaie en cannabis, alcool et femmes faciles qu’il dragouille, aussi fanées que des roses trop longtemps laissées dans leur vase. Un « rat des bars », en somme, fils de très bonne famille. Et puis ce sympathique garçon, y perçoit son petit RSA (l’ex RMI). L’en est fier. Même les enfants décadents et dispendieux, voire fainéants, de la bourgeoisie tendent la main vers l’Etat providence made in France. Sa mère, depuis quelques années, a un nouveau compagnon. Un type d’origine étrangère, sympa, paraît-il, mais qui grossit à vue d’œil. Moins il en fait et plus il prend de kilos. La graisse s’amasse en proportion inverse de ses efforts professionnels. Jusqu’il y a 2 ans, il n’était pas si bedonnant. Avec ses 3000 euros par mois environ, pour superviser la maintenance du système de sécurité d’une grande gare, il menait une vie matériellement agréable. C’est pas mal 3000 euros par mois dans une société qui, de plus en plus, se smicardise. Les entreprises publiques « ca eût payé » dites-vous ? Bon, ben ce gars, z’allez pas l’croire, y l’a eu mal au dos ou à l’épaule. 2 ans de congé maladie ! Ca vaut bien ca, une douleur dans le  genre. Du coup, il perd son job en ce moment. Sa vie va changer peut-être. Même les murs de Jéricho tombent… Manu me dit que, quelque part, il mérite ce qui lui arrive.

Là où je taffe en CDD – faut bien sauver sa peau – pour un salaire équivalent à mon allocation chômage d’il y a quelques temps, des gens que l’emploi a rejeté (pour certains c’est le contraire), j’en vois passer beaucoup. On les accueille, on les oriente, parfois ils nous insultent. La routine sociale ordinaire. L’autre jour arrive une danseuse. A trois, ils s’y sont mis les collègues pour la recevoir la reine du tutu. Dur-dur quand l’usager veut être odieux. Elle ne daignait parler à personne. Pas de distributeur de nourriture, pas de boisson, un accueil indigne selon ses critères. Notre démarche : inutile ! Chercher un autre job ? Ses compétences et ce qu’elle envisage ? Elle ne sait pas. Elle ne veut pas en parler, mais elle vient ici pour être indemnisée, cela va s’en dire… « Si tu l’avais vue, elle était d’une impolitesse ! », me dit Ché, un Sénégalais en poste depuis 2 ans. L’est sympa, ce Ché. Un gars la cinquantaine passée, dont la vie professionnelle a été bien remplie. Monde associatif, édition, chef de sa petite entreprise… Les changements de situation, il connaît ! Enfant, il étudia au pays le Coran dans une école religieuse. Il en a gardé un sens de la rigueur et de la méticulosité, plutôt que la ferveur religieuse (même s’il se dit croyant et, dans une certaine mesure, pratiquant). « L’école coranique c’est une école de la perfection et de la mémoire ! Fallait pas se tromper d’un poil quand on récitait des versets, fallait les vivre émotionnellement, comme un acteur, sinon c’était les coups de règle sur les doigts », m’explique-t-il un jour. Normal que la mauvaise volonté de la danseuse l’exaspère…

Tous des enfants gâtés d’un pays vache à lait! Que je m’exclame pour moi-même, en cette froide soirée. Du calme, mon ami, me dit alors une petite voix. Des enfants gâtés il y en a, y compris dans les cités, enfants pauvres mais gâtés dans un pays consumériste, autant injuste que laxiste, et si dispendieux. Mais ce n’est pas le cas de tous. Faudrait pas s’emballer ! La petite voix a raison. La nuance a bien plus de valeur descriptive.

Bien sûr, du laisser-aller et des petits profits ordinaires j’en vois  et j’en entends jusqu’à plus soif. Des exemples, mes amis, plein ma hotte on en trouve. Un jour ma mère outrée me raconta, dans ma ville de naissance qui s’encagnarde, que la voisine de là-bas, celle du coin de l’immeuble, se vantait d’avoir fait des enfants pour ne pas travailler. Les alloc’ y pourvoiront. Un mec aussi, enfin quand il y en a un. Et puis l’éducation la rue s’en chargera en partie… Pourtant, de ces gâtés-là, je ne parlerai pas davantage. Je laisse à la gauche le soin de les excuser, elle sait si bien le faire, cette reine de la perfusion et de l’hypocrisie. Non, en dire un mot je ne veux plus. Actuellement, les enfants ou les membres de la bourgeoisie et, même, de la petite bourgeoisie, jusqu’à récemment surprotégés, m’interpellent bien davantage. En fait, je veux parler des « décadents » dont j’ai un brin évoqué l’histoire plus haut avec quelques exemples. Ceux qui font de la Dolce Vita et du refus de tout effort des principes existentiels. Un pays se comprend par son peuple, mais aussi par ses élites. Les dilettantes jalonnent l’histoire bourgeoise du XIXème. Il suffit de relire les grands écrivains pour s’en convaincre. Leurs descriptions si fines racontent la bourgeoisie d’époque, de quoi vous faire voyager dans l’histoire en imagination. Pour autant, une certaine décadence ne présage rien de bon, même si elle ne s’avère pas nouvelle. Que devient un pays quand une partie de ses élites et de ses classes moyennes choisissent la facilité et se déconnectent de la réalité ? Faut dire, z’ont des exemples à suivre. L’ex directeur du FMI, le sieur Dominique, illustre assez bien les dérives d’une certaine bourgeoisie dirigeante. Un gros bosseur, ce DSK, oui, ainsi que l’exigent les postes avec un tel niveau de responsabilités. Encore qu’il faudrait pouvoir comparer avec ses égaux. Mais surtout on découvre à quel point dans le luxe et la luxure il se vautrait. Un grand « puteur » et consommateur insatiable de chairs féminines. Un « viandard » à la libido dévorante, voire obsessionnelle. Voilà ce que les récentes « affaires » nous révèlent. De là à prendre au sérieux la célèbre citation de Lénine : « Les excès dans la vie sexuelle sont un signe de dégénérescence bourgeoise »…  

Les prochaines années vont probablement agiter nos sociétés comme des bouteilles de soda gazeux. Ca va mousser et pétiller dans tous les sens. Jusqu’à quel point, nul ne le sait. Les enfants gâtés, ceux qui se laissent aller et abusent d’un Etat providence généreux, vont-ils trinquer, mais dans le mauvais sens du terme, celui de subir la situation ? Ce ne serait que justice… sociale. D’ailleurs, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie françaises, chouchoutées par une Europe bringuebalante, qui nourrit le pays autant qu’elle le lamine, va peut-être découvrir que le principe de réalité l’emporte toujours.

Journal de Christobal: L’habit fait le moine!

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La vie sociale est un cruel théâtre, fait d’illusionnisme ou de prestidigitation. Heureux les comédiens et mentalistes talentueux, car le royaume d’ici bas leur appartient. Très tôt, j’ai pressenti combien celui qui sait manipuler les impressions qu’il dégage, afin d’influencer au mieux l’idée que les autres se font de lui, profite d’un avantage considérable en société. En vérité, le secret de la réussite dans les interactions quotidiennes avec ses congénères tient à ceci, en plus de la fausse ou vraie réciprocité qui constitue une clef indispensable dans les rapports humains.

J’ai su aussi précocement que la ruse, la duplicité, le calcul égoïste et la capacité à observer les réactions d’autrui se révèlent des armes sociales particulièrement redoutables. Pour saisir cette vérité humaine, fort banale, on peut être un observateur naïf, ou bien l’apprendre à ses dépens et en tirer quelques leçons. Le tout étant, si l’on veut dépoussiérer réellement ses yeux innocents, de regarder la vie en laissant de côté les prêches des nombreux idéologues qui dès l’enfance vous assaillent et vous expliquent comment vous devez percevoir les choses et comment vous devez les interpréter. Soit dit en passant, dans la France morale d’aujourd’hui, cela n’est guère facile.

Au sein de chaque milieu on trouve des personnes douées pour l’art consommé de la ruse et du cynisme en société. Si parmi eux, certains ne font, en réalité, que se protéger pour survivre, d’autres cherchent absolument à réussir. Au nom de leur égo. Le narcissisme est notre opium, comme dirait un certain Al Pacino dans un film d’ailleurs pas si terrible…

La manipulation ne s’apprend pas dans les manuels, elle ne puise pas sa source dans les théories psychologiques ou psychosociologiques. Elle se pratique, en fait, au jour le jour, dans les circonstances les plus diverses. D’abord avec l’entourage proche. Ensuite on élargit. C’est un apprentissage souvent long et fastidieux. Malgré cette révélation, entraperçue tout jeune – il y a toujours durant l’enfance des situations vécues qui font mouche en termes de prise de conscience et qui s’adressent à vous comme un livre grand ouvert pour délivrer un message que l’on aimerait souvent ne pas connaître – je n’arrivais pas à m’y résoudre et à me départir d’une certaine transparence ou spontanéité dans mon comportement. Question d’éducation ? Peut-être. Ou bien est-ce là une sorte d’idéalisme personnel (je ne sais pourquoi, la victoire du cynisme, de l’hypocrisie et de la triche je trouvais ca injuste) ? Qui sait. Mais aujourd’hui encore, il m’arrive de le payer chèrement.   

Je me souviens d’un bon copain débrouillard. Il a toujours su utiliser son apparence pour évoluer au mieux au sein des classes moyennes et supérieures. Il avait compris très tôt lui aussi. Pour réussir dans certains milieux, il faut être surclassé socialement. Vu par les autres comme l’un des leurs, ou susceptible de le devenir. Qu’on me permette alors d’évoquer son parcours brièvement. Le brave garçon occupe actuellement un poste de consultant. Un titre professionnel qui en jette. L’est en contact avec les huiles des entreprises ou des administrations publiques. Il gagne assez bien sa vie.

Ca avait commencé avec son recrutement. Une année seulement à Sciences Po Paris sur un Cv, après un cursus généraliste à l’université, suffisait. Un bon contact pour le recommander et un Cv mis en valeur grâce à la prestigieuse école et le tour était joué. Peu importe finalement s’il n’avait pas pleinement suivi le cursus complet de la rue Saint Guillaume. Fallait juste le laisser supposer. Avec le label Sciences Po, le doute devient un bénéfice. Étant donné qu’il trainait quelques mois de chômage et que ses fins de mois devenaient dures, n’étant pas issu d’une famille bourgeoise susceptible de le soutenir longtemps, ce petit arrangement avec la réalité ne constituait pas à ses yeux un crime odieux. Il tenait sa clef d’entrée. Le droit de passer les tests compliqués, une journée durant, pour un prestigieux cabinet de conseil. Sésame ouvre toi !

Et Sésame s’ouvrit. Une fois dans la place, il découvrait avec stupeur qu’il était capable de faire un travail fastidieux, basé sur la mémoire, l’attention et la logique, le sens du contact aussi, que d’autres diplômés de l’université pourraient sans doute faire tout autant. Sauf qu’on ne les prenait pas. Il n’y avait autour de lui pratiquement que des ingénieurs ou des diplômés des grandes écoles. C’est ce que l’employeur vend aux clients. Un diplômé de l’université, même dégourdi ou brillant – ce qui n’est, certes, pas le cas de tous les diplômés de l’université – se monnaie sans doute moins cher au taux horaire dans le cadre de la prestation proposée.

Ce petit mensonge ne faisait pourtant pas de lui quelqu’un d’unique, car les menteurs, dans son métier, il y en a bon nombre. Et de très grassement payés même ! Des collègues capables de rédiger des mails professionnels en pleine semaine et de les envoyer le soir à minuit de chez eux, devant le film télévisuel, ou bien le dimanche à 11 h du matin en buvant le café pour faire croire qu’ils travaillent d’arrache-pied. Des collègues capables aussi de se montrer quand il le faut et devant les personnes qui comptent dans la boite. Des collègues capables enfin de dézinguer un autre collègue absent en réunion, devant des chefs, en se plaignant de manière allusive de son comportement ou de sa compétence à propos d’une mission à laquelle ils n’ont, en fait, jamais participé… C’est le monde d’une certaine élite professionnelle. Celui du paraître et des parties d’échec subtiles pour évoluer dans la carrière au détriment des autres et faire de l’argent.

Le travail dans son sens le plus large me fait parfois penser à une recette culinaire bien gardée. On ne sait pas vraiment quels sont les ingrédients, ni quel a été le tour de main. Des gens très forts pour laisser croire que le produit de leur travail résulte d’un effort colossal, cela n’a rien d’exceptionnel, bien au contraire. La réalité s’avère cependant plus triviale. Dans le monde du consulting, par exemple, ceux qui ne rusent pas et ne font pas semblant ou, tout simplement, ne savent pas refiler à d’autres la « patate chaude » souffrent, d’autant que la pression et les horaires peuvent être lourds. L’avenir appartient aux malins, voire aux « politiciens ». La compétence technique pure est, malheureusement, souvent loin de suffire…

Mon pote, lui, l’est beau gosse, il sait se saper et grâce à son goût pour la lecture, au temps heureux des études, il parle bien. Un français châtié quand il le veut. Il fait intello quoi ! Evidemment, ca bluff ! Ses interlocuteurs le surclassent souvent. Ils imaginent probablement chez lui une origine sociale plus haute qu’elle ne l’est réellement. Il fait crédible, mon poto ! Ca lui sert bien.

Chez un consultant, le paraître et la présentation de soi sont fondamentaux. On fait semblant d’être un expert sur des sujets que l’on survole, car on n’a pas le temps de tout voir en profondeur. Comme le dit mon ami, un consultant c’est un peu comme un psy : à savoir un spécialiste de l’écoute ! Au bout d’une dizaine d’entretiens et de quelques documents collectés, un bon professionnel peut évoquer avec le client n’importe quel sujet concernant son entreprise et comprend surtout aisément ce que ce dernier aime répéter, veut dénoncer ou protéger. Après quelques semaines ou mois de mission, il finit par faire un tour d’horizon des problèmes avec les uns et les autres. Il a repris leur méthodologie, récupéré de l’information sur leur organisation, qu’il peut alors critiquer, même s’il ne connait pas le domaine en profondeur. Mais le vocabulaire interne, il l’a acquis, et au final, il montre au président général de l’organisation qu’il le maîtrise ; il lui raconte également ce qu’il a envie entendre et/ou sait déjà. Quand ca vient de quelqu’un pour lequel il n’y a pas de préjugés sociaux négatifs, évidemment ce genre de discours affuté, ca passe toujours. Il faut, en plus d’un certain talent, le costume et les manières. Très important çà, le costume et les manières. Certains prolos doués pour les études commencent à le comprendre…

Une histoire sur le classement social et les apparences j’en connais une autre. Elle finit relativement mal celle-ci. Pas pour celui qui fut « bien » classé et joua la carte de la ruse. Mais pour les autres, enfin ceux qui se laissèrent berner. Elle concerne un autre ami, fils d’artisan laborieux. Un besogneux méritant, calme et pondéré, bon commercial dans les télécommunications. Il travaille pour une boite américaine. Il y  a quelques temps, la succursale française fut malmenée et l’équipe mise en difficulé. Un « chantier » avec un gros client avait, en effet, été saccagé, de sorte que le chiffre d’affaire s’en trouvait affaibli. Le désastre venait d’un nom à particule. Monsieur De Mielleux se chargeait à cette époque du client. En réalité, pendant des mois il avait fait illusion, traînant les pieds, profitant du bon temps et d’une très confortable rémunération. Son secret pour durer et ne pas être évalué ? Séduire son chef d’équipe et ses coéquipiers. Facile pour notre aristo. Avec son nom, porteur de tradition, et avec son assurance sociale naturelle, il sut très vite faire preuve de l’entregent nécessaire  pour passer à tout le monde la douce pommade, avec la manière et l’art de le faire. Un véritable magicien. Mon ami de loin, pourtant, il l’avait vu venir. Mais comme Cassandre, l’était condamné à ne pas être cru. Jusqu’à ce que le charme de l’enchanteur Merlin se dissipe. La réalité rattrape tout le monde, un jour ou l’autre. Quand le chef d’équipe prit conscience de son erreur d’appréciation, le son du glas allait malheureusement sonner pour lui. Pour autant, il ne s’excusa pas auprès de mon ami, discrédité pendant des mois. De Mielleux le jalousait – un commercial efficace finit toujours par menacer quelqu’un par son talent – ou peut-être le détestait-il car mon ami l’avait percé à jour. Alors, le chef d’équipe, très remonté, rendit compte à ses supérieurs américains des errements du marchand de tapis qu’il avait embauché et soutenu. Fatal mea culpa en vérité. Un chef qui reconnaît s’être trompé à ce point sur un subordonné n’est plus crédible. Et les Américains n’aiment guère perdre beaucoup d’argent. Le gentil chef aggrava même son cas. Pour se débarrasser de celui qui l’avait subjugué un temps, il décida d’embaucher un remplaçant avant de l’avoir licencié. Vraiment, de l’illusion au coup de sang, il n’y a qu’un pas… vers le précipice. La conclusion de cette histoire. Presque toute l’équipe fut remerciée. Licenciement économique. Certains étaient contents. Mon ami y échappa. Le chef partit. Toujours s’en excuser. De Mielleux le suivit, bien évidemment. Avec un chèque faramineux. Le licenciement économique reste quelque chose d’avantageux, surtout quand vous sourient les fins de mois. Pas de faute sérieuse ou grave pour l’aristo. Ayant été grassement augmenté, l’année où son petit monde se tenait à ses pieds, il profita, en conséquence, d’une aide au retour à l’emploi à faire pâlir plusieurs smicards. A cette époque, c’est-à-dire il n’y a pas si longtemps, l’UMP n’avait pas encore songé à plafonner l’aide retour à l’emploi pour les cadres. Une idée que, d’ailleurs, la patronne des patrons s’empressa de critiquer vertement en cette fin de mois d’août 2011, sans discussion, ni réflexion sur l’efficacité de la mesure. Le Medef veut des efforts, mais pas pour tous. Cette dernière histoire, ca me rappelle beaucoup ce que certaines banques ont connu aux alentours de 2007. Quand les erreurs, l’incompétence, l’appât du gain et les préjugés sociaux se combinent à l’aveuglement des classes supérieures, les conséquences sont généralement désastreuses. En réfléchissant à tout cela, je me dis que parfois il vaut mieux comprendre les proverbes à l’envers. Ils sonnent plus vrais comme ça. L’habit fait le moine, faut dire, ca a d’la gueule quand même !

Journal de Christobal: Ca vous gratouille ou ca vous chatouille ?

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C’était au mois de juin, il m’en souvient, je terminais ma classe de 6ème. Le programme scolaire bouclé, les profs devaient tenir la marmaille adolescente, celle que les hormones et les pulsions assaillent. Nos éducateurs avaient donc décidé d’organiser une grande représentation théâtrale. Fallait bien encourager les élèves à ne pas déserter l’école avant le 28 ou 30 juin. Des petits jusqu’au grands, il était question que tous participent. Chacun avec une fonction bien précise : qui devenait acteur, qui metteur en scène, qui s’occupait des décors, etc. 3 semaines, environ, suffisaient à mettre en place le spectacle. Belle prouesse d’organisation, en vérité, mais plus ou moins enthousiaste. Malgré l’aspect ludique et novateur de l’entreprise, certains avaient déserté, au moins partiellement, les couloirs et les salles de classe transformés pour l’occasion en annexe du cours Florent. Même les menaces d’avertissement du principal semblaient vaines face à l’appel du soleil. Et dans ma ville natale, Dieu sait qu’il tape fort et aguiche jusqu’aux âmes les plus insensibles. Fin juin cependant, le pari avait été tenu. Presque tous les élèves de ce charmant collège pouvaient se sentir fier d’avoir organisé et joué le fameux Docteur Knock. Ma contribution de l’époque s’avérait, faut bien le dire, assez modeste : je n’étais que costumier, ou plutôt « couscous-tumier », comme disait un camarade taquin. Point de gloire sur les planches. Pas grave, la tchatche et la Commedia dell’arte, je l’apprenais plus tard. Au sein d’une autre école. Celle du bitume.

Docteur Knock, du sieur Jules Romains, voilà un nom que je trouvais bizarre. A l’aube des grandes vacances, les oreilles encore vertes, je n’avais, de la pièce, retenu que quelques citations, surtout préoccupé par les jours de loisir imminents. Le fond m’échappait complètement. De même que je ne saisissais guère la subtilité du célèbre « est-ce que ca vous gratouille ou est-ce que ca vous chatouille ? »

Jules Romains compte pourtant, dans la lignée du sieur Molière, et ce malgré certains choix politiques selon moi très discutables, parmi ces hommes dont le regard acéré perce le front de leur époque. Que dis-je, avec sa pièce satirique, Jules Romains a fait, à sa façon, œuvre de lettré visionnaire. Il avait bien saisi, tout comme Molière, les dérives auxquelles l’abus de médecine et l’appât du gain peuvent mener. Depuis 30 ans au moins, en France, nous y sommes jusqu’au cou.

Notre système de santé l’un des meilleurs au monde ? Certes, pour qui veut y croire et surtout ne pas voir… Des anecdotes à ce sujet, à la pelle j’en ai, je pourrais en compter jusqu’à plus soif, pour donner à bien des rapports, des études ou des enquêtes, dont la presse ne fait pas trop la pub, un peu de couleur du vivant. Les chiffres et les écrits « objectifs », ca n’est, en effet, pas vraiment folichon. Et pi là d’où je viens, on aime bien raconter les histoires, un peu à la manière des griots africains, les maîtres de la parole, mais dans un autre genre bien sûr.

Ca avait commencé par une boule entre les omoplates, juste au bas de ma nuque. Rien de grave, un kyste de sébum. Un truc courant. Ca gonfle et ca dégonfle, au gré de ses humeurs inflammatoires. Le kyste n’était pas trop visible en outre. Je l’ai gardé 2 ans. A la fin on s’attache… Pourtant, avec mon sport, ca me posait problème. Toujours un type prêt à m’étrangler ou à me tordre le cou. Ca frotte, ca serre, et à la fin le kyste il s’énerve… Faut pas le chatouiller. Je décidais de m’en débarrasser. C’en était fait de lui. Après tout, l’était venu sur moi sans s’inviter…

Je savais que Paris tendait à inspirer chez de nombreux médecins la tendance au dépassement d’honoraires légal ou illicite. Y a des fortunes dans la capitale, également des gens aisés prêts à payer très cher pour le meilleur et pour le pire dans la préservation de leur petite santé, cela n’a donc rien d’étonnant. Mais ce genre de pratique se retrouve aussi dans les quartiers populaires. De fait, je filais droit vers un centre de soins public, un peu dans le genre dispensaire. Moi ce que je voulais, c’est pas une superstar ou un docteur déterminé à me flatter ou à me chouchouter, non, je désirais une piqûre pour endormir la zone, un coup de bistouri et 2 points de suture. Rien de luxueux. Le tout en cabinet. Ca suffisait largement. Il a fallu 4 mois. Une erreur d’orientation vous fait perdre 2 mois très vite. Ce genre d’institution est, à la manière anglo-saxonne, très souvent surbookée. Malheur au RDV manqué par votre faute ou celle du personnel.

Le jour J une dermatologue me reçoit. On négocie. Ôter ce kyste prendra une demi-heure. Or, c’est l’été, il y a du monde, les RDV ne doivent pas excéder ¼ d’heure. On consulte ici, l’été, monsieur, on « n’opère » pas. Je râle, ca fait 2 fois qu’on m’éconduit, si je pouvais le faire je percerais moi-même ce kyste avec une aiguille chauffée à blanc, mais pas facile car situé dans le dos, etc. La doctoresse cède. Ok. « Attendez, me dit-elle, je vous prendrai entre 2 patients. » Je reviens dans son cabinet un peu plus tard. Avant le coup de canif, on discute à nouveau. J’explique pourquoi je suis ici : les dépassements d’honoraires souvent. L’été du côté des dentistes c’est encore pire. Je me souviens d’un ex collègue de travail flanqué d’un abcès. Une dizaine d’appels infructueux plus tard – pour cause d’absence de praticiens liée aux départs en vacances, « tous » au même moment, ou du fait de tarifs prohibitifs en dehors du remboursement assuré par la couverture médicale – il n’a dû son salut buccal qu’au conseil salutaire de la pharmacienne de quartier. « Ne cherchez plus, je connais un vieux dentiste qui prend le tarif conventionnel et vous recevra ». Ouf, l’avait trouvé la perle rare.

Bref, ma dermato du moment, elle écoute ce que je dis, je ne veux pas de dépassement, je veux du simple, de la médecine authentique comme de la bonne cuisine. Pas de chichi. Alors elle m’explique pourquoi ce n’est pas évident de tomber, dans le privé, sur un spécialiste qui respecte le tarif et accepte de porter dans mon dos ce coup de lame bénin. Il y en a, certes. Mais pas autant qu’on voudrait bien le croire. « C’est un acte rémunéré 30 euros d’après le barème fixé par la sécurité sociale. Ce type d’intervention prend environ une demi-heure. Or, en une demi-heure on peut faire 2 consultations. Cela n’est donc pas très rentable. C’est pourquoi certains dépassent. Et comme il y a beaucoup de médecins sur Paris, ceux qui n’ont pas le sens du service public peuvent se permettre de refuser ce type d’acte. » Merveilleux ! Quand on sait ce que le système de santé coûte au pays ! J’ai aimé la franchise de cette femme. L’a fait du bon boulot aussi. Je les ai enfin eus, mes 2 points de sutures. Ce genre de couture, je connaissais d’ailleurs. Faut du doigté. Un interne africain très doué m’en avait posé 5 sur l’arcade sourcilière gauche, un soir de semaine aux urgences d’un hôpital de banlieue, il y a 5 ans déjà. La cicatrice n’est quasiment pas visible. Et je l’en remercie encore.

Après les dépassements, y a les dessous de table. Surtout, ne pas les oublier ceux-là. Aujourd’hui, les chirurgiens en demandent fréquemment. Ils ne sont pas compris dans le ticket modérateur. Cette habitude n’est en rien systématique – certains chirurgiens n’y cèdent jamais – mais il n’y a que le Conseil de l’Ordre pour clamer qu’elle s’avère exceptionnelle ou qu’il s’agit d’un abus perpétré par quelques galeuses brebis. La vénérable institution souffre, en effet, depuis longtemps déjà, d’une sévère myopie. Je lui conseillerais bien un ophtalmologiste, sans dépassement d’honoraires, mais j’aurais peur de paraître un tantinet déplacé…

La dernière fois que j’ai été confronté à cette logique des dessous de table, ce fut indirectement. Par le biais de ma mère. Son dos tordu, à force de mauvaises habitudes dans le maintien et parce qu’elle passa son temps à briser son échine dans les cuisines et à servir des petits déjeuners aux retraités, nécessitait une intervention lourde de toute urgence. Le bistouri ou la canne à court terme. Pas vraiment de choix cornélien. 2 spécialistes furent consultés. Des RDV pris à l’avance. Etc. Moi, voir plusieurs médecins, j’étais contre. On dit que 2 avis valent mieux qu’un. C’est parfois vrai, c’est parfois faux aussi. Les 2 praticiens prenaient des dessous de table. Pour l’un, il faut le dire, cela variait suivant les patients. Celui qui, finalement, opéra ma mère une seconde fois – la première opération effectuée par l’autre chirurgien ayant échoué – estimait, apparemment, qu’un ex agent de service, autrement dit une ex ouvrière, avait de quoi allonger la monnaie… Il demanda 1000 euros de dessous de table. Quelques bijoux de famille furent vendus pour l’occasion. Sont pas malheureux mes parents, généreux même, mais ils ne disposent pas d’une retraite faramineuse. A l’heure où certains vendent les objets hérités pour racheter de l’or de peur de perdre leurs économies, on ne sait jamais sur quoi la crise de la dette peut déboucher après tout, mes parents soldaient quelques babioles pour financer un second tour sur le billard…

A quoi sert-il alors, ce prodigieux système de soins, qui s’enorgueillit de sa CMU et de son AME, si une partie des patients, pas les plus exigeants et pas les plus nantis non plus, en viennent à faire leurs fonds de tiroir pour financer les soins dont ils ont réellement besoin ? L’assurance maladie est, en France, un système bizarre, une vache à lait pour les uns, pauvres et riches, une mère avare, voire injuste, pour les autres, pauvres et riches également, mais pas souvent les mêmes, bien entendu. Un bateau ivre qui file cahin-caha vers le naufrage. Mieux vaut donc s’en passer quand on peut. Mon père, lui, vieux roublard, il en a fait l’expérience. « Le voisin du dessus fiston, il est prothésiste dentaire. Il m’a refait mon appareil pour 600 euros seulement. Sans passer par le dentiste. » Surpris, je demandai : « Et la sécurité sociale ? » Imperturbable, mon père me rétorqua : « j’ai fait un calcul. Par la voie normale, l’appareil coûte 1200 euros, une partie revient au dentiste. J’y suis de 800 euros de ma poche. La sécu ne couvre pas grand chose, et ma mutuelle non plus. » Dans ces conditions, effectivement, payer directement le voisin et s’arranger avec lui s’avère une option bien meilleure… On trinquera à la santé du système de soins plus tard. En attendant, on s’adapte.

Les combines, les escroqueries à la sécu, comme on dit vulgairement, les abus, bon sang j’en ai vu un paquet ! Un pote bossait dans une PME spécialisée dans la location de matériel médical, un autre fut ambulancier pendant quelques années, un autre enfin exerça, à son grand désarroi, le métier de visiteur médical. Tous dans le sud de la France. Leurs expériences fourmillent de pratiques et de situations éloquentes. Médecins, autres professionnels de la santé, patients, partout des gens profitent sciemment ou même sans le savoir, c’est l’orgie financière du gaspillage organisé, avec l’argent de la collectivité, le grand pillage pour le plus grand bonheur des marchés financiers qui nous prêtent, mais commencent à s’en inquiéter néanmoins. 

S’attaquer à ces dérives, vous n’y pensez pas ! Avec le nombre de médecins à l’Assemblée nationale, la population qui vieillit et la peur des parents pour les enfants en bas âge – on a une bonne natalité – cela revient au suicide politique, assisté celui-ci. Des chevaliers blancs, des courageux et des lucides s’y sont cassés les dents.

Z’ont bien raison les Suédois. Il y a quelques années, leur système prenait l’eau. A présent, ils ont une médecine d’Etat performante. Pas de paiement à l’acte, pas de système semi-privé. Des médecins en moyenne mieux payés, pas harcelés, et qui de leur art ne font plus le commerce. De quoi en finir, en vérité, avec les inégalités de revenus scandaleuses dans cette profession, telles qu’elles existent au pays des Gaulois. Les patients sont mis au pas. Là-bas, point de clients capricieux, élevés au petit lait de la consommation médicale. On ne consulte pas pour rien. On passe d’abord par un système de filtrage. On s’adresse à l’apothicaire ou à un centre de soins spécifique où le docteur n’intervient qu’en fin de chaîne, on téléphone à  un service de consultation à distance, et l’on essaie pendant 3 ou 4 jours les remèdes génériques pour les maux saisonniers. Les Suédois vivent bien. Ils vivent vieux. Ils ne font pas non plus vraiment d’acharnement thérapeutique. L’hôpital n’est, d’ailleurs, pas un endroit pour mourir… Personnellement, j’aimerais mieux ne pas y finir ma vie. Peut-être devrait-on les imiter ? Cela semblerait raisonnable. Certains y ont déjà pensé.

Cependant, à l’option raisonnable,  je n’y crois guère. Pour l’instant, pas de cran suffisant dans la classe politique. Des franges entières de la population sont, de plus, socialement corrompues par la facilité d’un système vache à lait convenant tout à fait à ceux qui se trouvent du côté de la bonne mamelle. Enfin, beaucoup de vieux croient aux médecins comme on croit aux sorciers. Et les vieux, ils votent beaucoup… La situation me rappelle ce que Frédéric Bastiat écrivait il y a plus d’un siècle:  » L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. » Sauf que certaines classes s’y retrouvent plus que d’autres… Quand frappera la crise, peut-être fort, qui sait, tout cela prendra fin ou s’émiettera. En France, semble-t-il, il n’y a guère de changement dans la douceur possible.

Journal de Christobal: Le travail c’est la santé ! Enfin, pas pour tous…

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Début août 2011. Il fait un chaud soleil. Pas fréquent ce type de temps sur Paris en ce moment. C’est l’heure du déjeuner. Enfin pas pour moi. Dans un espace public fait de barres pour un parcours du combattant, je tire sur mes bras et je pousse sur le sol. Le corps ruisselant, nimbé de sueur, aussi trempé qu’un coton qu’on imbibe. Mes petits sacs de muscles sont gorgés de sang. Alors que je souffle comme un dragon, un autre gars arrive en footing. Les yeux clairs, la quarantaine, petit, coiffé d’une casquette. Il s’étire puis entame une séance de musculation. Plusieurs minutes s’écoulent. J’ai fini mon entraînement.

On commence à discuter pendant qu’il récupère d’une série de tractions avec les jambes en équerre. On évoque le sport et ses bienfaits, les besoins psychologiques et physiologiques auxquels il répond pour nous, sportifs, etc. Vint l’inévitable comparaison narcissique avec les sédentaires du même âge. Après tout, on en bave assez dans l’effort pour ne pas profiter d’une bouffée de vanité, sans nicotine celle-là. Enthousiaste, je lui dis que le sport c’est tellement bien, que ca sert même en cas de coup dur! D’après un médecin, mon père aurait sans doute eu un AVC, à cause d’une artère encrassée, si son cœur n’était pas celui d’un sportif adepte de la course à pied hebdomadaire depuis qu’il décida d’arrêter la cigarette il y a bien longtemps. Il acquiesce. Il me raconte alors qu’un ami proche, à peu près de son âge, vient de mourir. Foudroyé. En 10 minutes seulement. « Depuis 15 ans il avait arrêté le sport. Il était un peu plus enrobé que dans sa jeunesse, mais pas énorme. Surtout, il bossait comme un fou. Plus le temps de rien, les repas au restau, les déplacements, etc. Tous les jours, il se levait à 4 heures du matin et rentrait chez lui vers 20 heures. Je lui disais de se calmer. Depuis quelques semaines il se plaignait d’une douleur dans le dos. » Je demande alors pourquoi son ami travaillait autant. « Il était devenu responsable d’un secteur pour une entreprise française ayant une succursale en Espagne. Une entreprise qui vend des lames, des instruments de coupe. Il avait une dizaine d’ouvriers sous ses ordres. C’était un gars d’origine espagnole issu d’un milieu modeste, alors quand il est monté en grade il s’est investi corps et âme dans le travail. Il gagnait très bien sa vie. Toujours en première ligne. D’ailleurs, il a eu sa crise cardiaque pendant une livraison qu’il ne devait pas faire. Un de ses gars manquait. Il l’a alors remplacé, comme un simple ouvrier. Il laisse une femme et 2 enfants. »

Triste histoire. La mort d’un bon soldat du capitalisme. Marx les appelait les idiots utiles. Par mépris ou par compassion ? Moi je préfère y voir, dans ce cas-là, de la compassion… Des bons soldats morts au front du travail, en quête de reconnaissance, qui marchent à la promotion autant qu’à l’estime de soi, j’en ai connu, à l’occasion de mes boulots d’été, quand j’étais bien plus jeune. J’ai vu par exemple ce que faisaient les ouvriers promus, les petits chefs, les responsables de second rang ou futurs contremaitres. Du zèle souvent. Il faut prouver aux autres, aux supérieurs et à ceux de son rang, celui dont on s’extirpe. Certes, il y a des tires-au-flanc, mais des surinvestis aussi très souvent. Des gars qui font le boulot de 3 personnes, tiennent la boite ou le service dans lequel ils travaillent à bout de bras ; des piliers, des étais, en fait, qui ne plieront jamais comme le roseau mais finiront par rompre. Mon père a fait partie de ceux-là. Dans son genre. Chef. Les responsabilités en plus du combat quotidien à mener. Quand ca va pas, faut retrousser les manches, faut pas laisser tomber les gars. Pour les types consciencieux ca signifie un double emploi. Ses médailles à mon père ? Les blessures au combat. Tout simplement. 8 accidents du travail. A chaque fois un peu plus amoché. La der des ders, c’était 8 cotes cassées en tombant des escaliers d’une grue. L’a eu le loisir de goûter aux paradis artificiels à un an de sa retraite. Mieux vaut tard que jamais. 3 semaines sous morphine, ca vous requinque un homme. Des drogues, des soins médicaux et l’assurance de la considération distinguée de son patron. Voilà la récompense. Le type responsable de la région, avec son bouquet ridicule, dans la chambre d’hôpital ne s’est, d’ailleurs, pas fait prier : « revenez-nous vite surtout ! » On a besoin de vous… Ma mère l’a incendié, bien sûr. Dommage que ce jour-là je manquais à l’appel. L’aurait peut-être goûté de mes poings. Qui sait.

Les petits chefs qui contribuent à leur aliénation, après tout, c’est un peu de leur faute, on ne leur en demande pas temps. Et pi, il y a les autres. Les pas chefs. Interchangeables. Encore qu’un bon ouvrier, même un manœuvre, ne se trouve pas comme ça. Les recruteurs qui connaissent le métier vous le diront. Quand je travaillais l’été sur le chantier de ferrailleurs où mon père exerçait ses talents, j’en ai côtoyé deux au moins, qui sont morts avant le temps de la retraite heureuse ou quelques mois plus tard. Jaï, par exemple. Un Africain noir comme l’ébène. Grand et musclé. Je lui ai peu parlé. Tout ce que je savais c’est qu’il restait 8 heures par jour devant une machine à trier des métaux, enfin ce qui restait des véhicules qu’un immense broyeur avait déchiqueté de ses puissantes mâchoires quelques instants auparavant. 8 heures par jour dans cette position, face à ce Léviathan, dans la chaleur, la crasse, le bruit et la fumée. Un enfer. Pendant quelques semaines, je faisais la même chose devant une autre bande de tri, plus loin, mais seulement 4 heures par jour. Le reste du temps, je nettoyais, tel un sapeur, les abords et les soubassements du monstre de métal, afin que la boue de matériaux ne s’accumule pas. Tout était pénible. Ainsi, des douleurs me saisissaient les jambes à certains moments et ne voulaient plus les lâcher. Un mal au rein m’aiguillonnait aussi parfois. Enfin, mes yeux se fatiguaient, avec cette impression désagréable que le mur des toilettes défilait à son tour comme la bande de tri, tandis que je me délectais avec ma pause pipi. Dans ces moments-là, même l’ennui de certains cours à la fac me semblait délicieux. Je me souviens m’être alors demandé plusieurs fois comment Jaï faisait pour tenir 7 ou 8 heures. Ce gars m’avait marqué rien que pour cela. Toujours fidèle au poste. Il est mort à 45 ans. « Ca a été brutal. Un truc qui couvait. Tu sais, il ne se plaignait jamais, il n’allait pas chez le médecin. Il se faisait soigner par les marabouts, les charlatans de son pays installés ici », me dit un jour mon père.

Et puis il y avait Sally, le vieux maghrébin. Son dynamisme impressionnait mon père. Toujours le même bonnet de docker sur la tête, été comme hiver. Un petit homme souriant, qui transpirait la bonne humeur. Conducteur de Clark, mais aussi habile manœuvre. Sally, lui, il l’a atteint l’âge de la retraite. Il en a joui pleinement… durant 2 ans et demi. Ensuite, clac ! Merci, au revoir, on vous écrira… au ciel… auprès des anges… au paradis des manœuvres. Saluez-les pour moi avec vos mains rugueuses…

Trimer dans ces conditions plus de 40 ans ça use forcément. Je dis plus de 40 ans, car Sally comme bien d’autres ouvriers de sa génération a bossé pour la gloire. Ses patrons, pas très sympathiques, ne le déclaraient pas toujours. De fait, il a dû travailler plus longtemps pour rattraper tous les trimestres qu’on lui avait dérobés. Ce genre de chose existe encore aujourd’hui. Dans le secteur du bâtiment par exemple. Y a la durée de travail officielle et pi y a la durée officieuse (les années perdues car non déclarées). La plupart des professions ne souffrent pas d’un tel décalage. Dans certains secteurs professionnels, pour les ouvriers, ca n’a, en revanche, rien d’exceptionnel. Qui s’en émeut ?

Une partie des enfants d’ouvriers échappe à ce bagne et au destin de cette armée de réserve qui fait rentrer les devises et crée de la richesse. Certains occupent des postes dans le travail social, à l’instar d’enfants issus de milieux plus favorisés, d’autres prennent des emplois techniques ou commerciaux, il y en a même qui ont bien réussi socialement. Bien sûr, les laissés pour compte sont également nombreux. Toute une frange de « ratés » de l’école, par exemple, formés à rien, trop peu doués pour les études, trop dissipés ou trop fainéants, et qui végètent dans une sorte d’oisiveté et d’assistanat social, à la fois voulue et subie, un purgatoire existentiel pendant plusieurs années. Eux aussi échappent au bagne. Mais tous les enfants d’ouvriers, même mal scolarisés, n’ont pas cette destinée. Ceux-là endossent alors la condition du travailleur manuel, aux côtés des immigrés récents. Ils prennent les habits de leurs pères, pour le pire… et pour le meilleur aussi, car des ouvriers satisfaits, qui ne se tuent pas à la tâche, ca existe, heureusement. Les inégalités ou différences de situation sont partout.

Pas plus tard que l’autre jour, auprès de mes barres, où il fait bon rester, j’en ai croisé un. Il appartient à cette nouvelle espèce de métier d’où le travail manuel a presque disparu. Quadragénaire et d’origine algérienne. Il vit à côté. L’a acheté un appartement. Avec le train, l’a vite fait d’arriver en banlieue, au siège de sa société. De là, il prend sa camionnette et part livrer. « Chauffeur-livreur, c’est pas facile. Mais ça va. Je ne me plains pas. Je commence à 7 heures, mais je finis tôt, parfois très tôt si je vais vite. Après je fais une sieste et puis je suis libre. Travailler dans un bureau jusqu’à 19 heures je ne pourrais pas. Comme je fais actuellement, ca me convient », qu’il me dit une fois. Un homme sage en vérité, sachant apprécier la valeur de sa situation. Dans le public ou dans le privé, les ouvriers qui s’y retrouvent dans leur travail ne sont pas encore devenus rares. Des emplois plus ou moins protégés ou, en tout cas, moins exposés, il y en a ! Tant mieux pour eux (sauf s’agissant de cette aristocratie ouvrière qui se vautre dans les abus et a trahi ses aïeux. Au port autonome de Marseille, par exemple, on en sait quelque chose…). Mais pour les autres, ceux dont la vie ressemble à une journée de taf interminable, qui s’abiment à la tâche comme des outils trop élimés d’avoir été utilisés, que peut-on espérer ? Ces travailleurs, quelque part sacrifiés, délaissés, n’intéressent personne. Pas même les jeunes de leur propre milieu, enfin ceux qui ne connaissent pas le bagne. Ces derniers ne les voient que comme des repoussoirs. Où sont alors les indignés et les indignations ? Leur absence m’indigne…

J’aimerais, pour finir, évoquer la situation des cols blancs. Une partie des cadres vit, en effet, sous pression et travaille beaucoup. Incontestablement. Pas facile pour eux non plus. Sauf que le salaire est à la hauteur des efforts consentis. Voilà la différence. Et quelle différence ! Il y en a une autre. De taille. Quand on est cadre, on sent parfois le stress vous bouffer l’intérieur, comme un acide. Les travailleurs manuels, en revanche, laissent des morceaux d’eux-mêmes, des petits ou des gros, selon que le boulot les rabote par étape, ou brutalement, avec un accident.

Des cadres dévoués, j’en ai croisés aussi. Prisonniers de leur mode de vie. Continuer à bosser, encore et encore, accumuler, car on ne peut s’imaginer réduire son train de vie, car il faut payer les factures, onéreuses, celles qui consacrent le bonheur matériel. Descendre d’un échelon ou se serrer la ceinture serait vécu comme une petite mort (sociale) insupportable. Il est vrai que la famille, de nos jours, ca devient quelque chose d’exigeant. Les enfants doivent être ensevelis sous des tonnes de cadeaux, à noël, d’autant que ces « morveux » consomment avant même de parler ou marcher. Leurs études, d’ailleurs, sont déjà presque programmées, dans des établissements privés, prestigieux. Symboliquement, malgré le temps qui manque, il faut tenir son rang. Les objets achetés et les dépenses courantes y pourvoient.

C’est marrant, d’ailleurs, d’écouter les uns et les autres, de ces cols bleus et blancs qui triment jusqu’à plus soif. Malgré le fossé qui les sépare, quelque chose de fondamental les rapproche. Tous pensent être indispensables et faire le « sale boulot ». Ce qui n’est pas faux. Au fond, il s’agit juste d’une question de point de vue. Tantôt révoltés, tantôt fatalistes. Chacun prisonnier de ses choix et/ou de ses contraintes personnelles. Les uns cependant limités dans leurs perspectives par les bornes étroites de leur univers social. Car quand en on a que ses mains à offrir, beaucoup de choses sont déjà jouées – sauf dans certains secteurs où, par exemple, les mains peuvent transformer le plomb en or (heureux les artisans qui proposent des biens ou des services très demandés). C’est à ceux-ci que je pense. Les trimeurs ! Les ouvriers mal tombés, coincés dans un secteur ou un contexte ingrat. Et pour certains, morts au champ d’honneur du travail. A eux je dédie ces lignes. Ils en ont bien besoin. Avec la disparition annoncée de la classe ouvrière, depuis des années, on finit par les oublier. En fait, on voudrait bien ne pas les voir. Et on y réussit. Ils ne crient pas, ne manifestent pas souvent, n’intéressent guère nos actuels syndicats. Moi, ce peuple silencieux, hétéroclite, en revanche, il m’intéresse beaucoup. Et puis surtout, je sais ce que je lui dois. Ma santé au travail et un certain confort de vie.

Journal de Christobal: des maladies d’enfants gâtés que je vous dis !

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Des maladies de riches. Voilà ce dont nous souffrons que je vous dis ! Ca a commencé avec le corps. Obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires, cancers, etc. Des pathologies liées à notre Way of life sédentaire, calorique et au vieillissement inéluctable. Heureusement, toute une industrie parvient à en vivre. Quand le malheur des uns fait le bonheur des autres et que le serpent se nourrit de sa queue…

Ce mal qui frappe là où vivent les riches, on l’observe aussi macro-économiquement. Les sociétés d’opulence se modernisent et créent de nouveaux besoins. Car, quand tout le monde possède des biens d’équipement, que faut-il apporter de plus ? Pas de panique ! Le capitalisme a trouvé. Le capitalisme trouve toujours. Ailleurs il fait presque ce qu’il faisait chez nous il y a quelques décennies, voire plus. Chez nous, en revanche, il est passé à autre chose. Une machine à stimuler les désirs. Une manufacture à produire des besoins. Voilà, en vérité, ce qu’est le capitalisme. Un mouvement révolutionnaire par excellence. Ces mutations ne sont, évidemment, pas exemptes d’accidents et de contradictions terribles qui, demain, se résoudront avec diverses formes de violence, comme ce fut déjà le cas jadis. Si les nations riches s’appauvrissent, relativement, par rapport aux nations pauvres qui s’enrichissent, il ne faut pas, pour autant, s’en inquiéter. C’est, en tout cas, ce que nos élites nous disent. On s’endette, ils nous prêtent. On consomme, ils produisent (pour caricaturer la situation). Pour le reste, on s’occupe en créant des problèmes, on vend de l’air ou de l’esbrouffe (une partie des services sert à çà), on s’y épuise parfois, et on innove. Tout est pour le mieux alors dans le meilleur de notre monde à nous. Mais jusqu’à quand ?

Même dans les têtes, les maladies de riches ont pénétré. L’exaltation du moi a sans aucun doute été leur plus grand vecteur. Je veux profiter, consommer. Ca on l’entend partout. Moi, comme les autres j’y souscris, sans, par ailleurs, m’en rendre toujours compte.

Des apôtres du moi, très souvent j’en rencontre. Des convaincus, des prosélytes et des experts qui exhortent à continuer ainsi. Pas une dimension de la vie sociale n’échappe à cette apologie du moi. Même dans l’indignation celui-ci est présent. Par exemple, l’injustice aujourd’hui ne reconnaît que le moi. On s’insurge d’autant plus que la sacro sainte personne, réceptacle du moi, est touchée. Un pauvre, un immigré, un « dominé » comme disent certains, qui tout autant pourraient utiliser le terme de « domino » – cela sonne mieux et fait moins perroquet – ne mérite d’être défendu qu’en tant que personne, au singulier, victime d’un affreux système (celui des « abstraits » que tout le monde dénonce: l’État, les marchés, les dominants…). En fait, pour les apôtres du moi, l’appartenance à un groupe n’a plus vraiment de sens de classe. Elle n’est là que pour donner à la victime un statut de martyr. Et ce d’après des causes et des indignations qui s’avèrent, de plus, totalement sélectives.

Dans nos sociétés gâtées, pour l’instant, la bonne conscience est un luxe dont il faut jouir pleinement. La lutte des classes n’existerait pas et la politique ne devrait servir qu’à faire œuvre de charité. Il faudrait se préoccuper de « l’humain », pour reprendre un terme que l’on m’a souvent opposé dans mes discussions au sein d’un certain milieu très charitable. « Il ne faut pas mettre les gens dans des catégories ! » (Sauf celles qu’on défend sans le dire bien entendu). Cette phrase aussi m’a giflé gentiment bien dés fois alors que j’osais parler classes sociales et conflits d’intérêts. Des gros mots, des injures, que ces termes marxistes. Z’ont eu raison de me remettre en place. A l’époque, je n’avais pas encore compris. Quand on est trop pauvre, comme dans certains pays, on n’a pas forcément de conscience de classe. Mais quand on devient (relativement) riche, on préfère l’oublier. C’est plus commode. Jouir de sa situation, ne voir que ses problèmes, et rester ignorant sur les implications sociales réelles de son propre positionnement et de ses habitudes de vie dans les rapports de classe. Sauf pour les élites, bien sûr. Car elles, elles n’ont jamais oublié ce qu’elles sont et quelles positions elles occupent.

Y a les caprices d’enfants gâtés aussi. Une autre maladie du moi que celle-là. Et qui peut faire des ravages. En amour par exemple. Là où il faut s’accomplir à ce qu’on dit. Personne ne devrait louper l’expérience d’une grande passion. Dans les magazines pétris de psychologie c’est ce qu’on nous vend. Tout peut donc lui être sacrifié… à cette passion-là. Gaffe à cupidon et à ses flèches alors… qui se révèlent parfois empoisonnées.

Je me souviens de ce petit couple sympa. Lui conseiller principal d’éducation, elle thérapeute (enfin psy si vous voulez). Un endroit pour habiter agréable, un enfant en bas âge. Une relative bonne entente malgré les années de vie commune. Pas de gros problèmes ou de situations invivables. Merde alors. Heureusement, cupidon passa par là. Un salaud celui-là, pour qui se retrouve comme un con. Il faut toujours un perdant, chantait Julio Iglesias… Il sait de quoi il chante, il en a fait tourner des cœurs et battre des têtes.

La belle s’en est allée avec un type bien plus âgé. Une sommité intellectuelle pleine de fric qui a visé droit au cœur. Un intellectuel avec du pouvoir qui lui fera sans doute écrire des fiches de lecture. Je l’ai déjà vu. Une belle collaboration amoureuse et intellectuelle. Cela s’appelle ainsi. Trop de responsabilités et de mondanités mangent du temps. On ne peut plus tout lire. D’autres le font alors. On sous-traite. Après tout, ca sert à çà la position sociale et l’aura. La belle, elle, elle est heureuse. La fascination pour l’aura et l’argent. L’accès à un monde qui fait mousser. Le désir (sexuel), si on réfléchit bien, c’est parfois juste une affaire de vanité ou d’ego cachée derrière. La belle, elle l’a dit clairement: « il faut que je vive ma vie de femme ! J’aspire à autre chose. » L’enfant en bas âge, le tout petit, doit comprendre et le mari aussi. J’aime bien les psy pour çà… Certains sont faits pour nous déculpabiliser. Et ils sont bons dans ce rôle-là. La société nous a trop fait souffrir jadis. La frustration, non vraiment, ça n’est pas bon. Il est grand temps pour l’individu de s’affirmer. Avec de pareils arguments, mêmes les murailles s’effondrent.

Quand j’ai expliqué à une amie, à propos de cette histoire, que c’était au fond un caprice de « petite bourgeoise » qui satisfaisait là une ambition intellectuelle, elle contesta vivement. Non, la belle voulait vivre sa passion, fascinée par un séducteur genre DSK : le type qui charme les serpents même en parlant, sans la flûte, mieux que le fakir lui-même, tellement il est brillant. Bon sang, c’est vrai que je peux être à côté de la plaque ! Mon amie, elle comprenait la belle, la passion ca n’arrive pas tout le temps. Elle aimerait même vivre une passion dans le genre. Certes.

Z’en voulez une autre ? J’en ai à la pelle. Suffit de regarder autour de soi: des proches, des amis des amis ou des rencontres occasionnelles. Quand on se promène dans différents milieux, on en apprend des choses… Monsieur et madame travaillent comme des fous. Ils réussissent dans la carrière, ils gagnent beaucoup d’argent. La petite, elle voit pas ses parents. Y a la nourrice pour ca. Elle pleure, elle ne va pas bien. Un rendez-vous chez la psy est donc pris. Après une écoute approfondie, celle-ci identifie la cause et propose le remède. Les travaux dans la maison, voilà l’origine du problème. Il a, en effet, fallu changer les enfants d’appartement, le temps que sèche la peinture des ouvriers peut-être polonais. Ca déstabilise une enfant un truc comme çà, explique la psy. Sans sa chambre, lieu hautement affectif, et ses repères, elle se sent mal forcément. Rassurés, les parents sont contents. Ils ont compris et veulent surtout y croire. La thérapie fait du bien à la famille. Ils ne transformeront pas leur mode de vie, travailleront toujours autant, ne verront pas davantage leur fille, mais ils iront consulter de temps à autre… pour son équilibre à elle naturellement.

Les excès, les désirs, les caprices modernes, désormais plus personne n’y échappe. Pas même les prolos. C’est la démocratisation de l’individualisme et de l’hédonisme. Or, individualisme et hédonisme riment souvent avec égoïsme social, quand ils sont trop poussés et vus comme des valeurs suprêmes. Je reconnais. Suis bon vivant et individualiste aussi. J’ai mes propres tourments, enfin dans le genre. Mais à trop en vouloir ou à imiter les classes mieux loties, même dans leurs obsessions, on finit par se perdre. Dans la vie, les renoncements et les frustrations ca a pourtant aussi son utilité. Faudrait-pas l’oublier, ni se créer des problèmes, et faire appel à des experts pour les régler, surtout quand il n’y a guère de raisons à cela ou surtout si l’on est (relativement) pauvre avec d’autres chats à fouetter. Des maladies d’enfants gâtés que je vous dis ! Voilà ce dont nous souffrons tous, même ceux qui ne les ont pas d’mandées.

Journal de Christobal: les inégalités de situation

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« Quand un homme est dépourvu de toute perspective, il pourrait aussi bien être mort », Paul Auster.

Y a ma soeurette et pi y a moi. Ma soeurette, elle a finalement vu venir. Et elle a pas attendu Barbe bleue pour ça… Elle est plus jeune, avec une gamine, un mari, un bel appartement acheté à bas prix (à l’époque) dans un cadre sympa entouré de pins. Une voiture et un studio à crédit aussi. Tous les deux bossent en CDI et gagnent correctement leur vie. Au niveau du salaire médian pour elle, au-dessus pour monsieur. En bref, ma soeur, elle vit là-bas comme une classe moyenne, mais ne nage pas dans l’or. C’est agréable la vie d’une petite classe moyenne en province. Comme une espèce de confort tranquille, malgré un peu de stress au travail. On s’achète des trucs, on aménage son nid douillet, on part en vacances exotiques, on donne la gamine à pépé et mémé qu’habitent pas loin, ca fait des frais en moins. Mes parents n’ont pas connu ça au même âge. Eux qui au tout début de leur installation sautaient des repas et trimaient jusqu’à pas d’heure! Heureusement, les 30 glorieuses sont vite passées par là. Z’ont pu respirer par la suite.

Moi, de mon côté, j’aurais dû, jusqu’à présent, faire un peu mieux. J’ai loupé quelques trains de la vie importants. Pas trop malin, parfois, le Christobal. Plus diplômé que la soeurette, mais dans une voie de garage. A la conquête de la capitale, mais sans victoire décisive. Du coup, je rame un peu en ce moment, même si je reste encore au dessus du travailleur pauvre. Un mauvais moment à passer, voilà tout. Dans la vie la roue tourne. Je veux bien le croire!  

C’est marrant la trajectoire sociale! Même famille, pas même destin de classe. Un truc très fréquent çà de nos jours! Les inégalités de situation sont légion, jusqu’au sein des familles, terreau des classes sociales et des destins tout trâcés pourtant.

Les inégalités de situation on les sent bien aussi dans le monde du travail. Pas seulement en termes de salaires et de conditions de travail, également en termes de statut. Emplois précaires, stables, de transition, dans le privé, dans le public, avec ou sans perspective d’évolution, etc. Un véritable bestiaire de cas de figures, voilà ce que la complexification de la division du travail et l’évolution du capitalisme et des politiques publiques ont apporté ces 30-40 dernières années! Ils sont nombreux, les jeunes et les 30-40 ans, par exemple, à voir leur situation s’enliser, à stagner, à s’enterrer dans le confort facile d’un emploi protégé ou à subir la précarité, alors même que les aspirations se sont considérablement élevées.

Des perspectives. Voilà, en effet, ce qui leur manque souvent à ces générations élevées dans le confort. Exactement le contraire de ce que leurs aînés ont connu: inconfort tout d’abord – enfin, pour une partie d’entre eux – et promotion sociale et/ou matérielle ensuite.

Les inégalités de situation, les statisticiens ne les voient pas toujours. Certes, quand règne en France une atonie économique et que s’annonce une possible grande glissade, chacun planque ses enfants, de préférence au détriment de ceux des autres. En bref, les avantages et les désavantages de classe sont plus que jamais visibles. C’est ainsi qu’on devient un pays où l’objectif s’avère, pour tout le monde, de conserver sa place au sein de la hiérarchie. Si la forte croissance économique offre un royaume aux parvenus, celui des héritiers et des rentiers se nomme déclin! Aussi, faute de bons diplômes, de bonnes écoles et de relations adéquates, dur-dur pour espérer connaître une véritable promotion sociale.

Pour autant, les grandes tendances ne font pas tout. Quand on appartient aux couches populaires ou moyennes, c’est le jour ou la nuit selon qu’on vit ou pas dans un endroit où les loyers restent sobres, qu’on dispose ou non d’un véhicule, qu’on se retrouve seul avec des bouches à nourrir, que le conjoint gagne correctement sa vie ou qu’on dispose de deux salaires… Il y a, au-delà des avantages hérités ou transmis, la débrouillardise personnelle, la capacité de travail, les choix judicieux et, surtout, les hasards heureux/malheureux et les hasards du lieu qui font les différences.

Enfin, que savons-nous, au fond, des revenus? Ce qu’on veut nous en dire. Faudrait, en réalité, s’intéresser davantage aux fraudes fiscales ou à l’Etat providence, au travail clandestin, aux revenus secondaires issus de la (re)distribution sociale, aux patrimoines… On aurait alors un portrait plus fidèle de ce que la France sociale devient. Un pays éclaté, fait de classes populaires et moyennes fragmentées, émiettées même! Très probablement. Si certains s’en tirent bien, voire très bien, d’autres sombrent ou se débattent pour sortir la tête hors de l’eau. Les uns sont relativement sereins, les autres angoissés. L’exploitation intra-classe n’est pas non plus exceptionnelle, comme entre titulaires et précaires issus de milieux proches, par exemple. Comment alors fédérer tous ces intérêts divergents et ces égoïsmes profondément ancrés pour fonder un mouvement populaire qui soit fort? C’est la question qu’un homme de la gauche sensée devrait, en vérité, se poser tous les matins en se rasant. Mais « gauche sensée » est peut-être, désormais, un oxymore…

Souvenirs de Christobal: de nouveaux tartuffes?

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Ca devait être l’été 2008. Là où coule le lait et le miel. Enfin, pas seulement, le sang, les larmes, le fer également. J’étais en vacances, avec un ami juif. Je visitais un pays en guerre. Heureusement, le calme régnait à ce moment-là. Dans un pays étranger on remarque tout de suite ce qui diffère de son pays natal. On a le cerveau bombardé par des informations qui arrivent par tous les sens. Moi, ce qui m’avait frappé, entre autre, c’était la religiosité.

Ca avait commencé à Tel Aviv, à l’hôtel, dès le premier jour. Un homme en noir, la tenue religieuse, vint m’aborder. Un Français. C’était pas difficile pour lui de savoir d’où je venais, avec le mauvais accent de mon mauvais anglais. « Pouvez-vous vous joindre à nous pour la prière, nous avons besoin d’une dixième personne », me demanda-t-il.

« Je veux bien vous tenir la main, mais sachez que je ne suis pas juif », que je lui répondis.

Il déclina alors mon offre et m’interrogea pour savoir si j’avais un ami juif. Il espérait, en effet, que je le réveille pour qu’il descende prier avec lui et ses compagnons. Ce que je m’empressais, bien évidemment, de ne pas faire, car mon ami venait de passer une nuit blanche à aider sa famille. Le lendemain, je recroisais le même homme dans l’ascenseur qui discutait à propos des écritures passionnément. Je l’avais laissé dans la religion et je l’y retrouvais…

A plusieurs moments du voyage, comme cela, nous avons croisé des Français en pleine crise de religiosité. Un matin, dans un kibboutz, je vis certains de ces fiers hommes en noir se précipiter avec avidité sur le buffet, au risque de me bousculer. Et quelle avidité! La même sans doute qu’ils portent dans les yeux lorsqu’ils s’abreuvent fiévreusement des saintes écritures. Ce fut mon ami qui le premier le remarqua: « la religion pour beaucoup c’est juste une affaire de respectabilité. » L’avait vu juste. De mon côté, je me disais que pour certains de ces juifs venus d’ailleurs s’intaller en Israël ou en faire résidence secondaire, c’était vital la religiosité. Fallait bien cette ferveur pour démontrer à tous sa légitimité à profiter des promesses de la terre promise. Plus on pratique, apparemment, plus on est juif! Enfin, personnellement, je suis loin d’être convaincu que les Juifs du monde entier partagent cette vision de la judéïté…

Au fond, tout cela n’est qu’une affaire de religion ostentatoire, et ce quels qu’en soient les motifs. Religion ostentatoire. En voilà une bien belle expression! En France elle pourrait s’appliquer aussi à certains Musulmans. Je ne parlerai pas, en effet, des Chrétiens, ils ne m’ont pas marqué. D’ailleurs, je n’ai pas vraiment d’anecdotes à raconter à leur sujet. Mais peut-être est-ce parce je connais bien cette religion. Le familier finit, à la longue, par vous échapper. Et puis les libres penseurs ont tellement écrit sur eux…

Dans l’ONG où je bossais, je l’ai aussi vu, chez certains, le retour à la religion ou son renforcement. K., la quarantaine, ne faisait plus la bise aux hommes depuis son pélerinage à la Mecque. Un jour, à la pause déjeuner, elle expliquait à un jeune stagiaire d’origine marocaine qu’elle mangeait une fois par semaine avec les doigts, ses enfants et son mari de même. D’après elle, cette manière de manger facilitait la digestion. C’était médicalement attesté! En bref, les habitudes anciennes avaient du bon… Sur le moment, j’eus alors la désagréable sensation que ses confidences à son jeune coreligionnaire ressemblaient à du prosélytisme.

Une autre collègue, A., avec qui je chahutais souvent – j’adorais son côté garçon manqué… et fille réussie – la quarantaine aussi, portait assez souvent un voile sur la tête. Je ne l’avais pas, pour autant, toujours connue ainsi, bien qu’étant pieuse et élevée dans la religion dès son jeune âge au Maroc. En déjeunant en tête à tête avec elle, je ne pus m’empêcher de la questionner à ce sujet. « Un soir j’ai voulu réciter ma prière. Et là, j’avais complètement oublié un verset du Coran. Quelque chose d’élémentaire, que tu apprends en premier. C’était pas possible! En fait, c’était un signe. Je n’avais pas été assez pieuse, Dieu me le faisait comprendre. Depuis je porte le voile aussi souvent que possible », me dit-elle. « Et la Burqa ? Tu te verrais la porter un jour? », que je rétorquais alors. Après une hésitation, elle conclut par « peut-être. »

Il y avait également le cas de M., un quinquagénaire divorcé et remarié qui revenait vers la piété… de plein pied. Difficile de déjeuner avec lui, en vérité, car il refusait de rentrer dans un endroit abritant la moindre goutte d’alcool. Or, au pays du raisin et du vin, les lieux de restauration sans alcool se font rares. De fait, il m’arrivait de manger un sandwich à ses côtés sur un banc, dans un jardin urbain, pour lui tenir compagnie.

Si certains semblent s’engouffrer dans la brèche religieuse, d’autres, cependant, vouent à la religion une hostilité qui n’a rien à envier à l’anticléricanisme du passé. Des Beurs anticléricaux! Marrant qu’on en parle peu à la TV. Journalistes et politiciens préfèrent évoquer la dérive religieuse ou dénoncer l’intolérance sous l’étendard de l’islamophobie. Encore un concept bien creux que celui-ci!

Cet anticléricanisme m’a sauté au visage un soir d’entraînement. On attendait tous le RER en agrippant nos sacs de sport. Mou, maghrébin de 27 ans, fonctionnaire dans une préfecture, discutait avec un autre camarade de la salle de sport. « Attention, c’est pas parce que je suis arabe que je  suis musulman! C’est pas automatiquement ma religion! Moi j’ai pas de religion! »  Je ne pus, en entendant cela, m’empêcher d’intervenir. Fallait que je questionne, que je sache. J’en avais des fourmis dans les lèvres. Le genre de démangeaison qui vous pousse à parler. La discussion fut très intéressante. A un moment, je lui raconte une histoire, qui vaut son pesant d’or… religieux. J’avais suivi quelques jours auparavant une formation, dans le cadre de mon travail, où la question du vivre ensemble était abordée. Le formateur expliquait que dans l’immeuble parisien où il vivait, deux groupes se partageaient la cave. Le groupe de ceux qui priaient, celui de ceux qui jouaient de la musique rock. Ils se croisaient régulièrement. Un jour durant la période du Ramadan, un musicien est passé, comme d’habitude, devant la mosquée improvisée pour rejoindre son studio improvisé aussi. Il tenait à la main une bière. Mauvaise idée, car un pratiquant qui attendait estima qu’il s’agissait d’un vrai blasphème. Un coup de poing au visage lui suffit, cependant, pour réparer le crime céleste. Et la copropriété dut gérer l’incident, ainsi que la tentation à peine cachée, selon mon formateur, pour les 2 groupes de carrément se séparer et d’aller prier ou répéter ailleurs. En racontant cette histoire à Mou, je déclenchais chez lui une réaction vive: « Moi si je prends un coup de poing comme l’autre, je t’assure que je lui rentre dedans, je le mets minable! Je le force à bouffer du porc! Non mais où il se croit! En plus les nouveaux convertis ce sont les pires! »

La religion, en vérité, tout comme l’ethnicité, ca tient souvent du bricolage personnel. Cependant, si chez certains elle se loge dans le coeur, faisant appel au mysticisme, pour d’autres ce n’est rien qu’une affaire de symbole. Un truc avec lequel on s’arrange et qu’on utilise au gré des circonstances. Aussi, tous les discours sur la tolérance religieuse et le respect de la pratique individuelle s’avèrent finalement ridicules et contre-productifs. Chacun retient de ces discours ce qui s’accorde le mieux avec ses intérêts et ses idées religieuses du moment. Il faut plutôt un cadre collectif à la pratique et des limites, me semble-t-il, même si les attitudes et la réalité sont complexes. Au nom de la mère tolérance, on favorise, en effet, souvent les divisions en les encourageant. La tentation est grande, en outre, de se coucher devant les revendications par peur d’être taxé de racisme. Il est vrai qu’aujourd’hui Droits de l’homme, antiracisme et bons sentiments deviendraient presque, à leur façon, une religion.[1]


[1] La religion, en vérité, tout comme l’ethnicité, ca tient souvent du bricolage personnel, disais-je un peu plus haut. Oui. Assurément. L’ethnicité n’échappe guère à cette règle. A l’époque de mon voyage en Israël, je sortais avec une jeune femme d’origine marocaine. Les traits fins et la peau foncée au point qu’on la prenait souvent pour une Éthiopienne. Je lui demandais un jour comment elle se définissait. « Je suis française, black et marocaine », affirma-t-elle. « Mais pourquoi dans cet ordre ? » Très simplement, elle me répondit : « 1- parce que je suis né ici, 2- parce que c’est ainsi qu’on me perçoit souvent dans la rue, 3- parce que mes parents sont de là-bas. » Logique.

Journal de Christobal: à moitié beur et complètement mal-pensant

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Je me trouve dans un RER un soir de semaine de l’hiver 2011 je crois. Vraiment fourbu je suis. Pendant 2 heures j’ai lutté avec des gars plus lourds, des gars plus jeunes aussi qui voulaient bien me faire bouffer du tatami. En toute amitié bien entendu. Depuis des années je pratique des sports où la confrontation à l’autre est un art consommé. Après les sports avec des coups, je me suis mis à ceux où l’on s’attrape, où l’on se roule au sol. A un certain âge on en a marre des beignes. On veut goûter à d’autres types de blessure.

Autour de moi dans le wagon du RER y a les copains de la transpiration. Eux aussi fourbus et gais. On rit, on crie, le corps endolori et l’esprit libre. Vidés que nous sommes de tous les soucis du jour et des contrariétés. Quand le corps se relâche, l’esprit s’exalte. Ca grise autant qu’un verre d’alcool. Y a des Blacks, des Beurs et… comment dire… les autres quoi! J’aime bien ce sport, ce club de banlieue et son mélange. Comme au Rugby, des ouvriers, des employés, fonctionnaires, agents de maîtrise, voire cadres, étudiants, s’y retrouvent. Un vrai espace de mixité, pour reprendre un thème politique à la mode, qui fonctionne avec d’autres règles que la société ordinaire. Y a quelques filles aussi. Peu nombreuses, car c’est un sport de brutes. Mais courageuses et volontaires, y faut le dire.

Alors que le RER s’apprête à repartir, B. déboule dans le wagon comme une météorite. On s’esclaffe. Il a probablement effrayé des passagers. Il tape à la vitre qui sépare le conducteur du reste du wagon et le remercie avec sa voix de stentor de l’avoir attendu avant de refermer les portes. Un type bien et poli que ce B., je me dis en moi-même.

C’est une grande gueule âgée de 25 ans B. Un chambreur aussi. La déconnade ca le connaît. Un gros costaud qui ressemble à un mètre cube, avec une oreille si déformée par la lutte qu’elle tient plus du corneflake que de l’organe. Ca n’a pas l’air de le déranger, d’ailleurs, ni d’entamer son succès auprès des filles.

B., il a été videur de boite. Jusqu’à récemment. Un castagneur aux allures de nounours, ca le fatiguait de devoir cogner de temps à autre sur des abrutis alcoolisés qui ne veulent rien entendre. Alors il a arrêté. Désormais, il rend des services à son ancien boss, y fait divers trucs. Y m’en a pas dit plus.

C’est un gars qu’a voyagé aussi, B. Il a passé 2 ans entre la France et le Brésil. Y parle le portugais, se débrouille assez bien en anglais. Apparemment, il a appris comme çà, sur le tas, par les voyages. Y fait des combats pro à l’étranger. Du free fight. Un mélange de kick-boxing et de lutte pour le dire vite. Le grand truc en vogue auprès des jeunes. Les Américains et les Japonais en font des galas populaires. Ce sport est en pleine ascension. Il se diffuse comme une traînée de poudre avec internet.

« J’ai failli louper le RER à cause de ces 3 Blacks dans les vestiaires », qu’il s’exclame B.

« Pourquoi? » que je demande.

« On a discuté politique. J’ai encore refait le monde! Je les ai traumatisés. Déjà avant j’ai refroidi le Rebeu avec sa cigarette. »

On rit.

« Ce petit con arrive avec sa clope dans les vestiaires. Je l’ai repris. L’a pas bronché mais y râlait. J’ai failli le baffer. Y a que les Noirs et les Arabes qui la ramènent tout le temps. Y ont ce truc de la fierté mal placée. »

Suze, une copine antillaise de l’entraînement, lui fait remarquer avec amusement:« Comment tu parles! Et ta moitié tu l’oublies? » (B. est un métis franco-maghrébin).

« Je l’oublie pas. Mais moi j’ai pas de problème d’identité. Je suis français, né ici, j’en ai rien à foutre du Maroc! »

B. nous explique ensuite son algarade avec les 3 Blacks.

« Y arrêtaient pas de revendiquer: nous les Blacks on a souffert, etc. C’est du pipeau je leur ai dit. C’est comme les Juifs avec la Shoa. Tout ça, c’est pareil! Les mêmes prétextes! T’as pas souffert quand t’es né dans un pays où y a la sécurité sociale! »

On continue de rire.

« La fraternité noire ca existe pas. Demande aux Tutsi et aux Hutus! Faut pas déconner. Même un Black ici il hésite à louer son appartement à un autre Black de peur qu’ils le squattent à 10. Fier d’être black! Comme si c’était une performance. »

Certains, parmi nous, approuvent explicitement: « il a pas tort ». G. continue son récit:

« Y en a 1 des 3 qui me dit: c’est pas parce que t’es un combattant que tu dois te permettre de parler comme ça… Qu’est-ce que ça fait que je sois un combattant, je lui ai répondu! Où est le rapport? J’avance une idée, t’es pas d’accord, tu réponds, tu argumentes, etc. Y savait plus quoi répondre. De suite, le gars y ramène ça au rapport de force physique. Ca m’énerve. »

Il est temps pour moi de descendre pour prendre ma correspondance, car la nuit file comme la rame. La discussion a glissé sur autre chose. Les sujets ne manquent pas. Même s’ils sont, pour nous, souvent liés au sport. Je salue mes amis sportifs, dont le truculent B. Un drôle de gars que celui-ci. On le classerait facilement à droite, voire plus à droite encore. Sauf que je ne suis pas de ceux qui voient la vie en deux couleurs (politiques). Nombreux sont ceux, d’ailleurs, qui aujourd’hui ne rentrent guère dans les cases des commentateurs et des pseudo porte parole. Les mêmes, d’ailleurs, qui occupent le devant de la scène médiatique. Qu’ils y restent sur cette scène, à jouer leur rôle de pitres étouffeurs de débat. Un gars comme B., et il n’est pas unique, m’a rappelé ce soir-là que la politique ca existe d’abord dans la rue où tout peut être dit. Il m’a aussi surtout rappelé combien il est agréable de ne pas toujours entendre les mêmes sons de clôche et de parler sans avoir l’impression de marcher sur des oeufs.

Souvenirs de Christobal: une jeunesse urbaine

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Un « collègue » dans ma ville de naissance, celle où j’ai vécu jusqu’à l’âge immature, c’est pas quelqu’un qui bosse avec vous. Non, un « collègue », c’est juste un copain, un pote, un « poto » quoi ! A chaque coin de France son patois. Le langage galvaudé est un art qui se savoure comme un bon vin, à pleine bouche, surtout quand on traîne dans la rue, au coin des bars. C’est le langage populaire. Et il a, finalement, tout d’une bonne recette culinaire locale : on y trouve des ingrédients venus de divers coins du monde. A la longue, bien sûr, il évolue. Car rien ne résiste à la force du temps. Mais il varie aussi d’un quartier à un autre.

Les quartiers populaires, d’ailleurs, n’ont rien d’homogène. Ni les prolétaires. Et encore moins leurs jeunes.

A une certaine époque, dans les années 1990, je traînais mes guêtres sur une certaine place, près d’une petite école. Celle dont j’avais rayé les tableaux noirs, à la demande des maîtres et des maîtresses qui m’apprenaient à lire et à écrire. Un endroit tranquille que cette place. Vers l’adolescence et jusqu’à près de trente ans, beaucoup de jeunes du quartier – enfants d’ouvriers, d’employés et de cadres moyens, mieux lotis que dans les cités – ont râpé leurs semelles sur son bitume grêlé.

Traîner : c’est l’essence de la sociabilité populaire masculine. Rien de plus important ! Le plus souvent, le temps qu’on consacrait à traîner était entrecoupé de quelques pauses : celles des sorties et des jobs. Voire, pour certains, des études. Traîner c’était, pour beaucoup d’entre nous, comme enfourcher un compas géant : on tournait autour d’un centre, encore et encore, celui de notre petit monde. Et de quoi était-il fait notre petit monde ? D’une constellation de potes… ou de collègues, comme vous préférez, attachés à un lieu.

Le monde des potes, vraiment, ça n’est pas rien, surtout quand on est jeune. Avec eux on apprend la rue et la ruse. Avec eux on apprend à vivre et… à perdre du temps. Je me souviens encore de ce qu’on faisait, comme si c’était hier. On parlait, on chahutait, on plaisantait, on fumait du shit souvent, on se saoulait parfois, on refaisait le monde. En bref, on macérait dans notre jus. Précisément, trois activités essentielles se détachaient de cette coulée d’habitudes « tranquilles ». La première consistait à s’insulter de la manière la plus métaphorique possible. Le gagnant était celui qui récoltait les rires du public au détriment d’un autre. Tous les registres y passaient, de la famille au physique. C’était, en quelque sorte, des joutes verbales. La deuxième tournait autour de la consommation et de la vente de shit, accessoirement d’autres drogues. Ces substances, parce qu’elles procuraient des sensations et de l’argent, suscitaient maintes convoitises. Grâce à cela, j’ai pu apprendre en observant les autres de quoi certains étaient capables. Le vice, la trahison et l’entourloupe font souvent bon ménage avec de nobles sentiments comme l’amitié (bien qu’il s’agissait surtout, maintenant que j’y réfléchis rétrospectivement, d’une chaleur humaine et d’une solidarité de circonstances)… Enfin, la troisième activité, relativement corrélée à la deuxième, consistait en la recherche de sensations fortes à expérimenter ou pour tromper l’ennui.

Le mondes des potes c’est souvent un monde en vas clos. Fait de frustrations. On s’en échappe parfois, momentanément, le temps d’un rare flirt, d’un boulot précaire ou d’une révision. Le monde des potes c’est aussi parfois la confrontation des jeunesses populaires, selon les quartiers, pour des affaires de regard, de shit ou bien d’honneur. Rien de nouveau sous le soleil… méditerranéen.

Le monde des potes ca n’a, finalement, rien de très folichon. Et, pourtant, je peux le dire, cette sociabilité masculine un peu particulière, dans laquelle certains s’impliquent plus que d’autres, voire y laissent leur âme, m’a souvent offert les plus belles tranches de rire qu’il m’ait été donné, jusqu’à ce jour, de goûter.

Au fil des ans, cette jeunesse qui dure, qui s’étire, qui vibre au rythme d’une croissance économique atone, en dents de scie, et qui se complaît dans un certain confort, celui de l’autarcie, finit par s’achever. On passe à autre chose. Enfin, certains gardent malgré tout encore un pied dedans. Marié, divorcé, avec ou sans enfant. En emploi ou chômeur. Peu importe. La propension à suivre ses penchants, le refus de l’effort nécessaire pour sortir de son milieu, etc., sont fréquents.

Et puis il y a chez quelques-uns la frime. Dans ma ville d’origine, souvent les milieux populaires rêvent d’argent facile, ils pensent réussite matérielle, mais d’après leurs propres normes. S’enrichir s’en s’élever. A sa manière. Pour les hommes, c’est par la voie de la ruse. Jouer les cadors, même à l’âge de raison, est un plaisir exquis. Aussi, l’image de soi, celle qu’on bâtit pour soi-même et les autres, au fil des mésaventures quotidiennes, ne peut pas s’écarter d’un tel modèle. 

Les coups tordus, les combines, la frivolité et les situations compliquées chez ceux-là  font le sel de la vie! Pour d’autres, ils sont vécus comme une fatalité. Quand on a été un « collègue », on le reste parfois pour longtemps…

Journal de Christobal : le commun des transports

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Adolescent dans une ville du sud, je fréquentais assidûment les transports en commun. Y fallait bien aller à l’école, à la plage l’été, se balader, etc. Or, comment faire sans permis de conduire et sans voiture ? Certaines distances ne se parcourent jamais à pied. En outre, mes parents n’aimaient pas les « deux roues ». Ils trouvaient que ça faisait désordre les traces noircies et les morceaux de viande rougie sur la chaussée fumante… Ils criaient haut, et surtout fort, qu’avant dix-huit ans, sur un « deux roues », on ne conduit qu’à ses risques et périls ! Surtout dans une ville où celui qui contrevient à la « loi »… locale est celui dont l’impudence va jusqu’au port du casque. Leur opinion n’a guère changé je crois. Faudra qu’un de ces jours je les remercie, car ils m’ont peut-être évité de finir avec un autre style de « deux roues », un « deux roues » en fauteuil, sans moteur et qui fonctionne à l’huile de coude… Et puis, pour leur bourse, à l’époque, c’était cher un « deux roues », alors plus la peine d’en parler. Je m’étais rapidement résigné à marcher et à raccompagner chez elles les filles en bus (pour celles qui le voulaient bien).

Des heures dans les transports en commun j’en ai, comme des millions de jeunes, passées, je peux le dire ! Il m’a fallu attendre quelques années avant de connaître les joies des embouteillages, de la conduite à risque et des réparations onéreuses, au volant d’une vieille guimbarde. Je prenais, en fait, surtout le bus. Seule l’Île-de-France offre, en effet, un large éventail de métros et de RER qui se déplacent comme sur une toile d’araignée. Le maillage territorial en province est surtout assuré par les bus. Malheur à qui ne possède pas de véhicule utilitaire ! Il n’y a, souvent, que les jeunes, les pauvres et puis les vieux pour en faire grand usage et pour pâtir des incidents récurrents et des grèves.

Plus tard, en arrivant sur Paris, je découvrais combien les transports en commun sont chronophages, mais aussi indispensables. En dépit d’incidents et de grèves chroniques, le réseau francilien, qui malheureusement vieillit, s’avère relativement efficace.

Drôle d’univers que celui-là en vérité ! Des millions de gens de toutes conditions sociales s’y croisent quotidiennement sans se voir, ou plutôt, font semblant de ne pas se voir. Le nez dans un journal, dans un livre, dans un mobile, dans un Smartphone, ou bien les yeux rivés sur le sol. Autant de pantins agités au bout d’une tige de bois, au rythme des secousses mécaniques des véhicules qui les transportent.

Il y a, en fait, dans les transports en commun parisiens, deux catégories d’usagers : la majorité qui veut qu’on la laisse tranquille et le reste, les provocateurs enjoués, les artistes souterrains (au sens propre comme sens au figuré), les mendiants, les racketteurs ou agresseurs chevronnés et les « agités du bocal ». Cet océan d’indifférence tranquille est donc souvent troublé par des scénettes amusantes, des échanges complices, des rires, des situations tendues voire exceptionnellement dramatiques. Quelquefois, je fus même surpris d’y trouver de la solidarité, du civisme, un peu d’héroïsme et de la politesse. Mais c’était bien trop rare à mon goût.

Un soir de 2010, je décidais de prendre un bus parisien. Le métro ça suffit ! Autant se donner la sensation de conduire un peu en regardant la circulation.  Et puis 20 mn de bus dans un quartier tranquille, c’est pas la mer à boire, pensais-je. J’étais avec une amie.

Depuis mes premières années d’expérience dans la pratique des bus en Provence, je savais, comme tout urbain non riche qui se respecte, ce qui pouvait arriver sur certaines lignes. Des embêtements. De temps à autre. J’avais aussi appris adolescent, à l’instar des autres usagers des transports, à balayer rapidement du regard l’espace intérieur du bus, en franchissant la porte dépliante, l’air de rien, afin d’identifier s’il y avait quelques « racailles » ou autres « fouteurs » de trouble et pour localiser où ils étaient assis. Généralement, on les trouve avachis vers le fond. On les évite donc dans la mesure du possible. Il faut dire que la provocation et la petite délinquance d’une partie de la jeunesse issue des milieux populaires sont récurrentes depuis 30 ans. A force de non-dits et de « trop-dits », de la part des experts et des pouvoirs publics, le fatalisme s’est installé chez ceux qui les subissent. Et puis le temps où des paysans et des ouvriers impulsifs, avec des mains comme des battoirs, cognaient sur les « morveux » insolents est révolu…  

Plus jeune, je savais aussi prendre un regard ou un air dur. Il fallait, en effet, dans ces situations, donner l’impression que je n’étais pas du genre à m’en laisser compter. Enfin, je me préparais parfois mentalement à l’affrontement possible: faire le fou ca peut marcher et rendre les coups aussi. Juste au cas où, bien entendu. A 17 ans, on est écartelé entre la peur et l’honneur. Aucune leçon de morale et aucune recommandation des adultes bien intentionnés (« surtout laisse-toi faire, c’est plus sage ») ne peuvent faire oublier l’amertume d’une humiliation physique. Certains savent la taire, ou bien la transformer en récit héroïque, voire en victoire. Il y a là quelque chose de vital pour l’amour propre. Car quand on grandit au sein d’un milieu populaire, la virilité qu’on affirme est comme une seconde peau. Dur-dur de s’en débarrasser. La peur et l’honneur… Voilà ce qui fonde l’expérience quotidienne et le stress d’une partie des adolescents issus des quartiers populaires et même au-delà. Le reste – telle l’angoisse face à l’avenir ou la société injuste, etc. – n’est que faribole ! Il se trouve malheureusement toujours quelque psychologue ou sociologue pour s’en faire l’écho.

Bref, tout cela je connaissais. Je l’avais expérimenté. Mais ce soir-là, il ne s’agissait que d’une incivilité ordinaire. Or, je ne sais pourquoi, je saisissais  pourtant avec une acuité particulière à quel point le job de chauffeur de bus pouvait être psychologiquement pénible. Comme quoi certaines prises de conscience ne sont possibles que si l’on est réceptif! Il ne suffit pas, en effet, de voir pour prendre conscience, bien que cela s’avère indispensable.

Des chauffeurs, j’avais une opinion plutôt négative. Adolescent, j’en avais effectivement connu des vulgaires, des peu serviables, des frimeurs occupés à papauter ou à draguer de ces femmes populaires fières de s’afficher, debout, à côté du volant, avec le « conducteur du bus » comme elles disaient… Je trouvais ça marrant cependant. Il n’y a que dans cette ville, pensais-je bien plus tard, qu’on joue les starlettes parce qu’on parle au chauffeur. Un vieux copain les appelait, d’ailleurs, les « poissons pilotes »…  

Leurs grèves m’exaspéraient aussi, aux chauffeurs, mais seulement passé l’âge d’en faire une occasion de déserter les cours. Car dans ma ville, bien avant Georges W. Bush et sa « guerre préventive », les syndicats avaient inventé le concept de « grève préventive ».

Enfin, je savais que de nombreux kinésithérapeutes faisaient leurs choux gras avec le « mot du docteur » que les chauffeurs désireux de s’arrêter de travailler un temps s’empressaient d’aller faire signer chez leur médecin habituel, ainsi qu’on va au marché.

Pour autant, je me permets ici de dédier ce récit en forme d’hommage collectif, non pas aux tires-aux-flancs, et sans justifer toutes les revendications syndicales, mais simplement pour manifester ma sympathie au commun des chauffeurs, qui bien souvent essuie les plâtres de la société.

Dans les quartiers populaires, en l’occurence, conduire un bus n’a rien d’une sinécure. Non pas que l’ambiance soit forcément délétère ou agressive. Mais parce qu’il faut toujours être extrêmement vigilant. Les bus sont, tout d’abord, fréquemment bondés. J’en ai pris quelques-uns qui desservent les quartiers populaires parisiens et la proche banlieue du 93, comme çà, juste pour voir, pour découvrir autrement que par les momunents et la marche à pieds ma ville d’adoption. Le dimanche, alors que les quartiers aisés de la capitale désespèrent de leurs habitants partis en week-end – hormis dans les zones touristiques où il y a foule – les quartiers populaires frémissent d’agitation. De fait, il y a du monde dans les bus.

Le chauffeur doit souvent zigzaguer entre les véhicules garés en double file, lorsqu’il y a des marchés par exemple. Il passe son temps soit à « piler » brusquement, comme si le bus hoquetait, pour éviter un « deux roues » ou un passant qui se faufile entre les véhicules, soit à ouvrir la porte en dehors des arrêts officiels. Du fait de la foule et des paquets que tiennent à la main les uns et les autres, quelques personnes ne parviennent pas à descendre suffisamment vite. Des « Ouvrez la porte chauffeur! » sont alors très souvent scandés en coeur.

Voilà pour les digressions. Comme les préliminaires en amour, j’aime à en abuser… Ce fameux soir de 2010 donc, le conducteur, qui s’arrêtait pour prendre des passagers, fit preuve de zèle en faisant son devoir.

Un jeune black, grand, vétu comme un rappeur, un balladeur posé sur les oreilles, s’engouffra sans poinçonner de ticket et sans faire tinter son pass. Le chaffeur l’interpella: « monsieur veuillez poinçonner votre titre de transport ou descendre, SVP! » La réponse fut aussi brêve que délicate: « eh c’est bon toi! » S’ensuivit un bref échange identique au précédent, qui dura plusieurs secondes. Puis le chauffeur s’énerva: « Puisque c’est comme çà, je ne repartirai pas tant que vous resterez dans ce bus! » Deux femmes, franco-maghrébines, la trentaine, à ces mots-là bondirent et interpellèrent le chauffeur. L’échange fut également vif. L’une d’elle exigea qu’il reprenne la route car c’était dimanche, qu’il était tard, qu’il fallait coucher les enfants tôt, que demain il y avait l’école, etc., tandis que l’autre lui asséna un terrible « vous êtes là pour conduire! » Mon amie interpréta cela comme un message subliminal du genre « ta gueule et conduis! »  Le mépris des classes populaires envers les classes populaires vaut bien, parfois, celui des élites…

Je commençais à bouillir, lorsque brusquement le jeune black décida de faire preuve de civisme et de se sacrifier: il bondit hors du bus, énervé, non sans avoir lâché de nouveau sa phrase favorite « eh c’est bon toi! ». Le trouble-fête héroïque étant parti, deux passagers plus âgés prirent parti pour le chauffeur tandis que les deux femmes continuaient de déblatérer: les conducteurs de bus ne sont bons qu’à faire la grève, etc. (Tôt ou tard fallait bien qu’on le leur ressorte, le coup des grèves, pensais-je à ce moment-là). Mal leur en pris, à ces deux vieux, car les deux harpies se défendirent bec et ongle. « S’il a envie de monter sans ticket çà le regarde, mais le chauffeur n’a pas à arrêter le bus », « y a des gens qui ne peuvent pas se payer un ticket de bus avec la crise », etc. Le calme revint quand je descendis à mon arrêt.

Je ne sais alors pourquoi, tandis que je rentrais chez moi, j’eus comme une bouffée de nostalgie en pensant à ma voiture. Celle que je conduisais dans le sud. Nostalgie vite étouffée, en vérité, par la nécessité de préserver notre mode de vie et notre environnement. On m’expliquait, en effet, de tous côtés, que la voiture polluait et qu’il fallait apprendre à s’en passer.

Journal de Christobal : jour de l’an compassionnel

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C’était peu de temps avant le jour de l’an… de grâce 2007. Le froid, la nuit, la routine terne d’une orgie programmée d’éclats de rire, de libations, de nourritures riches, de paroles futiles ou imbéciles, aussitôt dites, aussitôt oubliées, de susceptibilités froissées et de réconciliations de fin de soirée, etc., m’indisposaient par avance.

Une année de plus… ou bien de moins, tout dépend, en fait, si l’on est jeune ou vieux, c’est, pour moi, comme un anniversaire ! Je n’ai jamais compris ce qu’il y avait de réjouissant à le fêter. Aussi, j’avais décidé de me soustraire, cette fois-ci, à l’obligation rituelle de festoyer plus cher que d’habitude.

Une bonne action ! Voilà ce que je ferai ! On se sent utile quand on fait une bonne action. On se sent moins con aussi. Autant s’emmerder pour une bonne cause, plutôt que de dépérir seul dans son coin et ressasser son échec sentimental récent. A vouloir jouer les sauvages et à refuser la comédie sociale habituelle on finit triste. Et çà, vingt Dieux, je ne voulais point. 

Je sautais alors sur mon téléphone, comme sur une belle occasion, pour contacter des foyers de travailleurs pauvres et des associations spécialisées dans la misère des autres. Première surprise : nous étions nombreux, apparemment, à nous emmerder ! Ces institutions débordaient des sollicitations des naufragés du 31 qui, comme moi, voulaient éviter d’échouer sur les bords d’une table de convives souvent connus d’avance ou bien se retrouver seuls. Après quelques refus, je trouvais enfin un foyer de travailleurs pauvres, situé dans un quartier de classes moyennes votant à gauche, qui voulait m’accueillir moi et mes bons sentiments. Il m’avait fallu, certes, insister un petit peu : quelques bonnes âmes m’avaient, en effet, devancées. A Paris, décidément, même quand on veut rendre service il faut apprendre à faire la queue !

Le fameux soir S du fameux jour J, je me rendais donc d’un pas curieux pour dispenser toute ma chaleur humaine. Soirée intéressante en vérité.

C’était essentiellement un centre pour travailleurs pauvres. Or, certains bossaient le lendemain, n’avaient pas forcément le moral ou préféraient qu’on les laisse tranquille. Plusieurs se sont, de fait, couchés tôt. La fête du 31 est, apparemment, un concept bourgeois qui ne s’exporte pas partout…

Investis de notre mission salvatrice, nous étions prêts, nous les bénévoles, à faire le bien. En fait, à défaut de servir la soupe, il a surtout fallu danser et discuter avec les SDF qui ne s’étaient pas retirés. En bref, jouer les animateurs. Certains bénévoles ne l’entendaient pas de cette oreille, bien que prévenus par les associatifs. On veut aider, mais pas n’importe comment ! Ils sont alors partis après avoir participé à la préparation des toasts, pensant qu’ils étaient là avant tout pour cuisiner et pour servir à table les gens dans la misère. Quelle déception en effet ! Les sempiternels reportages télévisuels sur les bonnes actions de fin d’année ne montraient-ils pas des personnes brisées, avec un visage brûlé comme le désert, satisfaites et heureuses d’être repues et servies avec tant de dévouement ? Or, là que trouvait-on ? Des lieux envahis par d’autres bénévoles, dont certains se démenaient pour trouver quelque occupation urgente : passe moi le couteau que j’épluche, mince il n’y en a pas assez, que faire en attendant ?, en quoi puis-je être utile ? Etc.

Durant la soirée, les bénévoles étaient assez volubiles et les discussions allaient bon train. Pourquoi on est là ce soir (on en a marre des jours de l’an habituels, alors autant faire du bien), il faut combattre la misère, il faut aider, où va la France et pour qui l’on votera en mai 2007 à la présidentielle (opinion exprimée sous forme de sous-entendus bien sûr).

« Dans le 16ème la Croix rouge a organisé le 24 un repas pour 700 personnes, Guillaume Sarkozy et sa femme sont venus, ils ont amusé les gosses et évité les caméras, mais pas un seul type de gauche n’était là », lança une bénévole. Elle écumait, semble-t-il, les associations caritatives les soirs de noël et les jours de l’an. J’ai alors compris qu’en matière de bienfaisance, il existe des habitués, des connaisseurs, qui savent comparer la qualité des prestations et sont très attentifs à la considération accordée aux bénévoles d’un soir par les associations. Il faut, en effet, quand on veut s’investir, savoir choisir ceux qui sauront le mieux remercier l’élan du coeur…

20 heures sonna. Les bénévoles piaillaient dans la cuisine, peu sensibles aux vœux du Chef de l’État. « De toute façon on y aura droit à 13 heures demain ! » s’exclama joyeusement une bénévole qui n’écoutait pas, tandis que les SDF regardaient sans piper Jacques Chirac à la TV, certains très attentivement et silencieusement, d’autres un brin ironiques ou goguenards.

Vers 21 heures 4 jeunes filles maghrébines ont débarqué et ont apporté de la musique. Des élèves infirmières. Là, il faut bien le dire, elles ont su mettre de l’ambiance, les bougresses ! Pour peu qu’on les motive, quelques hommes s’enhardissaient et les invitaient à danser. Leur parfum me plaisait bien aussi à ces « beurettes ». A un moment, j’ai même envisagé une drague, histoire de repartir avec un numéro de téléphone. Après tout, ma bonne action méritait bien une récompense, pensais-je.

Quand 23 heures 30 arriva, il restait peu de SDF. Certains semblaient pressés de retrouver le calme et le sommeil, tandis que les bénévoles insistaient pour les retenir jusqu’à minuit. Il fallait bien respecter le rituel, mais je me demandais qui voulait faire plaisir à qui… Une fois les 12 coups retentis, les bises et les vœux aussi chaleureux qu’évanescents distribués, tous se sont éclipsés – untel pour dormir, untel pour sortir prendre l’air ou rejoindre d’autres gars de la rue, etc. – suivis des bénévoles. Et ce en moins de 10 mn. La messe était dite…