Début août 2011. Il fait un chaud soleil. Pas fréquent ce type de temps sur Paris en ce moment. C’est l’heure du déjeuner. Enfin pas pour moi. Dans un espace public fait de barres pour un parcours du combattant, je tire sur mes bras et je pousse sur le sol. Le corps ruisselant, nimbé de sueur, aussi trempé qu’un coton qu’on imbibe. Mes petits sacs de muscles sont gorgés de sang. Alors que je souffle comme un dragon, un autre gars arrive en footing. Les yeux clairs, la quarantaine, petit, coiffé d’une casquette. Il s’étire puis entame une séance de musculation. Plusieurs minutes s’écoulent. J’ai fini mon entraînement.
On commence à discuter pendant qu’il récupère d’une série de tractions avec les jambes en équerre. On évoque le sport et ses bienfaits, les besoins psychologiques et physiologiques auxquels il répond pour nous, sportifs, etc. Vint l’inévitable comparaison narcissique avec les sédentaires du même âge. Après tout, on en bave assez dans l’effort pour ne pas profiter d’une bouffée de vanité, sans nicotine celle-là. Enthousiaste, je lui dis que le sport c’est tellement bien, que ca sert même en cas de coup dur! D’après un médecin, mon père aurait sans doute eu un AVC, à cause d’une artère encrassée, si son cœur n’était pas celui d’un sportif adepte de la course à pied hebdomadaire depuis qu’il décida d’arrêter la cigarette il y a bien longtemps. Il acquiesce. Il me raconte alors qu’un ami proche, à peu près de son âge, vient de mourir. Foudroyé. En 10 minutes seulement. « Depuis 15 ans il avait arrêté le sport. Il était un peu plus enrobé que dans sa jeunesse, mais pas énorme. Surtout, il bossait comme un fou. Plus le temps de rien, les repas au restau, les déplacements, etc. Tous les jours, il se levait à 4 heures du matin et rentrait chez lui vers 20 heures. Je lui disais de se calmer. Depuis quelques semaines il se plaignait d’une douleur dans le dos. » Je demande alors pourquoi son ami travaillait autant. « Il était devenu responsable d’un secteur pour une entreprise française ayant une succursale en Espagne. Une entreprise qui vend des lames, des instruments de coupe. Il avait une dizaine d’ouvriers sous ses ordres. C’était un gars d’origine espagnole issu d’un milieu modeste, alors quand il est monté en grade il s’est investi corps et âme dans le travail. Il gagnait très bien sa vie. Toujours en première ligne. D’ailleurs, il a eu sa crise cardiaque pendant une livraison qu’il ne devait pas faire. Un de ses gars manquait. Il l’a alors remplacé, comme un simple ouvrier. Il laisse une femme et 2 enfants. »
Triste histoire. La mort d’un bon soldat du capitalisme. Marx les appelait les idiots utiles. Par mépris ou par compassion ? Moi je préfère y voir, dans ce cas-là, de la compassion… Des bons soldats morts au front du travail, en quête de reconnaissance, qui marchent à la promotion autant qu’à l’estime de soi, j’en ai connu, à l’occasion de mes boulots d’été, quand j’étais bien plus jeune. J’ai vu par exemple ce que faisaient les ouvriers promus, les petits chefs, les responsables de second rang ou futurs contremaitres. Du zèle souvent. Il faut prouver aux autres, aux supérieurs et à ceux de son rang, celui dont on s’extirpe. Certes, il y a des tires-au-flanc, mais des surinvestis aussi très souvent. Des gars qui font le boulot de 3 personnes, tiennent la boite ou le service dans lequel ils travaillent à bout de bras ; des piliers, des étais, en fait, qui ne plieront jamais comme le roseau mais finiront par rompre. Mon père a fait partie de ceux-là. Dans son genre. Chef. Les responsabilités en plus du combat quotidien à mener. Quand ca va pas, faut retrousser les manches, faut pas laisser tomber les gars. Pour les types consciencieux ca signifie un double emploi. Ses médailles à mon père ? Les blessures au combat. Tout simplement. 8 accidents du travail. A chaque fois un peu plus amoché. La der des ders, c’était 8 cotes cassées en tombant des escaliers d’une grue. L’a eu le loisir de goûter aux paradis artificiels à un an de sa retraite. Mieux vaut tard que jamais. 3 semaines sous morphine, ca vous requinque un homme. Des drogues, des soins médicaux et l’assurance de la considération distinguée de son patron. Voilà la récompense. Le type responsable de la région, avec son bouquet ridicule, dans la chambre d’hôpital ne s’est, d’ailleurs, pas fait prier : « revenez-nous vite surtout ! » On a besoin de vous… Ma mère l’a incendié, bien sûr. Dommage que ce jour-là je manquais à l’appel. L’aurait peut-être goûté de mes poings. Qui sait.
Les petits chefs qui contribuent à leur aliénation, après tout, c’est un peu de leur faute, on ne leur en demande pas temps. Et pi, il y a les autres. Les pas chefs. Interchangeables. Encore qu’un bon ouvrier, même un manœuvre, ne se trouve pas comme ça. Les recruteurs qui connaissent le métier vous le diront. Quand je travaillais l’été sur le chantier de ferrailleurs où mon père exerçait ses talents, j’en ai côtoyé deux au moins, qui sont morts avant le temps de la retraite heureuse ou quelques mois plus tard. Jaï, par exemple. Un Africain noir comme l’ébène. Grand et musclé. Je lui ai peu parlé. Tout ce que je savais c’est qu’il restait 8 heures par jour devant une machine à trier des métaux, enfin ce qui restait des véhicules qu’un immense broyeur avait déchiqueté de ses puissantes mâchoires quelques instants auparavant. 8 heures par jour dans cette position, face à ce Léviathan, dans la chaleur, la crasse, le bruit et la fumée. Un enfer. Pendant quelques semaines, je faisais la même chose devant une autre bande de tri, plus loin, mais seulement 4 heures par jour. Le reste du temps, je nettoyais, tel un sapeur, les abords et les soubassements du monstre de métal, afin que la boue de matériaux ne s’accumule pas. Tout était pénible. Ainsi, des douleurs me saisissaient les jambes à certains moments et ne voulaient plus les lâcher. Un mal au rein m’aiguillonnait aussi parfois. Enfin, mes yeux se fatiguaient, avec cette impression désagréable que le mur des toilettes défilait à son tour comme la bande de tri, tandis que je me délectais avec ma pause pipi. Dans ces moments-là, même l’ennui de certains cours à la fac me semblait délicieux. Je me souviens m’être alors demandé plusieurs fois comment Jaï faisait pour tenir 7 ou 8 heures. Ce gars m’avait marqué rien que pour cela. Toujours fidèle au poste. Il est mort à 45 ans. « Ca a été brutal. Un truc qui couvait. Tu sais, il ne se plaignait jamais, il n’allait pas chez le médecin. Il se faisait soigner par les marabouts, les charlatans de son pays installés ici », me dit un jour mon père.
Et puis il y avait Sally, le vieux maghrébin. Son dynamisme impressionnait mon père. Toujours le même bonnet de docker sur la tête, été comme hiver. Un petit homme souriant, qui transpirait la bonne humeur. Conducteur de Clark, mais aussi habile manœuvre. Sally, lui, il l’a atteint l’âge de la retraite. Il en a joui pleinement… durant 2 ans et demi. Ensuite, clac ! Merci, au revoir, on vous écrira… au ciel… auprès des anges… au paradis des manœuvres. Saluez-les pour moi avec vos mains rugueuses…
Trimer dans ces conditions plus de 40 ans ça use forcément. Je dis plus de 40 ans, car Sally comme bien d’autres ouvriers de sa génération a bossé pour la gloire. Ses patrons, pas très sympathiques, ne le déclaraient pas toujours. De fait, il a dû travailler plus longtemps pour rattraper tous les trimestres qu’on lui avait dérobés. Ce genre de chose existe encore aujourd’hui. Dans le secteur du bâtiment par exemple. Y a la durée de travail officielle et pi y a la durée officieuse (les années perdues car non déclarées). La plupart des professions ne souffrent pas d’un tel décalage. Dans certains secteurs professionnels, pour les ouvriers, ca n’a, en revanche, rien d’exceptionnel. Qui s’en émeut ?
Une partie des enfants d’ouvriers échappe à ce bagne et au destin de cette armée de réserve qui fait rentrer les devises et crée de la richesse. Certains occupent des postes dans le travail social, à l’instar d’enfants issus de milieux plus favorisés, d’autres prennent des emplois techniques ou commerciaux, il y en a même qui ont bien réussi socialement. Bien sûr, les laissés pour compte sont également nombreux. Toute une frange de « ratés » de l’école, par exemple, formés à rien, trop peu doués pour les études, trop dissipés ou trop fainéants, et qui végètent dans une sorte d’oisiveté et d’assistanat social, à la fois voulue et subie, un purgatoire existentiel pendant plusieurs années. Eux aussi échappent au bagne. Mais tous les enfants d’ouvriers, même mal scolarisés, n’ont pas cette destinée. Ceux-là endossent alors la condition du travailleur manuel, aux côtés des immigrés récents. Ils prennent les habits de leurs pères, pour le pire… et pour le meilleur aussi, car des ouvriers satisfaits, qui ne se tuent pas à la tâche, ca existe, heureusement. Les inégalités ou différences de situation sont partout.
Pas plus tard que l’autre jour, auprès de mes barres, où il fait bon rester, j’en ai croisé un. Il appartient à cette nouvelle espèce de métier d’où le travail manuel a presque disparu. Quadragénaire et d’origine algérienne. Il vit à côté. L’a acheté un appartement. Avec le train, l’a vite fait d’arriver en banlieue, au siège de sa société. De là, il prend sa camionnette et part livrer. « Chauffeur-livreur, c’est pas facile. Mais ça va. Je ne me plains pas. Je commence à 7 heures, mais je finis tôt, parfois très tôt si je vais vite. Après je fais une sieste et puis je suis libre. Travailler dans un bureau jusqu’à 19 heures je ne pourrais pas. Comme je fais actuellement, ca me convient », qu’il me dit une fois. Un homme sage en vérité, sachant apprécier la valeur de sa situation. Dans le public ou dans le privé, les ouvriers qui s’y retrouvent dans leur travail ne sont pas encore devenus rares. Des emplois plus ou moins protégés ou, en tout cas, moins exposés, il y en a ! Tant mieux pour eux (sauf s’agissant de cette aristocratie ouvrière qui se vautre dans les abus et a trahi ses aïeux. Au port autonome de Marseille, par exemple, on en sait quelque chose…). Mais pour les autres, ceux dont la vie ressemble à une journée de taf interminable, qui s’abiment à la tâche comme des outils trop élimés d’avoir été utilisés, que peut-on espérer ? Ces travailleurs, quelque part sacrifiés, délaissés, n’intéressent personne. Pas même les jeunes de leur propre milieu, enfin ceux qui ne connaissent pas le bagne. Ces derniers ne les voient que comme des repoussoirs. Où sont alors les indignés et les indignations ? Leur absence m’indigne…
J’aimerais, pour finir, évoquer la situation des cols blancs. Une partie des cadres vit, en effet, sous pression et travaille beaucoup. Incontestablement. Pas facile pour eux non plus. Sauf que le salaire est à la hauteur des efforts consentis. Voilà la différence. Et quelle différence ! Il y en a une autre. De taille. Quand on est cadre, on sent parfois le stress vous bouffer l’intérieur, comme un acide. Les travailleurs manuels, en revanche, laissent des morceaux d’eux-mêmes, des petits ou des gros, selon que le boulot les rabote par étape, ou brutalement, avec un accident.
Des cadres dévoués, j’en ai croisés aussi. Prisonniers de leur mode de vie. Continuer à bosser, encore et encore, accumuler, car on ne peut s’imaginer réduire son train de vie, car il faut payer les factures, onéreuses, celles qui consacrent le bonheur matériel. Descendre d’un échelon ou se serrer la ceinture serait vécu comme une petite mort (sociale) insupportable. Il est vrai que la famille, de nos jours, ca devient quelque chose d’exigeant. Les enfants doivent être ensevelis sous des tonnes de cadeaux, à noël, d’autant que ces « morveux » consomment avant même de parler ou marcher. Leurs études, d’ailleurs, sont déjà presque programmées, dans des établissements privés, prestigieux. Symboliquement, malgré le temps qui manque, il faut tenir son rang. Les objets achetés et les dépenses courantes y pourvoient.
C’est marrant, d’ailleurs, d’écouter les uns et les autres, de ces cols bleus et blancs qui triment jusqu’à plus soif. Malgré le fossé qui les sépare, quelque chose de fondamental les rapproche. Tous pensent être indispensables et faire le « sale boulot ». Ce qui n’est pas faux. Au fond, il s’agit juste d’une question de point de vue. Tantôt révoltés, tantôt fatalistes. Chacun prisonnier de ses choix et/ou de ses contraintes personnelles. Les uns cependant limités dans leurs perspectives par les bornes étroites de leur univers social. Car quand en on a que ses mains à offrir, beaucoup de choses sont déjà jouées – sauf dans certains secteurs où, par exemple, les mains peuvent transformer le plomb en or (heureux les artisans qui proposent des biens ou des services très demandés). C’est à ceux-ci que je pense. Les trimeurs ! Les ouvriers mal tombés, coincés dans un secteur ou un contexte ingrat. Et pour certains, morts au champ d’honneur du travail. A eux je dédie ces lignes. Ils en ont bien besoin. Avec la disparition annoncée de la classe ouvrière, depuis des années, on finit par les oublier. En fait, on voudrait bien ne pas les voir. Et on y réussit. Ils ne crient pas, ne manifestent pas souvent, n’intéressent guère nos actuels syndicats. Moi, ce peuple silencieux, hétéroclite, en revanche, il m’intéresse beaucoup. Et puis surtout, je sais ce que je lui dois. Ma santé au travail et un certain confort de vie.