Hic et nunc partie 1

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Assis sur un ponton humide, devant ce lac des montagnes poli comme un miroir et serti par le soleil crépusculaire de mille éclats, Danny paraissait, en vérité, bien songeur. Sa tête de ténébreux beau gosse, âgé de 25 ans, accablée, posée sur la paume de sa main, lui donnait l’allure sculpturale du penseur de Rodin. Partir ou rester ? Tel était son dilemme. Un terrible dilemme, bien que le choix de l’émancipation avec le lieu de naissance ne soit pas rare à cet âge-là ; cet âge où l’on commence sérieusement à se bâtir un avenir. Un dilemme d’autant plus terrible, d’ailleurs, qu’il s’avérait sans rapport avec la difficulté existentielle à s’arracher au terroir qu’éprouvaient les jeunes bourgeois provinciaux tentés par l’aventure parisienne et enivrés par l’espoir d’une promotion sociale spectaculaire, dont les grands romanciers du XIXème siècle ont raconté les mésaventures. Ces personnages, mi-réels, mi-fictifs, incarnaient l’esprit de conquête et de revanche de leur classe sociale face à la noblesse en déclin. Bien que bloqués dans leurs aspirations par une société toujours conservatrice, et ce en dépit de la chute de l’Ancien régime, ces jeunes ambitieux voulaient briller au cœur de la ville de lumière. Pour Danny, il ne s’agissait pas d’un enjeu de carrière et de prospérité dans une société pauvre. Son dilemme à lui avait tout d’un véritable couperet : rester avec une sombre perspective d’avenir, précisément une sorte d’appauvrissement, de déclassement, voire d’assistanat prolongé, ou bien partir pour fuir une France qui paraît, pour le moment, péricliter, d’autant plus si l’on est, comme lui, issu d’un milieu populaire. Certes, certains jeunes et moins jeunes s’en sortent très bien ou tirent leur épingle du jeu. D’autres réussissent malgré tout à se planquer. Mais l’inquiétude devient palpable dans ce pays fébrile, car même la bourgeoisie encourage ses enfants à partir pour faire carrière et/ou pour faire du fric à l’étranger, notamment du côté des pays émergents. Chaque année des milliers de jeunes français issus de tous milieux, dynamiques et/ou diplômés, s’exilent, tandis qu’une partie du tiers monde non qualifié continue de venir, fuyant le manque de perspectives locales, ainsi qu’une pauvreté plus marquée qu’en France.

Les idées tournoyaient sous le crâne de Danny : une véritable salade que l’on égoutte énergiquement d’un tour de main. Elles tournoyaient jusqu’à lui donner la nausée. Quelques oiseaux aussi barbotaient à ses pieds, puis prenaient un envol rempli de promesses lointaines. Les montagnes, travesties par la neige et la brume qui leur donnaient l’allure de vieillards célestes barbus, omnipotents, hautins et immobiles, les invitaient à venir s’y rafraîchir. « Quel bilan, ici et maintenant ? », se demandait Danny en regardant ces volatiles brasser l’air tandis que lui restait planté là. Jusqu’à présent il avait, contrairement à d’autres jeunes de sa génération, joué le jeu des études sérieuses et surtout de l’effort. Et pour quoi ? Les affres du chômage, qu’accompagne la fameuse et rituelle formule : « on vous rappellera », étaient sa seule récompense. Il faut dire que les diplômes obtenus par Danny s’avéraient un pur produit de l’enseignement de masse. De plus, ce taciturne jeune homme n’avait aucun « piston » pour l’appuyer, ce qui constitue un handicap majeur pour concurrencer les enfants bosseurs, mais aussi fainéants des ex soixante-huitards cadres supérieurs dans le privé ou la Fonction publique, élus, militants, sympathisants ou tout simplement votants de la gauche caviar et de la droite champagne. Effectivement, en dehors des grandes écoles, des filières prestigieuses et du népotisme, il n’y a point de garantie pour réussir matériellement ou pour faire sa vie au mieux dans un pays riche entré dans une crise qui durera sans doute plusieurs années. Aussi, à force d’intérim, sentant se profiler une impasse, il s’était décidé à tenter l’aventure américaine. En conquérant. Avec pour seule viatique une solide résolution que résument ces termes : « Je pars seul, je me mets en danger. Ca forge le caractère et j’apprendrai l’anglais ! » Au début, le succès fut au rendez-vous. Après quelques petits jobs à Chicago, il en décrocha finalement un vrai, dans l’informatique. L’Oncle Tom lui donnait sa chance. Pendant un an, il fit ses preuves… qui furent pour ses employeurs probantes… Considération, salaire honnête, perspectives d’avenir… Jamais sa situation depuis la fin de ses études ne lui parut plus sereine, bien qu’il fût soumis à un rythme de travail soutenu, mais l’effort peut être bu comme un nectar sucré lorsque l’espoir d’une vie meilleure le sous-tend et lorsqu’il est porté par la sensation d’avancer. Las, les déboires de l’économie affectent toujours davantage la vie des petits. Une mauvaise conjoncture entama le dynamisme de l’entreprise où il déployait son énergie et son talent. Au pays du Big Mac, Danny éprouva alors une autre forme de précarité et comprit tout le sens du mot flexibilité. Le mental cependant requinqué par la confiance et la satisfaction d’avoir triomphé des embûches et décroché un job chez les Ricains – je l’ai fait !- il prit en vol l’avion du retour.

En France, nul n’est prophète. Enfin, cela dépend. Danny, lui, à l’instar de nombreux autres, ne l’était pas. Les quelques entretiens professionnels qu’il avait décrochés dans les mois qui suivirent lui rappelèrent combien les baisers de la mère patrie pouvaient être glacés, bien que le gite et le couvert soient dans ce pays encore assurés. Qui a lu Vipère au poing se souvient de Folcoche ! A chaque fois, les recruteurs lui assénaient l’argument du manque d’expérience et pointaient du doigt le caractère chaotique de son jeune parcours professionnel. Ces reproches résonnaient à ses oreilles comme autant de gifles cinglantes. Au moins aux USA on l’avait mis à l’épreuve ! Le moral de Danny ne tarda pas à en souffrir vivement. L’intérim s’annonçait de nouveau comme son ultime recours.

Côté cœur, cela n’allait guère mieux. Les femmes ne lui inspiraient guère confiance. Sa gueule de jeune gommeux les attiraient mais, car il y a souvent un mais, elles ne lui ramenaient pas que du bonheur… Tout d’abord, il avait su que sa mère avait trompé son père alors que celui-ci mourrait d‘une longue maladie. Quand on aime les gens, on ne regarde généralement que les conséquences des actes qui les affectent. Il est, en vérité, difficile de déployer une empathie suffisante, du moins le temps que s’estompe la douleur que l’on ressent à voir souffrir les êtres aimés, pour essayer de comprendre toute l’étendue des frustrations, des rancœurs refoulées et des malentendus qui amènent une personne à trahir un proche dans des circonstances perçues comme impardonnables. Ensuite, sa nana s’était barrée avec un autre gars du coin. Quant à celle qu’il venait de rencontrer en soirée, elle lui avait proposé de se pacser illico presto afin de quitter le larron qui lui permettait actuellement de ne pas vivre seule… En bref, ces quelques expériences ne l’engageaient guère à se livrer corps et âme à la gente féminine.

Danny se leva brusquement. C’est ainsi que l’on procède souvent après une rêverie langoureuse ou une longue réflexion dans laquelle on finit par s’enliser faute de pouvoir choisir. La volonté soudain se réveille et l’esprit se cabre, se donnant par la même des airs de vraie résolution, alors qu’aucune décision n’a vraiment été prise, mais simplement à un peu plus tard remise. Coûte que coûte il fallait trancher et y voir plus clair, qu’il se disait Danny. « J’irai consulter la vieille qui sait, la diseuse de vérité ». Cher lecteur, il faut que tu le saches, une veille femme astucieuse, qui parlait comme un oracle, écoutait sa radio et lisait des livres anciens, dans ce petit coin de province vivait. Et Danny, notre chère Danny, s’en allait la consulter, comme d’autres vont chez le psy ou le curé. Il n’avait pas tort Danny, car un conseil avisé aide à la clairvoyance. Et pi un oracle perspicace vaut souvent mieux qu’un thérapeute ou un curé…

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