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Le sens de l’existence

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Christobal et Randy Namite, sociologue désabusé et amusé, taillent une bavette dans la cuisine du second avant de passer à table. Le fils de Randy n’étant pas là, divorce et garde partagée obligent, nos deux amis vont pouvoir discuter librement. En effet, le gamin est sympa, mais comme tout mioche de son âge, il a tout d’une tempête sur pattes.

Christobal
Je vois que tu médites. A quoi penses-tu ?

Randy
Au sens de l’existence.

Christobal
Ah bon. Fini la sociologie et l’histoire, le temps de la philosophie est revenu ! A moins que ce ne soit la crise de la quarantaine, ho, ho, ho (rires).

Randy
Tu as tort de te gausser. Les questions existentielles, donc philosophiques, peuvent aussi s’aborder d’un point de vue sociologique et historique. Elles dépassent le cadre strictement individuel.

Christobal
Comment çà ?

Randy
La question du sens de l’existence nous concerne tous. Au fond, la vie humaine pourrait se résumer à une sorte de combat individuel et collectif contre des problèmes existentiels fondamentaux. Chacun se débat avec ces questions. Certains en sont obsédés et tourmentés, d’autres s’en détachent rapidement ou bien les éludent habilement par des croyances religieuses ou en se réfugiant dans le présent. D’ailleurs, ce qui fait la spécificité des grands écrivains, quelle que soit leur nationalité, c’est l’acuité de leur perception du monde à travers leurs problèmes existentiels, du fait de leur sensibilité exacerbée, ainsi que leur talent littéraire pour l’exprimer.

Christobal
Mais qu’appelles-tu problèmes existentiels ?

Randy
La seule certitude pour l’homme est qu’il va mourir, au moins physiquement (et non spirituellement pour les croyants). A partir de là, et compte tenu du fait qu’il évolue dans un monde chaotique, imprévisible, voire dangereux, se pose la question de la signification à donner à son existence puisqu’il a conscience de celle-ci.

Christobal
Oui, bon, là on va verser dans la dissertation philosophique. Rien de nouveau sous le soleil. Depuis plus de deux mille ans les philosophes réfléchissent à la question du « pourquoi sommes-nous là ?», à l’instar des religieux et des scientifiques, au sens de la vie, à la définition du bonheur, etc.

Randy
Eh oui, collectivement nous proposons des réponses ou des amorces de réponses à ces problèmes existentiels.

Christobal
Certes. Et alors ? Quelle lapalissade ! Et puis encore faut-il avoir le luxe d’y penser. En situation de survie quotidienne, ces préoccupations deviennent futiles !

Randy
Pas forcément. Mais tu as raison de dire que dans les pays riches les questions existentielles peuvent s’épanouir davantage car la vie y est moins précaire et la survie moins pressante.

Christobal
Je vais aller… disons… un peu dans ton sens. J’ai la conviction que la plupart d’entre nous devons faire face à un ou plusieurs « drames » existentiels qu’il nous faut dépasser. Certains y parviennent, d’autres non ou partiellement, ce qui affectera ou pas leur manière de se comporter. Ces « drames » dépendent du déroulement de la vie (avec ses accidents), du milieu d’origine et du contexte familial. Ils renvoient, bien évidemment, à une dimension subjective et psychologique importante (c’est-à-dire comment la personne voit la chose).

Randy
Et dire que tu me reproches de faire dans la généralité philosophique…

Christobal
Je n’ai pas fini. Un drame existentiel peut être pour untel de ne pas avoir trouvé le grand amour, idée qui l’obsède, à défaut d’avoir vécu la chose, et avec laquelle il ne prend pas de recul (d’autant que les émotions fortes attendues, comme avec le sentiment amoureux à l’adolescence, donnent l’impression de vivre intensément), ou pour tel autre de surmonter un handicap physique qui le met au ban de sa communauté, ou pour tel autre encore d’avoir échoué dans son ambition de réussite sociale au moins en partie et de ne pas s’en consoler… Amour propre ou estime de soi quand tu nous tiens… Pendant un temps, je me disais que pour comprendre, au moins jusqu’à un certain point, un individu, il fallait s’intéresser à son rapport à l’argent, à son rapport au sexe et à ses convictions politiques et/ou religieuses s’il en avait1. Désormais, j’ajoute qu’il faut aussi savoir s’il a connu dans sa vie un ou plusieurs « drames » existentiels qui l’ont particulièrement affecté et avec lesquels il compose.

Randy
Banal que tout cela !

Christobal
Je n’ai toujours pas fini. Ces « drames » existentiels sont prépondérants car ils participent, je pense, à la manière dont nous estimons avoir ou non réussi notre vie. Or, à un moment ou à un autre, cette question, qui retentit comme un ultime bilan, se pose, même si certains sont prompts à la refouler. Alors oui, mon ami, d’une certaine façon les « drames » que j’évoque sont rattachés à la signification qu’un individu donne à son existence…

Randy
Ok. Vu de la sorte cela me convient.

Christobal
Il y aurait d’ailleurs toute une sociologie des choix suicidaires et des échecs programmés à faire, liés à nos erreurs de jugement, à nos aspirations irréalistes, à notre vanité, à notre aveuglement, à notre faiblesse morale ou psychologique face à des tentations ou des dilemmes lourds de conséquences. En bref, sans verser dans le psychologisme et sans entrer dans un débat impossible sur ce que signifie l’expression « réussir sa vie », la rationalité de l’action chère à certaines sciences humaines aurait besoin d’un coup de jeune en prenant en compte ces éléments subjectifs.

Randy
Ce qui nous amène là où je le voulais…

Christobal
A savoir ?

Randy
De nos jours quel projet collectif a-t-on ? Aucun. Le sens de l’existence n’est pas donné par nos sociétés modernes. Je lisais récemment un livre ethnographique sur les Esquimaux. Ces derniers vivaient jadis dans une société dure avec un environnement hostile mais étaient heureux. Chacun y avait sa place. Il était là le but de l’existence pour un Esquimau : tenir sa place et profiter des quelques douceurs que la vie lui offrait.

Christobal
Tu proposes de revenir à ce type de société, ho, ho, ho (rires).

Randy
Bien sûr que non. Quand les Esquimaux sont entrés dans la modernité, comme on dit, ils ont découvert les affres de la perte de sens et la déréliction. On leur a dit : « laissez les igloos et la chasse aux phoques ! Le progrès c’est le chauffage, l’argent, l’alcool qui grise et les médicaments qui soignent efficacement ! » Ils ont ainsi abandonné leur rude mode de vie pour devenir des larbins occupés à des emplois minables dans une société obsédée par l’argent et la consommation. D’où les suicides.

Christobal
Encore un peu et tu vas nous faire le mythe du bon « sauvage ».

Randy
Disons que l’absence de perspective, de but collectif, de sens profond à l’existence à travers la contribution individuelle à la collectivité, hormis de passer une partie de sa vie à travailler pour consommer, font beaucoup de mal. Certes, dans une société plus traditionnelle ceux qui ne parviennent pas à tenir leur place sont malheureux. Mais souvent ces société prévoient des exutoires ou des rôles spécifiques pour palier ce type de manque. De toute façon, dans nos sociétés les sources de frustration s’avèrent bien plus nombreuses et les buts (individuels) à atteindre pléthoriques voire parfois irréalistes car ils concernent de multiples aspects de l’existence (vie amoureuse, vie professionnelle, confort matériel, éducation des enfants, santé, aspiration à vivre plus longtemps et à ne pas vieillir, etc.).

Christobal
Et tu en conclus…

Randy
Que le retour du religieux dans certains pays dits modernes, par exemple, correspond aussi, en plus de l’héritage familial ou de la révolte politique déguisée, à un besoin de sens collectif à l’existence, ou bien que l’aspiration chez certains à un retour vers la « mère » nature ressemble davantage à une adhésion désabusée à une idéologie de substitution au consumérisme, auquel tout le monde s’adonne même ceux qui le critiquent, qu’à une réelle volonté de combattre la modernité. Les méfaits de l’individualisme et du consumérisme comme principes de vie s’observent facilement. Ils donnent lieu à divers ressentiments et à diverses maladies mentales de civilisation, tout comme il existe des maladies physiques de civilisation (cancers, diabète, maladies iatrogènes, etc.) qui découlent de la suralimentation, de la sédentarité ou de l’abus de drogues pour doper le corps au nom de la santé, de la performance et de la longévité (sportive, sexuelle) ou pour s’adonner aux plaisirs artificiels.

Christobal
Nous voilà désabusés. Surtout en Europe où, en plus de cela, l’économie semble en berne et l’avenir de notre prospérité menacé. Oh, oh, oh (rires). Plus de pays à construire, l’idée qui s’impose d’un possible déclin… Pas de quoi avoir le moral pour certains. Mince, on est foutu !

Randy
Non, car notre système capitaliste actuel peut durer, muter, s’adapter, comme il l’a déjà fait, ou pas… Chaque époque porte son lot de tares tandis que la terre continue de tourner.

1 Ainsi procédait Henri Guillemin, le critique littéraire et historien, quand il se penchait sur des personnages historiques.

Le coup du boomerang

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Au milieu de nulle part, dans une pièce sombre et dénudée, aussi vaste qu’un désert, deux égarés des temps modernes discutent. Un dialogue entre représentants d’une aire géographique et d’une civilisation en passe de décliner s’est engagé. Délicatement posés sur leurs fauteuils de plexiglas, comme deux moustiques sur un nénuphar, ils se font face.

L’ingénu de son plein gré :
L’époque est bizarre. On ne sait où l’on va, ni de quoi demain sera fait. En France, l’économie ne démarre pas, l’Europe est en panne, on sent monter le populisme, la pensée raciste se libère et…

Le clairvoyant sarcastique :
Ah, ah, ah, ah, ah ! Ton désarrois me réjouis ! La pensée raciste aurait-elle été muselée, et par qui, pour qu’aujourd’hui elle se libère ? Pose-toi ces questions !Quand le barrage des apparences se fissure et que la réalité tumultueuse contenue derrière t’éclabousse, tu ne trouves que de pseudo explications pour y faire face.

L’ingénu de son plein gré :
Que… Comment ?

Le clairvoyant sarcastique :
Voici ce que je pense concernant la situation économique et (géo)politique, car l’une ne va pas sans l’autre, de la France. Droite et gauche ont choisi cette Europe libérale et Droits de l’hommiste, qui multiplie les normes éthiques et juridiques, pour le plus grand bonheur de ses bureaucrates, et s’ouvre aux quatre vents de la mondialisation. La question n’est plus de savoir s’il fallait faire ainsi, mais comment en sortir ou comment y rester. En sortir serait une sorte de révolution, pour le meilleur et pour le pire. Y rester signifie de s’aligner sur l’Allemagne et les pays du nord qui, pour le moment, ne s’en tirent pas trop mal. Las, on ne peut garder un État providence dispendieux et une économie tournée vers le libéralisme anglo-saxon tout à la fois. Or, pour rester dans l’Europe, nos dirigeants, depuis plusieurs années, essaient de ménager la chèvre et le choux ; ils gagnent du temps et naviguent à vue.

L’ingénu de son plein gré :
Je connais ce genre d’analyse. Que proposes-tu ?

Le clairvoyant sarcastique :
On a besoin d’un projet. A gauche, les dirigeants devraient se demander quelle place la France peut-elle avoir dans la mondialisation et à quel prix. Si l’on part du principe que seul le dynamisme économique peut fondamentalement résoudre nos problèmes, quelles sont les conditions pour l’obtenir ? Quels sacrifices seraient-ils nécessaires et quelles contributions chaque classe sociale devrait-elle y apporter ? Il faudrait tout discuter, sans tabou. Par exemple, des thématiques comme le recours ou non au protectionnisme, aujourd’hui honni en Europe et pratiqué en douce par certains. Ou bien le rôle effectif de l’État providence, qui ne représente plus seulement un filet de sécurité nécessaire, mais est devenu une machine à distribuer du fric, de manière discutable et inéquitable, à tel point que des millions de personnes (en tant que clients ou professionnels du secteur social/public) vivent de cet argent et s’habituent à réclamer pour tout et n’importe quoi. De fait, la société française n’a jamais été, par certains aspects, si encline à materner et à démotiver. Ou bien encore le bien fondé de notre alignement économique et militaire sur les options américaines. Hollande s’avère plus pro américain que Sarkozy, faut le faire !

L’ingénu de son plein gré :

Tu préfères sans doute qu’on suive la Chine et la Russie qui violent les Droits de l’Homme ?

Le clairvoyant sarcastique :
Tu m’agaces avec tes Droits de l’Homme. Aujourd’hui, gauche et extrême gauche sont de zélés va-t-en-guerre, au nom des Droits de l’Homme cela va s’en dire… Vive les bombes humanitaires !
Toi et tes petits amis bien-pensants méprisez les régimes politiques des Brics, que vous jugez sur des critères moraux petits bourgeois, alors que vous vous proclamez les champions de l’ouverture sur les autres cultures. Je ne les idéalise certes pas. Mais je me garde bien de les juger hâtivement, aussi durs soient-ils. En outre, nous assistons à un juste retour de bâton.

L’ingénu de son plein gré :
Que veux-tu dire ?

Le clairvoyant sarcastique :

Notre domination séculaire prend fin et nos guerres humanitaires sont plus que contestées par le reste du monde. Elles nous reviennent en pleine figure sous la forme d’un terrorisme puissant qu’elles ont exacerbé. D’autre part, nous critiquons la Chine pour son régime autoritaire et son capitalisme débridé qui nous concurrence directement, même si certains de nos fleurons industriels en tirent profit. Or, le combat d’une partie des élites chinoises pour concilier développement économique, prospérité, écologie et harmonie sociale – laquelle est la meilleure garantie de survie pour le parti – constitue notre seule chance pour l’avenir. Si ces élites ne se laissent pas déborder ou corrompre par l’argent, elles pourraient proposer un modèle de capitalisme étatique moins prédateur et moins destructeur à l’échelle mondiale que celui qui a prévalu jusqu’à présent. Malheureusement, cela n’est pas gagné.

L’ingénu de son plein gré :

Pourquoi serait-elle notre seule chance ?

Le clairvoyant sarcastique :

Parce que l’Europe faiblit, parce qu’elle n’a plus tout à fait son destin en main contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire.Parce que la majeure partie de nos élites n’a rien à proposer de novateur et ne pense qu’à se planquer (je veux dire à planquer ses enfants et son argent). Parce que nous sommes, pour le moment, encore incapables d’admettre que les Brics feront plus que nous imiter, qu’ils cherchent à tâtons un modèle, une voie et se sont déjà partiellement émancipés de nos idéologies. En Chine, par exemple, certains intellectuels, politiciens, cherchent une inspiration dans la tradition millénaire tout en restant ouvert sur ce que l’Occident a pu apporter de positif en termes de pensée et de modes de vie. Il s’agit là d’une réelle volonté d’émancipation, sur fond de nationalisme, d’autant que cette partie de l’intelligentsia s’efforce de ne pas reproduire nos erreurs. Ces penseurs et hommes ou femmes d’action pourraient très bien inventer une voie dont nous serions susceptibles de nous inspirer pour rompre avec nos raisonnements éculés. En bref, je crois que la solution viendra de l’extérieur ou par l’extérieur. De toute façon, nous n’avons guère le choix, car nous ne dicterons plus notre loi aux autres mais subirons plutôt la leur. Il vaudrait mieux pour nous que les futurs puissances ne suivent pas le modèle de gouvernance mondiale américain. Demande aux peuples du tiers monde ce qu’ils pensent de celui-ci !

L’ingénu de son plein gré :

Décliniste ! Et notre potentiel, notre jeunesse, notre…


Le clairvoyant sarcastique :

En Allemagne, la génération de Sebastian Haffner1, parce qu’elle a vécu une période historiquement intéressante et très difficile – celle de la défaite de 14-18, de la révolution spartakiste avortée, de l’hyperinflation, de la montée du nazisme – comprenait les meilleurs et les pires individus. Des êtres forgés au feu d’événements qui ne pouvaient que les rendre plus sages, plus courageux, plus responsables ou… plus cyniques et plus couards. On sait ce qu’il advint : les meilleurs ne purent empêcher l’avènement du désastre. Le potentiel ne suffit pas. Un pétard peut rester mouillé !

L’ingénu de son plein gré :
Mais des gens vont bouger, vont empêcher le délitement s’il a lieu.

Le clairvoyant sarcastique :

Oui, ceux qui tiennent à leur rente de situation et puis ceux qui n’ont pas grand chose ! C’est possible. Entre les corporatismes, les couches sociales fortunées avares de leurs privilèges et les couches sociales qui vivent de l’État providence ou grâce à lui, il y a de quoi déclencher des émeutes. Mais es-tu sûr que cela débouchera sur quelque chose de positif ou que cela empêchera la glissade ? L’absence de réel projet politique et d’élites capables de le concevoir et prêtes à assumer un rôle historique, à faire accepter des sacrifices -auxquels elles se soumettront aussi – pour esquisser une sortie du marasme laisse un immense vide que comblent les pseudo querelles sur des problèmes sociétaux (mariage homo, parité, etc.) et les prémisses de luttes communautaristes.

L’ingénu de son plein gré :

De luttes communautaristes ?

Le clairvoyant sarcastique :
Il ne t’a pas échappé que le Salafisme connaît un certain succès dans nos banlieues, sans qu’il faille pour autant souscrire aux exagérations d’Eric Zemmour, que l’époque est au prosélytisme religieux, que les tensions communautaires existent au delà du classique et si caricatural laïus gauchiste sur le racisme des Français à l’égard des Immigrés et sur les discriminations dont ils feraient l’objet.

L’ingénu de son plein gré :

Euh… Bon, il y a des choses qui m’inquiètent comme le succès de Dieudonné et d’Eric Zemmour. On a libéré la parole raciste et voilà le résultat. Elle se banalise.

Le clairvoyant sarcastique :
Incurable aveugle tu es, incurable tu resteras ! Au fond, cela n’a rien de surprenant. Toi et d’autres avez, modestement, participé à ce qui arrive. Votre propension à museler tout débat, à grand renfort d’idéologies convenues, à nier certains aspects de la réalité, à crier au racisme à tort et à travers et à vous détourner des vraies questions sociales – où va l’argent ? Qui gagne quoi ? Qui vit de quoi ? Qui profite de quoi ? Qui paie pour d’autres ? Etc. – ont fait beaucoup de mal. Aussi, je suis naïf de croire que vous accepterez la remise en question ! En l’occurrence, l’ingénu c’est moi !

L’ingénu de son plein gré :
Tu me juges ! Je t’interdis !

Le clairvoyant sarcastique :

Aujourd’hui les « réactionnaires » reprennent du poil de la bête dans l’opinion, le succès en librairie de Zemmour l’atteste, car trop longtemps la classe médiatico-politique de gauche, souvent aussi nantie que celle de droite faut-il le préciser, n’a su que vouer aux gémonies ceux qui pensaient différemment. Ses propres excès, comme ceux de l’Occident à l’égard du reste de la planète, lui reviennent dessus tel un boomerang. Zemmour est l’un de ces boomerangs. Journaliste très talentueux, excessif et foncièrement de droite même s’il cite Marx, il incarne une nouvelle forme de contestation de l’ordre moral socialiste dans laquelle une partie des classes populaires et de la droite traditionnelle se reconnaissent. Chaque indignation et chaque appel à la censure de ses confrères bien payés de « gôche » accroissent sa popularité. De même, chaque diatribe antiraciste renforce l’exaspération populaire sur la question de l’immigration. C’est idem, dans une certaine mesure, s’agissant de Dieudonné. Comique doué, drôle, qui mélange Michel Audiard et Coluche, pour faire de la vulgarité crue et des expressions fleuries une arme politique à travers des sketches picaresques, il représente désormais la lutte contre le soit-disant « système » pour beaucoup de jeunes d’origine immigrée, mais pas seulement, que soudent tantôt la thématique de l’islamophobie, tantôt le passé colonial décrié, tantôt les frustrations issues d’une société de moins en moins capable d’offrir des perspectives professionnelles attrayantes et de satisfaire les caprices consuméristes, parfois irréalistes ou infantiles, qu’elle a suscités.

L’ingénu de son plein gré :
Tu le défends ! Et son antisémitisme ?

Le clairvoyant sarcastique :
Je suis conscient qu’il tient des propos antisémites. Est-ce par pure provocation ou parce que sa radicalisation l’amène à croire sincèrement que le lobby sioniste international, comme il dit, dirige le monde ? Selon moi, un peu des deux. Mais qui l’a fabriqué ? Le CRIF, la LICRA, BHL et consorts qui depuis des années exercent un chantage à l’antisémitisme et à la Shoah pour influencer la politique étrangère gouvernementale et les médias français plutôt pro-palestiniens. Quant aux hommes politiques, leur pusillanimité ne les honore guère. Lâches devant ceux qui les font chanter au nom de l’antisémitisme, ils ne le sont pas moins s’agissant d’aborder sans tabou la question de l’immigration (hormis quelques exceptions à droite ; lesquelles caricaturent la réalité). De fait, on en arrive à une situation absurde : une partie des jeunes musulmans voient dans la lâcheté des édiles face au CRIF la confirmation que le lobby sioniste ou juif tient la France dans sa main, tandis qu’une partie des juifs estiment que la langue de bois politique sur l’immigration et les problèmes de délinquance en banlieue prouve combien l’État a cédé et ne les protégera pas des attaques antisémites dont ils s’estiment victimes de la part de jeunes musulmans radicalisés. Aujourd’hui, toutes les élites et certaines couches sociales découvrent avec angoisse ce que j’appelle le « coup du boomerang » : le retour en pleine gueule d’une réalité à laquelle elles contribuent !

L’ingénu de son plein gré :
Tu t’en réjouis n’est-ce pas ?

Le clairvoyant sarcastique :
Oui et non. Oui, car l’histoire procède souvent de la sorte : le coup du boomerang, ça na rien de nouveau ! J’attends tes jérémiades avec impatience pour m’en gausser ! Quelque part tu le mérites bien. Et non, car si cela débouche sur de la violence et des conflits durs, beaucoup vont en souffrir. Je n’aime guère l’odeur du sang, ni voir les gens dans le malheur. D’autre part, il n’y a pas grand chose de positif à attendre de tout cela pour le moment. La contestation, la révolte, passent par des simplifications alimentées par le net et les nombreuses théories du complot en vogue. A gauche: rien, si ce n’est le gauchisme révolutionnaire post soixante-huitard et les corporatismes prêts à griffer pour conserver ce qui leur reste. A droite: pas grand chose non plus, si ce n’est quelques mouvements ultras qui se réveillent. Du côté de Dieudonné, on sent bien que le dénominateur commun, la lutte contre le sionisme, même s’il a de quoi inquiéter dans certains milieux, à juste titre, ne constitue en rien un programme. Quant au FN, ses cadres frétillent surtout d’impatience à l’idée d’en croquer, comme le firent leurs homologues des autres partis avant d’accéder au pouvoir. Il aurait d’ailleurs une réelle chance d’y accéder si Sarkozy redevenait le candidat officiel de la droite aux prochaines présidentielles. Dans ce cas, l’abstentionnisme pourrait, je pense, être important, ce qui profiterait à Marine Lepen. T’imagines, mon ami, Alain Juppé est devenu pour beaucoup le candidat crédible et potentiellement un sauveur provisoire en 2017 face au FN ! Celui à qui on demandera: « Encore une minute monsieur le bourreau… »

L’ingénu de son plein gré :

Tu oublies l’essentiel. Il peut s’en passer des choses en deux ans.

1Haffner Sebastian, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Actes sud, 2003.

Le point de vue de l’autre

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Il y a, dans la vie, quelque chose qu’il faudrait savoir faire. La compréhension que l’on a du monde en dépend. Il faudrait pouvoir prendre le point de vue de l’autre. Cela implique de connaître un peu de son mode de vie, de ses contraintes sociales et matérielles, de ses profits, et des idéologies qui l’animent. Bien évidemment, il faut être curieux, penser en dehors de ses intérêts propres, voire sortir de sa bulle de savon qui flotte dans l’air et vient parfois en heurter une autre dans une explosion de mousse et d‘humidité.

L’autre jour, sur une chaine de TV, un reporter évoquait la propension chinoise à conquérir l’Europe. Reportage fructueux en informations en vérité. On y apprenait que désormais les perfides Chinois rachetaient des entreprises européennes à l’agonie, ne sacrifiaient pas les emplois locaux, mais profitaient de l’occasion pour acquérir les savoir-faire du vieux continent et infiltrer le marché de ses consommateurs. Quels salauds, pensez-donc ! Notre capitalisme à nous est bien plus moral, me dis-je en moi-même, dans un sursaut d’hypocrisie. En bref, un site français qui construisait des tracteurs en avait fait l’expérience. Le rachat de l’entreprise par un industriel chinois offrait des perspectives prometteuses : préservation des emplois, possibilité d’expansion à venir grâce aux débouchés offerts par l’acquéreur (le marché chinois), etc. ; un futur radieux s’annonçait dans le cadre d’un échange harmonieux et d‘une réciprocité profitable. Plusieurs mois après, les salariés français, contents d’être sauvés sur le moment mais néanmoins méfiants, si l’on en croit les quelques syndicalistes interrogés, commençaient à déchanter. Un conflit avec la direction chinoise les opposait, sur fond de débrayage et de pneus brûlés. Il faut bien exprimer son mécontentement. Le syndicaliste made in CFDT expliquait devant la caméra que les salariés voulaient une prime annuelle de rendement. La direction avait mal réagi, des mots durs furent, toujours selon ce syndicaliste, prononcés. Au final, les Chinois proposèrent cinq euros par personne et par an. Un véritable casus belli pour les syndicalistes de chez nous.

La plupart du temps, ce genre de reportage, bien qu’intéressant, véhicule volontairement ou non un message subliminal : les émergents vont nous manger tout crus et nous imposer des conditions de vie très difficiles. Cela constitue effectivement une possibilité, d’autant que nos propres erreurs, dérobades, et nos défaites font leurs victoires d’aujourd’hui et de demain. Pourtant, il convient aussi de rester prudent quant à ce que sera l’avenir et concernant ce que les émergents feront. Cette petite histoire, racontée dans ce reportage, reflète combien, au-delà des intérêts divergents et des consensus fragiles, le malentendu culturel guette comme un tueur à gage en embuscade.

Si l’on peut comprendre le point de vue des Français  – nous transmettons notre savoir-faire, nous faisons correctement le boulot, l’entreprise repart, nous voulons être récompensés de nos efforts, la proposition d’une prime ridicule au regard du niveau des prix en France relève de l’injure – celui des Chinois ne doit être ni laissé de côté, ni forcément réduit à l’équation simpliste : la Chine veut profiter de la situation mais sans rien donner en retour. On devrait, en effet, se poser la question suivante : la demande des ouvriers français, un an après le redémarrage du site de production, n’a-t-elle pas été perçue comme un geste déplacé d’ingratitude alors que leurs acquéreurs estimaient probablement les avoir sauvés du chômage peu de temps auparavant ? Le genre de geste qui fait dire à certaines élites chinoises, à leur façon ô combien ethnocentriques et hermétiques, que les Occidentaux sont paresseux, arrogants, et qu’ils vivent – en Europe de l’Ouest en tous cas –  les derniers moments d’un système social moribond qui encourage les revendications faciles[1].

La capacité à prendre le point de vue de l’autre peut être un instrument utile pour le comprendre, anticiper ses réactions, et adopter la stratégie la plus adaptée et la plus efficace dans un monde en mouvement où les rapports de force changent. M’est d’avis que les syndicalistes de ce site de production en auraient eu besoin, d’autant que leur requête, qu’elle fût ou non légitime, avait toutes les chances d’obtenir pour seule réponse une fin de non recevoir en étant présentée au mauvais moment ou de manière inadéquate. Certes, un bras de fer peut s’avérer parfois utile, pour qui a la possibilité de gagner ou de nuire suffisamment à son interlocuteur. Mais tous les éléments en jeu devraient être pris en compte avant de mener une négociation ou une action, y compris et surtout le point de vue de l’autre, qu’on l’accepte ou qu’on le réfute…


[1] Ce rachat d’entreprise est, sur le fond, sans doute fondamentalement différent de l’affaire du site de Florange avec l’industriel indien Mittal, derrière qui se cachent des financiers aux dents acérées et obnubilés par un rendement élevé à court terme et par des opérations juteuses.

Un revenant d’outre-tombe

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« La crise ne finira pas de sitôt, elle durera au moins une décennie. La croissance en Europe s’éteindra comme une flamme de bougie sous la pluie, avec ou sans le Pacte budgétaire », que je pensais assis sur un rocher, à l’occasion d’un court passage dans ma ville natale. Le soleil était bas, proche de tomber, dans la mer fluide, jusqu’à éclabousser son ciel avec des lambeaux rouges, tandis que la soirée s’annonçait fraîche. Jusqu’à présent, les dirigeants prennent des mesures dilatoires, les peuples des pays les plus touchés, pour certains subissent, voire se rebiffent quelque peu, ou bien pour d’autres attendent avec passivité une dégradation prévisible de la situation économique. En Europe, il fleure bon le pessimisme et le fatalisme ambiants, ainsi qu’un léger parfum d’insouciance pour ceux, tels les Français, qui de la crise n’en voient que le début. Comble de l’ironie, même les fameux marchés feignent d’y croire – mais non messieurs, mesdames, tout ne va pas si mal – et s’évertuent autant qu’ils peuvent à grignoter des miettes de temps. Les investisseurs sont coincés, la récession menace toute la planète, il y a trop d’argent à perdre…

Et votre serviteur, au milieu de tout cela, que devient-il ? Disons que je m’efforce de sauver ma peau, pour le moment, grâce un job en CDI. Trois lettres pour changer une vie : C. D. I. Le sigle magique, la clef des champs de l’émancipation sociale, le bouclier juridique de ces temps modernes et économiquement troublés. Je n’y croyais guère plus d’ailleurs, mais apparemment la chance me sourit quelquefois.

Tandis que je sombrais dans ces troubles pensées, il arriva subitement, sans crier gare. Qui ça mes bons amis ? Le revenant bien sûr, l’évadé séculaire du royaume des morts ! Karl, ce cher Karl, encore et toujours lui… Brusquement le ciel s’était assombri, un vent mauvais, pas très fort, surréaliste, avait même soufflé et une brume, venue de nulle part, s’abattit sur la mer. Surpris, frissonnant, je m’apprêtais à me lever de mon rocher, lorsqu’il m’interpella doucement, assis tout près de moi avec sa barbe et ses cheveux hirsutes :

–        Alors gamin l’avenir te fait peur ? Un esprit curieux comme toi… Pourtant, quelle leçon d’histoire que tu vis en ce moment, en bon petit occidental !

–        …

–        Je vous observe de mon royaume d’outre-tombe, rouge comme l’enfer, calme comme la neige. Et bien des choses j’ai compris. Mes erreurs, je les connais désormais. Mes erreurs à moi, pas celles des autres. Je ne suis, après tout, responsable que de ce j’ai couché sur le papier et non de ce que les autres ont fait de mes nombreux écrits.

–        …

–        Comme dans une religion, on trouve dans mon œuvre tout et parfois son contraire, dont beaucoup de propos ambigus. En bref, de quoi satisfaire des générations d’exégètes et offrir à de nombreux adeptes des interprétations antinomiques.  

–        Pourquoi dites-vous en bon petit occidental ?

–        Parce que jusqu’à présent les médias qui t’informent et les élites qui te gouvernent croient toujours pouvoir parler au nom des autres peuples et imposer leur point de vue. Mais les choses changent vite, très vite… Si tu veux comprendre l’histoire du monde qui se déroule sous tes yeux, il faut laisser de côté ton point de vue occidental.

–        C’est-à-dire ?

–        Le capitalisme a besoin de crises pour se régénérer. Les crises lui permettent de se réajuster, écartelé qu’il est par ses contradictions. La crise mondiale qui se déploie actuellement s’inscrit comme un épisode supplémentaire dans la vie tourmentée de ce système chaotique.

–        Quel rapport avec mon point de vue occidental ?

–        Patience… Je poursuis : comme le capitalisme s’avère un fieffé farceur, adepte de l’ironie la plus mordante, il redistribue les cartes. Désormais, les Brics, comme vous dîtes en Occident, vont de l’avant tandis que ce dernier progressivement s’appauvrit. Au passage une  large frange de grands bourgeois s’enrichit, sur tous les continents. Comme de mon temps, ces grands bourgeois sont engagés dans une course effrénée au profit et se livrent une concurrence acharnée où tous les coups sont permis – exemple typique de cette lutte sans merci entre grands bourgeois à l’échelle locale et internationale : tenter d’imposer aux autres des règles, c’est-à-dire des entraves, que chacun s’efforce de ne pas respecter pour garder l’avantage. Jusqu’à présent, les Occidentaux ont été les plus forts pour s’affranchir des règles qu’ils imposent aux autres, politiques autant que commerciales. Mais le vent tourne. Pour autant, bien qu’adversaires, ces grands bourgeois ont intérêt à préserver les fondements du système, car il leur profite plus qu’aux masses. Se pose alors la question de savoir qui de la rivalité ou de la solidarité au sein de cette grande bourgeoisie internationale l’emportera à l’épreuve de la crise.   

–        Leçon classique de marxisme !

–        En réalité, la crise actuelle reflète de nombreuses contradictions. Parmi elles, deux sont majeures. Il y a d’abord celle qui renvoie aux prétentions de l’Occident à vouloir maintenir une hégémonie qu’il ne peut plus concrètement garantir. Les Etats-Unis et l’Europe vivent au dessus de leurs moyens, leurs économies fragilisées par l’émergence de nouveaux concurrents lambinent, et aucun de ces deux ensembles ne peut, ni ne veut rembourser les dettes contractées. Ils risquent la ruine étatique et l’appauvrissement des épargnants. Enfin, les efforts d’adaptation pour redevenir compétitifs et, surtout, créer des emplois, nécessitent des renoncements, des sacrifices difficiles à faire accepter à des populations vieillissantes, ainsi qu’une refonte de la division internationale du travail et du commerce international opposés aux intérêts actuels des grands bourgeois occidentaux et des couches moyennes des pays émergents. De fait, lorsqu’il semble qu’il n’y ait pas d’issue, et que certaines élites ont trop à perdre matériellement parlant, une guerre de plus grande ampleur que les conflits localisés actuels peut finalement s’imposer comme une solution radicale même si destructrice et imprévisible quant à ses conséquences. Certains la cherchent. L’avenir dira s’ils obtiendront satisfaction…

–        Et la seconde ?

–        Elle ramène à une dimension culturelle. Prenons l’exemple de la Chine. Les dirigeants chinois et une partie des élites chinoises sont partagés entre volonté de poursuivre la modernisation économique à marche forcée, d’après la voie capitaliste que l’Occident a esquissée, et préservation de leurs aspects culturels les plus nobles et de leurs traditions philosophiques millénaires (dont le Confucianisme) axés notamment sur la notion d’harmonie sociale… que le capitalisme met à mal bien évidemment. Je pense que ce dilemme illustre ce qui sera l’un des enjeux politiques et sociologiques majeurs du XXIème siècle: à savoir la manière dont les peuples des pays  émergents vont gagner ou perdre leur combat moral et idéologique contre le matérialisme et le consumérisme outrancier que le capitalisme moderne promeut. 

–        Et s’ils le gagnent, ce sera la fin du capitalisme ?

–        Il fut un temps où j’étais fait de chair, de sang et d’une certaine vanité… Je pensais que seul la fin du système et l’instauration d’un communisme authentique, que j’avais contribué à conceptualiser, mèneraient à l’émancipation des peuples. Je croyais avoir raison contre les autres. Aujourd’hui, je ne sais plus.

–        Laissez-moi poursuivre votre réflexion, car je n’ai pas de théorie à défendre, ni aucun héritage intellectuel à transmettre. Au fond, si je suis, à ma façon, votre raisonnement, je dirais que les religions en dehors du Christianisme et les idéologies/philosophies extra occidentales n’ont pas encore été complètement souillées, corrompues, par l’argent roi et l’obsession consumériste qui progressent pourtant extrêmement rapidement dans certains pays autrefois dominés. Elles pourraient donc constituer des résistances culturelles, des régulateurs d’un capitalisme débridé, à défaut de proposer, comme le marxisme en son temps, une alternative révolutionnaire et antinomique (je laisse de côté le radicalisme religieux qui est un vrai danger, mais aussi une forme de résistance extrême face à cette modernité occidentale à la fois honnie et enviée/désirée). Tandis que nous avons basculé, nous et nos élites, dans ce capitalisme et consumérisme illimités – l’on se réfugie dans une bonne conscience avec des pseudo-partis ou mouvements contestataires, des idéologies infantiles et ésotériques, etc. – les Brics sont en pleine schizophrénie, comme l’illustre le cas de la Chine. Leur « crise » morale diffère de la nôtre. Quel (second?) rôle l’Occident jouera-t-il? Je ne suis pas non plus prophète, mais il risque d’y avoir du sport…

–        Tu fais sans doute partie de ceux qui pensent que le capitalisme peut se réformer de l’intérieur.

–        Non. Mais je me dis que l’histoire a plus d’imagination que l’alternative que vous avez jadis proposée. Les Chinois inventent en ce moment un modèle politique hybride : semi-démocratique ou semi-autoritaire selon ce que l’on retient d’eux. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec l’économie ? D’ailleurs, l’un de vos grands admirateurs, Lénine, était, avec certains autres dirigeants révolutionnaires russes, peut-être sur le point de découvrir en tâtonnant une forme d’organisation économique originale avec la NEP.

–        ….

–        Reste une question qui me taraude. Que faire… aujourd’hui ? Vous qui avez été révolutionnaire, moins que Engels, mais bien plus que la plupart de vos contemporains, n’auriez-vous pas quelques idées ?

–        La révolution bien entendu !

–        Et qui la fera ? Je veux dire quelles couches sociales ?

–        …

–        Z’êtes devenu prudent… Je l’avoue je ne sais pas non plus. Il y a cependant quelque chose dont je suis sûr. Ce ne sont pas les partis de gauche ou d’extrême gauche français actuels qui me semblent sur le point de la déclencher. Ils n’anticipent rien, ils raisonnent de manière défensive et, enfin, ils n’admettent pas que l’Etat providence serve aussi à endormir les masses, adeptes à leur façon du « toujours plus » de droits, et que l’excès de dépenses ne peut se justifier par la dénonciation de l’évasion fiscale qui contribue à creuser les déficits. Ils simplifient ce qui s’avère complexe et compliquent ce qui s’explique simplement. Pour moi cela illustre plus qu’une erreur de raisonnement, surtout une volonté de ne voir que ce qui les arrange.

–        Je suis d’accord, ce sont des partis accrochés à une clientèle faîte de petits bourgeois et de fonctionnaires pour une bonne partie. Mais sait-on jamais, car en histoire tout est possible. Les révolutions ont souvent commencé par des franges sociales qui n’étaient pas les plus défavorisées, voire tiraient quelques avantages du système qu’elles critiquaient.

–        Oui, mais raisonnent-ils en révolutionnaires ?

–        Et que signifie de raisonner en révolutionnaire mon petit donneur de leçons ?

–        De garder en tête, par exemple, l’objection d’Oscar Wilde comme quoi le socialisme ne peut pas réussir car il impose trop de réunions…

–        Hum, voilà un bon mot.

–        Tous ces partis et partisans envisagent des défilés, des grèves contre le Pacte budgétaire alors qu’ils savent que celui-ci sera approuvé par les gouvernements européens. Peut-être même finiront-ils par y souscrire tout en le dénonçant. Ils protestent pour le principe, pour exister, ou pour sauver, à tort ou à raison, leurs acquis. En réalité, ils devraient plutôt se demander comment exploiter la situation présente et à venir pour attiser la braise contestataire et faire reculer la grande bourgeoisie.

–        Continue, afin que je sache si tu as un peu d’imagination et de bon sens révolutionnaire.

–        En France, il faut qu’ils admettent que rien ne sert de conjurer la rigueur par des rituels protestataires. Au contraire, ils doivent anticiper ses conséquences politiques. Enfin, on ne peut pas mener un combat avec des méthodes éculées – le défilé, le battage du pavé, la grève partiellement suivie, etc. Désormais, l’heure est à l’invention de méthodes nouvelles et de moyens de pression inédits, ainsi qu’à un soutien populaire massif. Les Etats Majors de ces partis et syndicats font-ils l’inventaire des moyens d’action de leurs adversaires, de leurs armes et de la manière dont ils peuvent les contrer ou les circonvenir ? Non, je ne le pense pas. Ils raisonnent selon de vieux schémas habitués qu’ils sont à négocier dans des formes convenues avec le gouvernement et à mobiliser une clientèle finalement faible en nombre bien qu’elle fasse beaucoup de bruit. Pourtant, leurs adversaires sont puissants. Cette grande bourgeoise pliera la gauche facilement, elle obtiendra de ses élus ce qu’elle veut en les bernant, en les intimidant ou en les achetant.

–        Tu restes trop axé sur la France, pays que j’ai chéri et observé attentivement pour son tumulte révolutionnaire. La lutte sera internationale ou ne sera pas. Et les peuples des pays émergents auront leur mot à dire. Car eux aussi sont tiraillés et secoués par les soubresauts du système, même si la mondialisation capitaliste leur offre une réelle revanche.

Puis le sieur Karl se leva, cligna de son œil droit, tourna les talons et s’enfonça dans la brume épaisse tel un couteau dans du beurre ramolli. Et Christobal alors ? Il restait là dubitatif : révolution, guerre à venir, stagnation ou simplement inversion progressive des rapports de force et de domination à l’échelle mondiale ? Que d’incertitudes ! Vraiment, madame Irma est devenue folle et sa boule ne tourne plus rond !

Les Allemands ont toujours tort

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L’ermite Bernard, vieil original et observateur sarcastique de la vie sociale, discute avec son neveu et sa nièce, dans la caverne du midi où il aime se retirer à la fin de l’hiver. La vie sauvage, ca a du bon. Le neveu, Roland Bitieux, étudie la finance, tandis que la nièce, Aurélie Cestlafautede, travaille comme cadre administratif dans la Fonction publique territoriale.

 

Roland Bitieux :

L’Europe ne passera peut-être pas l’année. Ca ne va pas être triste !

Aurélie Cestdelafaute :

Et tu t’en réjouis ! Belle mentalité ! La crise et les difficultés actuelles proviennent de gens comme toi, les nantis de la finance !  

Roland Bitieux :

Je ne suis qu’étudiant. Tous ceux qui bossent dans la finance n’ont pas des salaires astronomiques. Et puis jusqu’à la crise, personne ne se plaignait vraiment de la finance, de ses excès, des risques de formation et d’éclatement dévastateur de bulles spéculatives à force de faire de l’argent avec rien, etc. Dès lors que les banques prêtaient à l’Europe sans rechigner, on n’y trouvait rien à dire. Tu fais partie de ceux qui dénoncent le capitalisme une fois qu’il ne leur profite plus autant ou qu’il révèle son revers de médaille.

Aurélie Cestdelafaute :

Mais qu’est-ce que tu racontes ! En quoi est-ce que je profite du capitalisme ?

Roland Bitieux :

La position de la France en Europe, sa richesse, et même l’Euro, lui ont permis d’emprunter facilement sur les marchés. C’est grâce à ses emprunts répétés que nous vivons au dessus de nos moyens sans le ressentir. L’argent emprunté a financé notre couteux Etat providence, a créé des emplois publics, dont le tien, a facilité l’octroi de cadeaux fiscaux à certaines couches sociales, etc. Bien sûr, les banques se sont très largement payées au passage, en faisant circuler l’argent et en prêtant, s’appuyant pour se faire sur un certain laxisme règlementaire amorcé, d’ailleurs, par tes amis socialistes à partir de 1983. Faute d’alternative ou de réelle volonté de s’y engager, et parce que l’argent facile séduit aussi la gauche, ils se sont alignés sur la tendance néolibérale de l’époque en matière commerciale et financière. Sauf pour l’Etat. Celui-ci n’a cessé de grossir. Le néolibéralisme dans une main et la distribution sans compter d’argent au nom du « social » dans l’autre, voilà ce qu’a réussi la gauche Mitterrandienne. Largement aidée par la droite bien sûr. Finalement, un bien curieux mélange.

L’ermite Bernard :

C’est qu’il devient bon le neveu ! Aurélie, tu devrais l’écouter.

Aurélie Cestdelafautede :

Pffff ! Ecouter quelqu’un qui incarne le comble du cynisme ! Les banques jouent pour ou contre leurs clients, selon ce que cela leur rapporte. Il n’y a aucune morale !

L’ermite Bernard :

Par définition le capitalisme n’a aucune morale. Il ne fait qu’exprimer la voracité des intérêts particuliers. Nous l’avons trouvé plus doux qu’il ne l’était en Occident au siècle dernier car le système a dû s’adapter pour survivre. Le progrès technique et le rôle accru de l’Etat ont permis d’adoucir la condition ouvrière, de favoriser l’enrichissement collectif, etc. Mais le capitalisme est toujours à la recherche d’une main d’œuvre corvéable à volonté pour réduire les coûts en compressant les salaires. La variable d’ajustement c’est le travail ! Or, depuis environ trois décennies, cette main d’œuvre corvéable il l’a trouvée ailleurs avec les paysans et les ouvriers des pays émergents que nos entreprises et les entreprises de ces pays exploitent. En fait, l’exploitation s’est déplacée dans l’espace tout simplement. Elle nous coûte cependant nos emplois dans l’industrie.

Roland Bitieux :

Et voilà le laïus marxiste habituel !

L’ermite Bernard :

Ce n’est pas un laïus, c’est du concret ! Il existe en Chine la plus grande usine du monde. Elle appartient à une entreprise taïwanaise nommée Foxconn, située dans la ville de Shenzhen. Cette usine emploie 400 000 personnes. Vous imaginez ! Elle produit notamment les I phones et les I pad d’Apple. La cadence de travail y est infernale et ce 10 heures par jour, 6 jours sur 7, pour un salaire d’environ 150 euros par mois. Une vague de suicides d’ouvriers a récemment défrayé la chronique. L’un des suicidés n’arrivait pas à effectuer en 7 secondes l’opération de montage répétitive qu’exigeait son poste de travail[1]. La communication ludique pour les petits consommateurs compulsifs que nous sommes a parfois un arrière goût de sueur et de sang, que l’on oublie bien vite…

Aurélie Cestdelafautede :

Bon, et l’Europe dans tout cela ? Les Allemands ne veulent pas des euro-bonds, ils ne veulent pas jouer la carte de la solidarité et sauver l’Europe. Que va-t-il se passer ? Où allons-nous ? 

Roland Bitieux :

Il vaudrait mieux pour eux qu’ils sauvent l’Europe. La monnaie unique leur profite, elle est plus avantageuse que l’ancien Mark, et leur a permis de comprimer ces 10 dernières années les salaires sans que le niveau de vie général n’en souffre, car les prix sont encore relativement bas en Allemagne. Il n’y a pas d’inflation avec une monnaie forte. Et puis ils exportent beaucoup vers leurs voisins européens et pas seulement vers la Chine. 

L’ermite Bernard :

Personnellement, je comprends et j’approuve la position allemande. 

Roland Bitieux et Aurélie Cestdelafautede (en chœur) :

Comment !

L’ermite Bernard :

L’autre jour quand je suis redescendu à la ville, j’ai bu un café chez Momo, le cafetier arabe. Il regardait la télé. Les infos précisément. La question des euro-bonds était évoquée. Il m’a alors demandé en quoi cela consistait ces fameux euro-bonds. Je lui ai répondu ainsi : « il s’agit, en fait, de mutualiser les dettes en demandant à la banque centrale européenne d’emprunter sur les marchés au nom de toute l’Europe. Elle émettra, pour cela, des obligations européennes, autrement dit des euro-bonds. Concrètement, cela signifie de mélanger les dettes des pays très endettés et dont la croissance est faible avec les dettes des pays économes et dynamiques, comme l’Allemagne. Ou, si tu préfères, mon cher Momo, ca revient à exposer l’Allemagne aux dettes de ses boulets de voisins, voire à la faire payer pour eux. Naturellement, les Allemands sont réticents! Ils ont, durant 10 ans, fait des sacrifices. On ne va pas leur reprocher d’être compétitifs et de jouer des coudes. C’est le propre de l’économie de marché. En bref, ils demandent aux autres des efforts et veulent garder, comme chacun, une Europe à leur avantage. » Savez-vous ce que Momo m’a dit ?

Roland Bitieux et Aurélie Cestdelafautede (en chœur) :

Non ?

L’ermite Bernard :

« Ils ont raison. »

Trouver un responsable, l’Allemagne, comme en 1914, c’est facile. Ca évite les remises en question. En vérité, les reproches envers nos voisins germains, même s’il y a aussi du vrai, nous en apprennent beaucoup sur nos élites. On les voit telles qu’elles sont actuellement. Prêtes à mendier, à réclamer aux voisins ceci ou cela plutôt que d’affronter la situation, et ce afin que le pays continue à vivre au dessus de ses moyens. Certains affirment que les euro-bonds sont l’unique solution pour renforcer la crédibilité européenne aux yeux des marchés. Je n’en suis pas si sûr. Peut-être est-ce surtout ce que l’on a envie d’entendre (que l’Allemagne garantisse nos dettes).

De toute façon, il va falloir décider quelque chose. Soit on reste dans l’Europe, si elle survit, et on accepte les efforts et les contraintes, soit on sort de la zone euro et on tente l’aventure en prenant acte des fortes turbulences que cela implique. Dans les deux cas, il y a aura de la sueur et probablement aussi des pleurs. En voilà un choix cornélien pour le futur Chef de l’Etat, n’est-ce pas? Un peu comme en 1983…

L’ermite se leva pour ramasser du bois. Il ne parlerait plus de la soirée. Un ermite cela fonctionne ainsi, il converse un moment, puis se tait pour longtemps.


[1] Merci à Vida pour cette information.

Journal de Christobal: Les Chinois, les Bengalis, etc., et nous, et nous et nous…

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« C’est bon ? », « Mèçi ! ». Sont drôles les Chinois arrivés de leur bled quand je les reçois et qu’ils me jettent au visage quelques mots en français mal articulés. Là où je taffe en ce moment, j’en vois passer par wagon entier. Venus en France officiellement pour demander l’asile. Dans les faits, la plupart travaillent et/ou rejoignent de la famille. La diaspora a ses réseaux que la raison… et l’Etat n’ignorent pas. Je me contente d’actualiser leur situation et de prendre les justificatifs nécessaires à l’obtention d’une allocation spécifique, d’environ 320 euros par mois, qu’ils percevront le temps que leur demande d’asile soit traitée (y compris en appel). Une sorte de travail à la chaine pour moi. Les demandeurs d’asile défilent à mon comptoir comme de la marchandise, avec des questions et des gestes répétitifs auxquels je réponds de manière très souvent stéréotypée. Voilà ce que je fais toute la journée, en plus de manipulations informatiques codifiées.

Les Chinois, y parlent pas ou très peu. Ils contestent rarement, même quand des collègues impatients les engueulent ou leur donnent des réponses qui ne les satisfont pas. Ils sourient plutôt, bredouillent parfois quelques mots et tendent leurs papiers. Beaucoup ne comprennent pas vraiment ce que je fais. Faut être vigilant. J’en ai vu s’en aller avant que j’ai pu leur rendre leurs documents ou bien avant que je ne leur remette en main propre l’attestation qu’ils sont venus chercher. Ceux-là ne savent pas vraiment pourquoi ils viennent me voir, sinon pour s’acquitter de mystérieuses formalités administratives permettant le versement d’une allocation et l’obtention d’une couverture médicale (CMU ou AME lorsqu’ils se retrouvent en situation irrégulière sur le sol français). Y en a de toutes les sortes. Jeunes, vieux, hommes, femmes, couples. Des visages lisses comme de la cire et des faces burinées. Des jeunes femmes, dont la tenue aguicheuse et le maquillage laissent à penser qu’on les retrouvera sur les trottoirs de Belleville ou dans quelque salon de massage plus ou moins interlope ; des gens miteux, qui sentent la mauvaise hygiène et les conditions de vie précaires, complètement paumés, limite apeurés et abrutis, venus de coins perdus de l’empire du milieu ; de fraîches jeunes filles et des jeunes hommes propres sur eux ; ou bien encore de probables grands-parents qui se présentent accompagnés… La plupart sont domiciliés auprès de la même association. Fondée par un Chinois paraît-il. La seule à Paris qui fait payer aux migrants, chinois et autres, l’adresse postale et la réception du courrier. La diaspora a le sens des affaires.

La demande d’asile en France, actuellement elle concerne beaucoup les Chinois et les Bengalis, même si les Africains et les Russes s’avèrent également nombreux. Suffit, d’ailleurs, de regarder les chiffres de l’OFPRA pour s’en faire une idée. Les Chinois sont quasi assurés de ne jamais être reconnus réfugié. Pourtant, ils viennent quand même. Les Bengalis aussi. Z’ont beaucoup plus de chance, ces derniers en revanche, d’obtenir le sésame de l’asile politique. Mais, tout comme leurs frères migrants asiatiques, ils sont là pour bosser. Ils sentent parfois fortement le poulet tandoori. Le travail en cuisine ca laisse des traces odorantes, surtout les épices, si on n’a pas eu le temps de prendre une douche. Je le sais, ma mère elle a bossé 25 ans en cuisine à s’y casser l’échine. Je me rappelle encore les odeurs quand elle arrivait à la maison et m’embrassait. Comme la madeleine de Proust, ca favorise les réminiscences. En moins poétique cependant.

Qu’est-ce qu’ils baratinent les Bengalis ! De vrais anxieux, de vrais marchands de tapis. Il faut leur répéter plusieurs fois la même chose. Ils veulent des photocopies pour tout. Ils insistent. Avec eux on peut parler en anglais, en mauvais anglais je veux dire (le mien comme le leur). Souvent quand ils me tendent leur récépissé de titre de séjour, j’y lis les commentaires de la police ou de la gendarmerie : « vendeur à la sauvette, pris le… ». Enfin, pas tous. Ils ne se font pas avoir à chaque fois. Et pi y a la restauration où les contrôles sont moins fréquents. Mais pour les récidivistes, les commentaires peuvent être acerbes : « Penser à le buter ! ». Pas toujours très sympathiques les flics.

Au fond, l’allocation temporaire d’attente (ATA), dont bénéficient les demandeurs d’asile en stand by et non pris en charge dans des centres d’hébergement spécifiques (en fait, les plus nombreux), c’est un peu le RMI, ou plutôt le RSA, du tiers monde et des pays émergents. Un tribut que la France paie à la mondialisation et aussi à la misère étrangère venue tenter sa chance avec un système relativement généreux. Ca lui coûte quelques dizaines de millions d’euros par an (une cinquantaine en 2008 par exemple). Y a pire comme dépense. M’enfin ca n’est pas rien non plus[1]. Bien sûr, des raisons politiques à la fuite vers la France, sans doute il y en a aussi. Pas facile, pour autant, de faire la part des choses. Quand on voit défiler des gens, en provenance de tous les horizons, y compris des USA, d’Israël, du Brésil et même de Norvège, on finit par se poser des questions. Certes, ces cas sont exceptionnels. Reste que l’importance des Chinois et des Bengalis dans la demande d’asile ne se suffit pas d’une explication qui attribue à la dureté des régimes en place et des persécutions individualisées la venue au pays des droits de l’homme. Heureusement, cela fait vivre le monde associatif, ainsi qu’une certaine bureaucratie nationale et européenne. Y a pas que le travail au noir qui en profite. Faut bien des emplois publics ou subventionnés pour les classes moyennes ayant une formation juridique ou généraliste…

Dans notre beau pays, si fier de ses valeurs, l’exploitation de l’homme migrant par l’homme tout court, elle est bien réelle. On la devine sans peine. Là où je bosse, maintenant on reste sur nos gardes. On fait gaffe aux procurations pour les RIB. Trop de trafic, trop de « magouilles » comme disent mes collègues. Quand on cherche, on finit toujours par trouver. En cherchant bien on a trouvé des cas de personnes bénéficiant de multiples procurations, sur Paris et même dans le reste de la France. Un unique compte bancaire pour percevoir l’ATA des autres ! Des « rançonniers » au pays des chansonniers. Enfin, je veux dire des rançonneurs. Sans compter ceux qui louent leur boite aux lettres à leurs compatriotes. L’immigration ca paie toujours, ca rapporte, des petits profits comme des grands. Une partie du commerce chinois et bengali, voire tamoul, implanté en France fonctionne grâce à cette main d’œuvre venue d’ailleurs (vente au détail, à la sauvette, restauration, confection…).  Les patrons issus d’autres communautés sont aussi de la fête! Dans mon quartier, je connais au moins 2 commerçants, un Egyptien et un « Français bien de chez nous », qui emploient un migrant bengali ou tamoul pour 30 euros la journée de 10 heures… Une main d’œuvre subventionnée par l’ATA et le manque à gagner de l’URSSAF. Qui a dit qu’ici on décourage la libre entreprise![2]

« Pourquoi êtes-vous venu en France ? », que je demande un de ces jours à un sympathique Chinois. Il parlait un peu le français, cela me surprenait. Il est vrai que ce brave homme avait vécu plusieurs années en Afrique de l’Ouest. Du coup, la langue de Molière, il avait appris à la bredouiller au contact de la population locale francophone. Ce travailleur itinérant, au visage marqué, me répondit alors, un peu gêné : « Il y a beaucoup de monde en Chine. » Cette phrase claqua à mes oreilles comme un long fouet. Sur le point de crier « Eurêka ! » je fus même, tant elle me chamboula les neurones un bref instant. La Chine, future superpuissance, ne parvenait pas, en dépit d’un taux de croissance de 9% par an, à occuper toute sa main d’oeuvre pauvre. Qu’à cela ne tienne ! La diaspora y pourvoira et le reste du monde également ! L’interdépendance et l’hypocrisie réciproque entre les pays m’apparurent soudainement. J’en voyais les conséquences concrètes. Là, juste devant moi. Incarnées par cet homme dont le labeur avait durci la peau.

Les relations entre l’Occident et la Chine, c’est un peu comme le jeu de la barbichette. Je te tiens, tu me tiens, le premier de nous deux qui rira aura une tapette. Tandis que les Etats-Unis renflouent leur déficit budgétaire avec l’argent des Chinois, ces derniers vendent leurs produits manufacturés bon marché grâce à un yuan sous évalué et un coût de la main d’œuvre défiant toute concurrence… pour les pays riches. L’Europe et la France ne sont pas en reste. On achète aussi  leurs produits à bas prix, ayant renoncé à une partie de notre industrie, on aimerait qu’ils rachètent davantage de notre dette, et on accueille des flux importants de leurs ressortissants, dans une sorte de colonisation à l’envers (comme avec le reste de l’immigration). Ces Chinois de Chine font vivre et enrichissent, ainsi que je l’ai dit, une partie de la diaspora. Faut bien ça, non ? Un échange de bons procédés au sein d’une internationale des exploiteurs petits et grands, cyniques ou ignorants, avec ou sans (bonne) conscience. Nos grandes entreprises délocalisent en Chine et exigent des travailleurs locaux qu’ils triment comme des bêtes de somme pour leur plus grand profit à elles, tandis que la Chine exporte chez nous jusqu’à son surplus de main d’œuvre. Et pi on trouve toujours quelques avantages à cette instrumentalisation mutuelle. C’est lors d’une réunion collective avec le directeur adjoint de l’agence locale dans laquelle je travaille que je l’ai compris. Il évoquait des questions budgétaires. Paraît que toutes les fournitures commandées sont made in China car faut faire des économies. Marrant. Quand j’ai vu la direction régionale de la boite, c’est pas le mot « économie » qui m’est tout de suite venu à l’esprit. De même, quand j’ai appris l’existence d’un 14ème mois de salaire (soit, avec le 13ème mois, deux fois par an un double salaire) et la prise en charge à 100%  du salaire, sans délai de carence, des arrêts maladie – souvent répandus, voire prolongés, d’après ce que je vois et j’entends – grâce une généreuse convention collective, le mot « économie » ne s’est toujours pas imposé à moi. Si certains collègues, forts de leurs 10-15 ans d’ancienneté et d’un bon coefficient, ont obtenu un 14ème mois à près de 5000 euros, j’ose à peine imaginer ce qu’il en est pour les cadres avec de la bouteille et pour les dirigeants. Heureusement, le made in China est là pour rogner sur les dépenses excessives. Du haut de mon CDD mal payé, je respire. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui rira…


[1] Cela concerne la seule ATA. Estimer les dépenses liées directement à l’asile signifie, en effet, de prendre aussi en compte d’autres coûts: celui de l’hébergement dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile, celui de l’allocation que les personnes hébergées reçoivent en sus de leur prise en charge (moins élevée que l’ATA cependant), celui du traitement juridico-bureaucratique de l’asile et, enfin, celui de la couverture sociale.

[2] Certains migrants savent cependant se débrouiller; d’autant que les situations personnelles sont variées. Un Africain travaillait, par exemple, pour une entreprise de nettoyage et percevait mensuellement 1200 euros nets par mois. Avec l’ATA son revenu s’élevait ainsi à près de 1500 euros. L’équivalent du salaire médian en France. Quand il réalisa l’ampleur de sa bévue – révéler à un collègue sa situation – il devint agressif et plus jamais ne reparut. Le versement de son ATA fut bloqué.

La Chine n’est plus ce qu’elle n’a jamais été!

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Conversation presque fictive et très sérieuse de Christobal avec Manu le malin.

Manu le malin c’est un copain. L’a traversé la Chine en long, en large et en travers. Il a vécu là-bas plusieurs années. Parle le Mandarin. Connaît l’Asie centrale aussi. Un peu l’Est de l’Europe également. Manu, l’aime voyager beaucoup. L’aime les arts, l’histoire, les langues, l’ethnographie. Un touche à tout en somme. Manu a fait le journaliste, le tour opérator et l’historien. C’est un bon vivant. La bonne chère, le bon vin font partie de son quotidien. J’lui dis souvent de faire du sport. Je pense qu’il a compris maintenant… 

Christobal:

Hello Manu, totalitarisme par ci, totalitarisme par là, ici la presse ne sait que parler en ces termes de la Chine. Et toi qu’en penses-tu?

Manu:

Le concept de totalitarisme est trop général pour s’appliquer à un pays aussi vaste que la Chine. C’est un Etat-continent! J’ai traversé la Chine du nord au sud et d’est en ouest. J’ai parlé à des hommes d’affaire, des artistes, aussi à des paysans et des ouvriers, dans les grandes villes, dans les villages. J’ai constaté une grande liberté de ton d’années en années. J’ai rencontré des gens désinhibés, qui critiquent avec humour le PC, évoquent ses travers. En même temps, il y a une grande peur du vide et un attachement réel au parti. La peur de la disparition de l’Etat est ce qui rassemble les Chinois. Il y a le souvenir des parents ou grands parents qui évoquaient le chaos d’avant la victoire du PC. Bien sûr, la propagande d’Etat se sert de cette peur. La période d’avant l’arrivée des communistes au pouvoir est, en fait, paradoxalement plus présente dans l’esprit de bon nombre de Chinois, comme repoussoir, que la Révolution culturelle qui s’avère soit refoulée, soit exaltée. Enfin, je n’ai pas vu de gens terrorisés ou ultra surveillés, même si le pouvoir se montre de temps à autre très autoritaire et tente de rééduquer les dissidents (on emprisonne, on fait comprendre, on libère au bout d’un certain temps plus ou moins long).

Christobal:

C’est-y-pas que ca se démocratiserait?

Manu:

C’est compliqué. Le PC est assez irrationnel, car tiraillé par des luttes intestines importantes et imprévisibles. Cependant, il y a des signes encourageants, non pas de démocratisation au sens où nous l’entendons comme de bons petits Occidentaux, mais de décentralisation du pouvoir. Ce qui revient à une forme de démocratisation rampante. Tout d’abord, en août 2010, lors du 5ème Plenum du Comité central du PC (pour désigner le très prochain Président de la République populaire de Chine), un candidat, Xi Jin Ping, a été soutenu par Jiang Ze Min, le prédécesseur de l’actuel Président Hu Jin Tao. Xi Jin Ping prendra finalement ses fonctions en 2012. Cela montre à l’évidence qu’il n’y a pas de succession directe mais un début d’alternance, puisque Hu Jin Tao n’a pas pu désigner de dauphin. Les périphéries s’affirment aussi par rapport au centre. Il y a un projet colossal sur 20 ans: construire 30 villes de 10 millions d’habitants chacune. Le pouvoir central va devoir déléguer davantage de tâches aux pouvoirs locaux pour le rendre possible. De nombreuses entités administratives provinciales s’autonomisent. Actuellement, Bo Xilai , le maire de la plus grande ville du monde – Chong Qing, 32 millions d’habitants, située dans le sud-ouest – s’affirme par rapport au pouvoir central. C’est devenu un personnage local politiquement incontournable à l’échelle de tout le pays. En bref, on observe de réels changements, même s’il faut rester prudent sur ce qu’il adviendra. 

Christobal:

Qu’est-ce qui menace le mastodonte?

Manu:

Des menaces économiques internes et environnementales. Beaucoup d’apparatchiks et de fonctionnaires, dont les militaires, vivent au dessus de leurs moyens. Mais aussi les cadres et les chefs d’entreprises qui, depuis le début des années 1990, peuvent adhérer au parti et en tirent profit pour leurs affaires (à l’époque, il s’agissait de leur ouvrir les portes du PC pour faire évoluer celui-ci et ne pas marginaliser un groupe social prometteur). L’Etat fournit à ses fonctionnaires beaucoup d’avantages en nature très coûteux. Cela alimente la corruption et la spéculation. Tous ces gens boursicotent, spéculent sur l’immobilier, consomment plus que de raison, font monter les prix (inflation et risque de surchauffe), empruntent, s’endettent, etc. Une bulle spéculative sur l’immobilier s’est formée et prend de l’ampleur. Elle aura des conséquences économiques mondiales si elle éclate. Le grand défi pour le futur Président de la République sera de mettre fin à cela en combattant, notamment, la corruption. Mais il se heurtera à beaucoup d’intérêts conservateurs et à des gens que l’argent rend fous.

Enfin, il y a la pollution. Des nappes phréatiques et des fleuves sont toûchés, des régions souffrent de la sécheresse à cause de cela… Mais une réelle prise de conscience a eu lieu avec, par exemple, le développement de technologies pour promouvoir les énergies renouvelables. Les attitudes urbaines changent également. Dans les villes, les gens, depuis peu, ne crâchent plus sur le sol, ne jettent plus les bouteilles ou les déchets n’importe où, etc. Une conscience écologique se construit progressivement, en réaction à ces très très graves problèmes, qui n’a rien à envier à la nôtre. Il reste beaucoup à faire. N’oublions pas, pour autant, malgré nos critiques, que les Chinois souffrent davantage des problèmes écologiques liés au développement économique que nous Occidentaux…

Christobal:

En Chine, apparemment, certains vivent sur le dos des autres…

Manu:

Les cocus de cette histoire sont les paysans. Surtout les déracinés dont les conditions de vie s’avèrent très dures. Certes, le développement économique les fait progressivement sortir de la misère, mais dans la souffrance, l’indifférence, voire le mépris. Ils n’ont rien. Pas de protection sociale, pas le droit de scolariser leurs enfants dans les villes car les autorités veulent éviter le regroupement familial afin de contrôler les mouvements de population, etc. Ce sont des immigrés de l’intérieur, venus d’un autre âge, parfois de régions où le Mandarin n’a pas vraiment pénétré (ce qui signifie qu’ils ne parlent pas ou très peu la langue officielle du pays qui rend la promotion sociale possible). Cette classe paysanne migrante s’épuise au travail, elle est littéralement exploitée. Elle alimente un essor économique qui profite aux classes moyennes, aux fonctionnaires chinois, mais aussi au reste du monde, puisque les bénéfices des entreprises et l’épargne chinoise accumulés dans les banques avec la croissance servent, par ailleurs, à acheter les dettes d’autres pays défaillants, à investir stratégiquement à l’étranger dans des entreprises et des infrastructures, etc. C’est le nouveau sous prolétariat exploité, en quelque sorte, localement et mondialement par le jeu des interdépendances économiques et de la nécessité pour la Chine de se développer.

Christobal:

Point de salut pour eux?

Manu:

D’abord eux-mêmes commencent à se rebiffer. On voit aussi des défenseurs de leurs droits et de leur condition se mobiliser. Des urbains, des juristes, etc. Comme en Europe au 18ème siècle avec les paysans et les prolétaires. Ce que Marx et ses contemporains ont bien décrit. Actuellement, on observe quelques progrès sociaux, à Shanghaï par exemple. Même le PC réalise depuis peu que cette classe doit être mieux traitée, car elle est nombreuse et qu’elle se sacrifie pour construire la Chine.

Christobal:

Ici, en France ou en Europe, tout le monde se moque des paysans migrants chinois! La cause tibétaine paraît plus évidente… Certaines voix, je dis bien certaines, réclameraient même que la Chine prête davantage d’argent aux pays européens très endettés… Pour ceux-là, tout vaut mieux que la cure d’austérité ou la réforme politique en profondeur, y compris de s’assoeir sur la misère de ces paysans à l’autre bout du monde. En même temps, si on ne les croise jamais, où est le problème…

Manu:

En effet.

Christobal:

A propos Manu, la Chine est-elle une menace pour l’Europe?

Manu:

C’est équivoque. La Chine nous aide de manière intéressée. Sauver l’Europe c’est se sauver elle-même en ce moment. La crise de 2007 lui a fait prendre conscience de sa dépendance à l’égard du reste du monde en termes de croissance économique. Elle s’efforce de développer son marché intérieur, cela avait commencé avant. Mais cela n’est pas évident cependant. En bref, il ne faut pas voir l’attitude de la Chine envers l’Europe comme le résultat d’une stratégie impérialiste cynique. Cette vision serait simpliste. Le risque de tension entre Européens et Chinois tient cependant à ce que ces derniers pourraient être agacés de nous voir continuer à vivre au dessus de nos moyens, comme les Américains, quand bien même certaines classes sociales en Chine sont aussi dans cette situation.

Christobal:

Alors, au final, la Chine n’est plus ce qu’elle a toujours été?

Manu:

Hum, hum, je vois ce que tu veux dire. En fait, la Chine n’est plus ce qu’elle n’a jamais été: un totalitarisme monolithique. C’est un régime autoritaire. Les mots ont leurs nuances. Surtout si l’on apprend à penser en Mandarin…