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Hic et nunc partie 1

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Assis sur un ponton humide, devant ce lac des montagnes poli comme un miroir et serti par le soleil crépusculaire de mille éclats, Danny paraissait, en vérité, bien songeur. Sa tête de ténébreux beau gosse, âgé de 25 ans, accablée, posée sur la paume de sa main, lui donnait l’allure sculpturale du penseur de Rodin. Partir ou rester ? Tel était son dilemme. Un terrible dilemme, bien que le choix de l’émancipation avec le lieu de naissance ne soit pas rare à cet âge-là ; cet âge où l’on commence sérieusement à se bâtir un avenir. Un dilemme d’autant plus terrible, d’ailleurs, qu’il s’avérait sans rapport avec la difficulté existentielle à s’arracher au terroir qu’éprouvaient les jeunes bourgeois provinciaux tentés par l’aventure parisienne et enivrés par l’espoir d’une promotion sociale spectaculaire, dont les grands romanciers du XIXème siècle ont raconté les mésaventures. Ces personnages, mi-réels, mi-fictifs, incarnaient l’esprit de conquête et de revanche de leur classe sociale face à la noblesse en déclin. Bien que bloqués dans leurs aspirations par une société toujours conservatrice, et ce en dépit de la chute de l’Ancien régime, ces jeunes ambitieux voulaient briller au cœur de la ville de lumière. Pour Danny, il ne s’agissait pas d’un enjeu de carrière et de prospérité dans une société pauvre. Son dilemme à lui avait tout d’un véritable couperet : rester avec une sombre perspective d’avenir, précisément une sorte d’appauvrissement, de déclassement, voire d’assistanat prolongé, ou bien partir pour fuir une France qui paraît, pour le moment, péricliter, d’autant plus si l’on est, comme lui, issu d’un milieu populaire. Certes, certains jeunes et moins jeunes s’en sortent très bien ou tirent leur épingle du jeu. D’autres réussissent malgré tout à se planquer. Mais l’inquiétude devient palpable dans ce pays fébrile, car même la bourgeoisie encourage ses enfants à partir pour faire carrière et/ou pour faire du fric à l’étranger, notamment du côté des pays émergents. Chaque année des milliers de jeunes français issus de tous milieux, dynamiques et/ou diplômés, s’exilent, tandis qu’une partie du tiers monde non qualifié continue de venir, fuyant le manque de perspectives locales, ainsi qu’une pauvreté plus marquée qu’en France.

Les idées tournoyaient sous le crâne de Danny : une véritable salade que l’on égoutte énergiquement d’un tour de main. Elles tournoyaient jusqu’à lui donner la nausée. Quelques oiseaux aussi barbotaient à ses pieds, puis prenaient un envol rempli de promesses lointaines. Les montagnes, travesties par la neige et la brume qui leur donnaient l’allure de vieillards célestes barbus, omnipotents, hautins et immobiles, les invitaient à venir s’y rafraîchir. « Quel bilan, ici et maintenant ? », se demandait Danny en regardant ces volatiles brasser l’air tandis que lui restait planté là. Jusqu’à présent il avait, contrairement à d’autres jeunes de sa génération, joué le jeu des études sérieuses et surtout de l’effort. Et pour quoi ? Les affres du chômage, qu’accompagne la fameuse et rituelle formule : « on vous rappellera », étaient sa seule récompense. Il faut dire que les diplômes obtenus par Danny s’avéraient un pur produit de l’enseignement de masse. De plus, ce taciturne jeune homme n’avait aucun « piston » pour l’appuyer, ce qui constitue un handicap majeur pour concurrencer les enfants bosseurs, mais aussi fainéants des ex soixante-huitards cadres supérieurs dans le privé ou la Fonction publique, élus, militants, sympathisants ou tout simplement votants de la gauche caviar et de la droite champagne. Effectivement, en dehors des grandes écoles, des filières prestigieuses et du népotisme, il n’y a point de garantie pour réussir matériellement ou pour faire sa vie au mieux dans un pays riche entré dans une crise qui durera sans doute plusieurs années. Aussi, à force d’intérim, sentant se profiler une impasse, il s’était décidé à tenter l’aventure américaine. En conquérant. Avec pour seule viatique une solide résolution que résument ces termes : « Je pars seul, je me mets en danger. Ca forge le caractère et j’apprendrai l’anglais ! » Au début, le succès fut au rendez-vous. Après quelques petits jobs à Chicago, il en décrocha finalement un vrai, dans l’informatique. L’Oncle Tom lui donnait sa chance. Pendant un an, il fit ses preuves… qui furent pour ses employeurs probantes… Considération, salaire honnête, perspectives d’avenir… Jamais sa situation depuis la fin de ses études ne lui parut plus sereine, bien qu’il fût soumis à un rythme de travail soutenu, mais l’effort peut être bu comme un nectar sucré lorsque l’espoir d’une vie meilleure le sous-tend et lorsqu’il est porté par la sensation d’avancer. Las, les déboires de l’économie affectent toujours davantage la vie des petits. Une mauvaise conjoncture entama le dynamisme de l’entreprise où il déployait son énergie et son talent. Au pays du Big Mac, Danny éprouva alors une autre forme de précarité et comprit tout le sens du mot flexibilité. Le mental cependant requinqué par la confiance et la satisfaction d’avoir triomphé des embûches et décroché un job chez les Ricains – je l’ai fait !- il prit en vol l’avion du retour.

En France, nul n’est prophète. Enfin, cela dépend. Danny, lui, à l’instar de nombreux autres, ne l’était pas. Les quelques entretiens professionnels qu’il avait décrochés dans les mois qui suivirent lui rappelèrent combien les baisers de la mère patrie pouvaient être glacés, bien que le gite et le couvert soient dans ce pays encore assurés. Qui a lu Vipère au poing se souvient de Folcoche ! A chaque fois, les recruteurs lui assénaient l’argument du manque d’expérience et pointaient du doigt le caractère chaotique de son jeune parcours professionnel. Ces reproches résonnaient à ses oreilles comme autant de gifles cinglantes. Au moins aux USA on l’avait mis à l’épreuve ! Le moral de Danny ne tarda pas à en souffrir vivement. L’intérim s’annonçait de nouveau comme son ultime recours.

Côté cœur, cela n’allait guère mieux. Les femmes ne lui inspiraient guère confiance. Sa gueule de jeune gommeux les attiraient mais, car il y a souvent un mais, elles ne lui ramenaient pas que du bonheur… Tout d’abord, il avait su que sa mère avait trompé son père alors que celui-ci mourrait d‘une longue maladie. Quand on aime les gens, on ne regarde généralement que les conséquences des actes qui les affectent. Il est, en vérité, difficile de déployer une empathie suffisante, du moins le temps que s’estompe la douleur que l’on ressent à voir souffrir les êtres aimés, pour essayer de comprendre toute l’étendue des frustrations, des rancœurs refoulées et des malentendus qui amènent une personne à trahir un proche dans des circonstances perçues comme impardonnables. Ensuite, sa nana s’était barrée avec un autre gars du coin. Quant à celle qu’il venait de rencontrer en soirée, elle lui avait proposé de se pacser illico presto afin de quitter le larron qui lui permettait actuellement de ne pas vivre seule… En bref, ces quelques expériences ne l’engageaient guère à se livrer corps et âme à la gente féminine.

Danny se leva brusquement. C’est ainsi que l’on procède souvent après une rêverie langoureuse ou une longue réflexion dans laquelle on finit par s’enliser faute de pouvoir choisir. La volonté soudain se réveille et l’esprit se cabre, se donnant par la même des airs de vraie résolution, alors qu’aucune décision n’a vraiment été prise, mais simplement à un peu plus tard remise. Coûte que coûte il fallait trancher et y voir plus clair, qu’il se disait Danny. « J’irai consulter la vieille qui sait, la diseuse de vérité ». Cher lecteur, il faut que tu le saches, une veille femme astucieuse, qui parlait comme un oracle, écoutait sa radio et lisait des livres anciens, dans ce petit coin de province vivait. Et Danny, notre chère Danny, s’en allait la consulter, comme d’autres vont chez le psy ou le curé. Il n’avait pas tort Danny, car un conseil avisé aide à la clairvoyance. Et pi un oracle perspicace vaut souvent mieux qu’un thérapeute ou un curé…

Hic et nunc partie 2

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Elle n’avait rien de particulièrement lugubre la demeure de l’oracle. Il s’agissait d’une simple mais coquette maisonnette encastrée dans une rue étroite et calme, située à quelques centaines de mètres du lac. C’était le genre de pavillon paisible que les retraités se réservent pour leurs derniers jours, flanqué d’un petit jardin avec quelques arbustes. La journée s’assoupissait, tandis que le soleil commençait à se pencher sur la cité lacustre comme pour s’y abreuver. Dans quelques minutes, il aurait, sa tête rouge toute entière, plongé dans l’eau, laissant les ténèbres lui succéder et tenir compagnie aux hommes et aux choses. Le moment idéal pour des révélations.

Le portail de bois grinça, lorsque Danny le franchit. Sur la façade, fixée en hauteur, se tenait une petite gargouille de plâtre, crasseuse et grimaçante, qui semblait se moquer de lui. Danny sonna. La porte d’entrée s’ouvrit comme par enchantement. Le valeureux jeune homme s’engouffra alors dans un couloir étroit et sombre. Pendant quelques instants il y eut le silence, puis une voix chevrotante s’éleva d’une pièce adjacente à demi éclairée : « Viens mon enfant, ta venue j’attendais ». Danny obéit et écarta d’un geste lent le transparent rideau sur le seuil. Il s’assit sans mot dire sur la seule chaise de la pièce, hormis celle de l’hôtesse. Une table de bois dénuée de nappe séparait les deux protagonistes. La cauteleuse vieille femme, dont les yeux pétillaient de malice et, paradoxalement, de bienveillance, ressemblait à une bobine de fil épais tellement sa face était ridée et tassée. Elle portait un foulard noir autour de la tête et sur ses épaules un vieux gilet gris. « Tu veux savoir ce qui se passe hic et nunc et comment le monde va changer afin de prendre une décision. C’est bien cela ? » Danny fut surpris par sa clairvoyance. On ne l’appelait pas l’oracle pour rien. Elle était une rebouteuse d’un genre particulier : elle reboutait les âmes. « Oui, c’est bien cela », répondit notre gars intimidé. « Tends tes mains », demanda ensuite la vieille. Lorsque l’oracle saisit de ses mains froides celles de Danny, elle lui fixa les yeux avec une telle intensité que le pauvre garçon eut l’impression qu’elle tendait, en fait, une arbalète pour y poser un carreau. « Ouvre bien tes esgourdes, mon petit, et n’hésite pas à poser des questions, car je vais commencer. » Danny acquiesça comme un petit garçon.

L’oracle :
« Ta génération est au seuil d’un grand chambardement. Des opportunités à l’étranger tu trouveras, mais cela ne sera guère facile. Pourtant, la mondialisation peut être, en dépit de ses excès, une chance de salut pour ceux qui partiront ou pour ceux qui sauront s’appuyer sur leurs liens avec la France et leur pays d’origine, celui de leurs parents, voire de leurs conjoint(e)s. Je parle ici des immigrés, enfants d’immigrés et de ceux(celles) qui épousent un(e) étranger(ère). Ces immigrés et enfants de l’immigration, par naissance ou par alliance, deviendront alors des enfants de la mondialisation susceptibles de profiter des échanges commerciaux internationaux et de passer d’un monde à l’autre. Pour le moment, seuls les fils/filles de bourgeois et les débrouillards ou les chanceux le font. En revanche, l’avenir s’annonce sombre pour beaucoup de ceux qui resteront recroquevillés dans ce pays, immigrés et non immigrés, bien que par essence le futur change en permanence, de manière chaotique parfois, tel un fluide turbulent. D’ailleurs, une certaine paupérisation larvée a commencé. L’autre jour en allant au marché j’ai croisé des jeunes couples et des moins jeunes qui venaient faire leurs courses et s’apprêtaient à fouiner aux alentours pour récupérer quelques marchandises et ustensiles. Ils vivent dans des campings cars et des cabanes aménagées et chauffées sur des terrains habituellement réservés aux vacanciers. Or, ce ne sont ni des gens du voyage, ni des miséreux… Mais louer ou acheter un logement devient, pour certains, prohibitif. »

La vieille prit une profonde inspiration puis poursuivit son discours : « Ta génération doit, en réalité, affronter divers problèmes. Notamment deux majeurs. Il y a d’abord la gérontocratie qui va de pair avec un conservatisme renforcé. Les vieux et les soixante-huitards occupent les places et font payer la collectivité pour leurs besoins (santé, retraites, avantages et salaires liés à l’ancienneté chez les cadres en fin de carrière, etc.). Ils ont largement contribué à l’endettement du pays et s’opposent au changement. Ils sont, en quelque sorte, devenus des rentiers… de leur situation. Une société figée qui renforce le statut quo les arrange, malgré leurs lamentations, sincères d’ailleurs, car ils voient leurs enfants et petits enfants en souffrir. Mais leurs intérêts collectifs sont trop forts pour que leur contrition ciblée et leur charité individuelle ne compensent leur domination économique et politique. Certes, il faut distinguer selon les milieux sociaux et au sein de chacun d’eux. D’autant que de pauvres retraités, il y en a de plus en plus… Ma description s’avère, par certains côtés, caricaturale. Cela étant, il semble évident que les vieux et les presque vieux pèsent lourds dans les choix politiques et le maintien du système actuel. Ils peuvent, en outre, s’appuyer sur d’autres rentiers de situation. Tout ceux, en fait, qui désirent implicitement que rien ne change ou plutôt qui veulent absolument que les efforts soient demandés à d’autres. Avec un Etat providence comme le nôtre et les corporatismes que nous avons, Dieu sait qu’ils sont nombreux à perdre quelque chose et à bénéficier d’un petit confort ! Enfin, la jeunesse porte une part de responsabilité. Hyper-individualiste, consumériste, faussement rebelle pour une partie d’elle même, c’est-à-dire aveuglée par un gauchisme simpliste ou bien par des idéologies naïves, cette jeunesse reste aliénée aux ainés qui tiennent les rennes de toutes les institutions et se révèle pour le moment incapable de s’y opposer politiquement. »

Danny :
« Mais les grands patrons, les banquiers, les multinationales qui mènent le monde, les cadeaux fiscaux faits aux très riches qui appauvrissent le pays, etc. !? »

L’oracle :
« Les difficultés du pays et la mondialisation ne se résument pas aux grands patrons, aux banquiers et aux multinationales, même s’ils jouent un rôle intrinsèque dans l’évolution du capitalisme, dans sa financiarisation et concernant l’infâme exploitation de ceux qui sortent de la misère », coupa la vieille.

« De toute façon ils font presque ce qu’ils veulent au sein de cette Europe soi-disant protectrice. En outre, la question de la dette dépasse celle de l’insuffisance des recettes et de l’addition des cadeaux fiscaux, malgré les efforts des économistes gauchistes pour affirmer le contraire et qui, à l’instar de leurs collègues de droite, n‘ont rien anticipé de la crise… Tous font partie du problème et pensent souvent, comme le citoyen lambda, en fonction de leurs intérêts de classe et d’âge, de leur positionnement politique, etc.

Parmi ces esprits chagrins, certains font observer que depuis plus de 30 ans nous payons beaucoup d’intérêts sur la dette. Certes. Mais que représente la part de la dette qu’il a fallu rembourser au fil de ces trois décennies indépendamment des intérêts, sachant que le flux d’emprunts, de remboursements et de nouveaux emprunts s’avère continu? Difficile de faire la part des choses en vérité si l’on ne se contente plus d’additionner les intérêts versés… Plus on met de l’argent dans cet Etat (au sens large, c’est-à-dire ce qui relève de la chose publique), plus il en demande ! L’appétence en argent public de la société française paraît illimitée, alors que la croissance ne l’est pas… Et ceci, qu’importe la source d’approvisionnement : impôts, emprunts sur les marchés ou en sollicitant davantage l’épargne nationale, ou pourquoi pas, ainsi que certains le préconisent, en faisant tourner la planche à billets par le biais d’une banque centrale indépendante. Au fond, la nature de la recette importe moins que la nature de la dépense (bien que la dette soit plus injuste que l’impôt et nous mette en danger). Il nous faut plutôt nous demander si l’argent dépensé a véritablement servi la modernisation du pays et l’équité. Je ne le crois guère. Enfin, insuffisamment à mon goût. Avec la crise, cette propension à la dépense ne s’arrangera pas, car elle évite, pour le moment, le chaos social. »

Danny :
« Ok. L’autre grand problème de ma génération, quel est-il ? »

L’oracle :
« Cela concerne les garçons. Enfin, ceux qui ne sont pas des tordus dans leur tête ou éternellement immatures, car ces derniers récoltent ce qu’ils sèment. Vous devez faire face aux conséquences d’un féminisme dévoyé sur le caractère et le comportement d’une partie des femmes. Cela affecte votre vie sentimentale et donc votre stabilité sociale de manière considérable. »

Danny :
« Là, vous m’intéressez encore plus grand-mère ! »

L’oracle :
« L’émancipation féminine constitue un incontestable progrès social dès lors qu’elle ne prend pas prétexte d’un discours féministe, souvent malhonnêtement simplificateur et tronquée, pour imposer une volonté (revancharde) de dominer qui n’a rien à envier aux pires attitudes machistes. Aujourd’hui une partie des femmes élevées dans la facilité et le confort qu’offre une société riche, contrairement à leurs ancêtres qui ont eu à se battre en Europe contre le patriarcat, estiment que tout est dû, au nom de l’égalité (ce mot creux) et de la domination masculine qu’elles subiraient quotidiennement. Elles ont été, pour certaines, traitées dès l’enfance comme des petites princesses et nourries en grandissant avec des discours (médiatiques et/ou médiatisés) victimaires largement favorables à la cause des femmes comme disent les commentateurs… »

La vieille femme au visage sillonné par le temps esquissa un sourire, sans doute la plus belle de toutes ses rides. «La médecine, le droit se féminisent. Le monde des cadres en entreprise aussi. Mais plus lentement, avec plus de réticences. Il y a encore de nombreux bastions masculins, telles que la finance et la politique, tandis que le monde de l’éducation et la santé appartiennent de plus en plus aux femmes. Serait-ce le prélude à une nouvelle guerre de positions durant laquelle chaque sexe tentera d’imposer à l’autre sa vision des choses ? Aux Etats-Unis on n’en est pas loin. La parité, tellement invoquée mais difficile à mettre œuvre en vérité, me paraît ridicule. Pourquoi ne pas faire des quotas tant que nous y sommes !? La seule parité qui vaille à mes yeux fatigués est celle qui valorise la diversité des parcours de vie et des origines sociales que l’on soit homme ou femme, chat ou chien, grenouille ou nénuphar… Bien sûr, il faut aussi nuancer mon propos, car les méfaits de ce féminisme dévoyé que je dénonce affectent diversement les différentes couches sociales. Ainsi, cela concerne davantage les classes moyennes et supérieures. Le machisme en Europe ne se laisse pas non plus mourir. Il n’en demeure pas moins qu’une sorte de guerre des sexes commence à germer et prend de l’ampleur. Tu devrais lire : La planète des singes. »

Danny :
« Pourquoi ? »

L’oracle :
« Les humains se sont imposés dans le règne animal : ils ont chassé, domestiqué et enfermé les animaux, dont les singes. Au cours d’un voyage spatial, des astronautes intrépides découvrent une planète où les singes règnent en maîtres et asservissent les humains. De cet ouvrage, il y a une leçon à tirer. L’histoire peut toujours se retourner et les dominés (autre terme à la mode de chez nous) d’un jour ne seront pas forcément plus magnanimes, ni plus sages, lorsqu’ils deviendront à leur tour les dominants. »

Danny :
« Nous n’en sommes pas encore là ! »

L’oracle :
« Bien sûr que non, mon garçon. Je t’ai renvoyé à tes classiques pour que tu comprennes que l’esprit de revanche, la volonté de pouvoir ou d’autorité et la victimisation pour la justifier ne font pas bon ménage. Tu as croisé des jeunes filles adorables, libres, intelligentes et dynamiques que tu n’as pas su garder, ta jeunesse l’excuse, mais tu t’es également entiché de cette nouvelle espèce de femmes dont je te parle. Le résultat, tu l’as vu… Les pires parmi celles-ci étant devenues, de surcroît, des névrosées quasi hystériques ou des tyrans prompts à exiger, à moraliser et à donner des leçons à toute la création. Comme un chat échaudé tu crains désormais l’eau froide et tu éprouves une grande réticence à te remettre en couple. Difficile, n’est-ce pas, de trouver un équilibre dans la vie ? »

Danny :
« Pff… C‘est peu de le dire. »

L’oracle :
« Il me faut enfin te parler à propos du double choc des civilisations que ta génération verra peut-être poindre dans un monde en ébullition et écartelé par ses contradictions. »

Danny :
« C’est-à-dire ? »

L’oracle :
« La mondialisation semble, à priori, sans retour. Tu verras sans doute, car moi je ne serai plus là, la superpuissance chinoise à l’œuvre alors que de nouvelles lignes de force et de nouvelles alliances géopolitiques se mettront en place. Sera-t-elle aussi cynique et exploiteuse que ne l’ont été au 20ème siècle les Etats-Unis, poussés par le fanatisme idéologique (partiellement justifié avec la guerre froide) et par la rapacité de leur grande bourgeoise ? L’avenir le dira. Mais je crois possible un choc de civilisations entre la Chine et les Etats-Unis sur fond de rivalité hégémonique et de contentieux économique lié à la dette américaine et à l’appropriation des ressources énergétiques, alors que leur interdépendance commerciale n’a jamais été si forte. Il ne faut pas non plus oublier que chacune de ces superpuissances représentent deux modèles de capitalisme, en théorie, antinomiques : un capitalisme d’Etat basé sur la production et, pour le moment encore, l’imitation technologique, où la prospérité individuelle importe autant que la modernisation du pays, bien que celle-ci se fasse en partie dans la brutalité ; et un capitalisme libéral qui repose en grande partie sur les services, la finance, l’innovation technologique (dont la fabrication des produits est laissée à d’autres), la promotion de l’individualisme et où l’Etat n’intervient guère (sauf bien sûr s’agissant de sauver de la faillite et de favoriser les institutions financières irresponsables et les grandes entreprises ayant su corrompre/circonvenir à haut niveau le pouvoir politique). »

Danny :
« Qu’en est-il du deuxième choc des civilisations ? »

L’oracle :
« Il a été anticipé par un politologue américain, Samuel Huntington, très critiqué pour son essai au titre éponyme. Son ouvrage est, en effet, critiquable. Il a cependant le mérite de mettre l’accent sur la possibilité d’un conflit entre l’Occident et l’Orient. Tu es contemporain d‘une transition. Qui dit transition, c’est-à-dire changement, dit confusion, imprévisibilité, paradoxe, etc. Dans le monde actuel la technologie triomphe partout et malgré cela l’obscurantisme et la superstition n’ont pas disparu. Ils reviennent même en force sous diverses formes. Le fondamentalisme protestant se consolide en Amérique du nord et du sud, voire en Afrique, tandis que le radicalisme musulman progresse dans le monde arabe (Maghreb et Machrek). De l’issue à moyen terme des révolutions arabes et de l’aggravation de la situation en Israël dépendra la mise en place des éléments d’un conflit à venir. Le monde moderne ressemble à un maelstrom. Difficile, même pour un oracle, d’y voir clair. Les échanges internationaux (hommes, capitaux, marchandises) et l’immigration bouleversent la donne. De nombreux pays européens abritent d’importantes communautés immigrées, elles-mêmes diversement clivées et plus ou moins reliées aux pays d’origine. Les attitudes vis-à-vis de la religion au sein de ces communautés sont complexes. Pour les uns, elles mélangent modernité et tradition, qu’illustre notamment une sorte de religiosité à la carte (on respecte certains aspects et on en néglige d’autres, on insiste parfois sur l’emblématique et on s’efforce de concilier obligations religieuses et impératifs consuméristes ou libertaires, etc.), pour d’autres, elles se traduisent par un repli communautaire, voire une adhésion au radicalisme (avec, chez certains, une tentation terroriste), tandis que d’autres encore s’émancipent complètement de toute influence religieuse. Tout dépend, en fait, du parcours des personnes, du contexte familial, de la permissivité de la société d’accueil, etc. Comme tu le vois, mon petit, la religion fait, malgré tout, son grand retour dans notre monde envahi par des objets et des découvertes de plus en plus sophistiqués. Même ces nouvelles idéologies qui ne parlent pas de Dieu, par exemple une certaine écologie, font dans le fanatisme quasi religieux et s’appuient sur des prêcheurs d’un nouveau genre. Le sociologue américain Howard Becker parlait de croisades morales et d’entrepreneurs de morale. Nous en sommes envahis. »

Danny :
« Il me faudra partir », dit sombrement le jeune homme.

L’oracle :
« Hum. Tu n’échapperas pas à ce monde. Tu ne le changeras point non plus. Il te faudra t’y adapter et éviter d’y souffrir. Aussi, efforce-toi de le comprendre. Il faut savoir donner du sens aux choses, c’est important. La jeunesse française, en partie métissée, a un réel potentiel, à l’instar de ce pays. Reste à savoir ce qu’elle fera de ce potentiel. Te trouver un creux dans un rocher pour éviter de boire la tasse, comme font les petits crabes, tu peux encore. Partir c’est tenter l’aventure, se donner une chance nouvelle, tu as l’âge pour le faire. Rester ne vaut le coup que si tu rencontres une jeune femme intéressante. Il t’appartient de choisir ton destin, mais ne fais pas, je t’en prie, comme dans la fable de l’âne mort de n’avoir pu se décider entre boire ou manger alors que son maître lui apportait de quoi étancher sa soif et apaiser sa faim. »

Danny :
« Une fable ? »

L’oracle :
« Oui, les fabulistes ont toujours su habilement éclairer nos lanternes. Esope et La Fontaine sont mes cousins éloignés », souffla la vieille en ricanant.