Souvenirs de Christobal: une jeunesse urbaine

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Un « collègue » dans ma ville de naissance, celle où j’ai vécu jusqu’à l’âge immature, c’est pas quelqu’un qui bosse avec vous. Non, un « collègue », c’est juste un copain, un pote, un « poto » quoi ! A chaque coin de France son patois. Le langage galvaudé est un art qui se savoure comme un bon vin, à pleine bouche, surtout quand on traîne dans la rue, au coin des bars. C’est le langage populaire. Et il a, finalement, tout d’une bonne recette culinaire locale : on y trouve des ingrédients venus de divers coins du monde. A la longue, bien sûr, il évolue. Car rien ne résiste à la force du temps. Mais il varie aussi d’un quartier à un autre.

Les quartiers populaires, d’ailleurs, n’ont rien d’homogène. Ni les prolétaires. Et encore moins leurs jeunes.

A une certaine époque, dans les années 1990, je traînais mes guêtres sur une certaine place, près d’une petite école. Celle dont j’avais rayé les tableaux noirs, à la demande des maîtres et des maîtresses qui m’apprenaient à lire et à écrire. Un endroit tranquille que cette place. Vers l’adolescence et jusqu’à près de trente ans, beaucoup de jeunes du quartier – enfants d’ouvriers, d’employés et de cadres moyens, mieux lotis que dans les cités – ont râpé leurs semelles sur son bitume grêlé.

Traîner : c’est l’essence de la sociabilité populaire masculine. Rien de plus important ! Le plus souvent, le temps qu’on consacrait à traîner était entrecoupé de quelques pauses : celles des sorties et des jobs. Voire, pour certains, des études. Traîner c’était, pour beaucoup d’entre nous, comme enfourcher un compas géant : on tournait autour d’un centre, encore et encore, celui de notre petit monde. Et de quoi était-il fait notre petit monde ? D’une constellation de potes… ou de collègues, comme vous préférez, attachés à un lieu.

Le monde des potes, vraiment, ça n’est pas rien, surtout quand on est jeune. Avec eux on apprend la rue et la ruse. Avec eux on apprend à vivre et… à perdre du temps. Je me souviens encore de ce qu’on faisait, comme si c’était hier. On parlait, on chahutait, on plaisantait, on fumait du shit souvent, on se saoulait parfois, on refaisait le monde. En bref, on macérait dans notre jus. Précisément, trois activités essentielles se détachaient de cette coulée d’habitudes « tranquilles ». La première consistait à s’insulter de la manière la plus métaphorique possible. Le gagnant était celui qui récoltait les rires du public au détriment d’un autre. Tous les registres y passaient, de la famille au physique. C’était, en quelque sorte, des joutes verbales. La deuxième tournait autour de la consommation et de la vente de shit, accessoirement d’autres drogues. Ces substances, parce qu’elles procuraient des sensations et de l’argent, suscitaient maintes convoitises. Grâce à cela, j’ai pu apprendre en observant les autres de quoi certains étaient capables. Le vice, la trahison et l’entourloupe font souvent bon ménage avec de nobles sentiments comme l’amitié (bien qu’il s’agissait surtout, maintenant que j’y réfléchis rétrospectivement, d’une chaleur humaine et d’une solidarité de circonstances)… Enfin, la troisième activité, relativement corrélée à la deuxième, consistait en la recherche de sensations fortes à expérimenter ou pour tromper l’ennui.

Le mondes des potes c’est souvent un monde en vas clos. Fait de frustrations. On s’en échappe parfois, momentanément, le temps d’un rare flirt, d’un boulot précaire ou d’une révision. Le monde des potes c’est aussi parfois la confrontation des jeunesses populaires, selon les quartiers, pour des affaires de regard, de shit ou bien d’honneur. Rien de nouveau sous le soleil… méditerranéen.

Le monde des potes ca n’a, finalement, rien de très folichon. Et, pourtant, je peux le dire, cette sociabilité masculine un peu particulière, dans laquelle certains s’impliquent plus que d’autres, voire y laissent leur âme, m’a souvent offert les plus belles tranches de rire qu’il m’ait été donné, jusqu’à ce jour, de goûter.

Au fil des ans, cette jeunesse qui dure, qui s’étire, qui vibre au rythme d’une croissance économique atone, en dents de scie, et qui se complaît dans un certain confort, celui de l’autarcie, finit par s’achever. On passe à autre chose. Enfin, certains gardent malgré tout encore un pied dedans. Marié, divorcé, avec ou sans enfant. En emploi ou chômeur. Peu importe. La propension à suivre ses penchants, le refus de l’effort nécessaire pour sortir de son milieu, etc., sont fréquents.

Et puis il y a chez quelques-uns la frime. Dans ma ville d’origine, souvent les milieux populaires rêvent d’argent facile, ils pensent réussite matérielle, mais d’après leurs propres normes. S’enrichir s’en s’élever. A sa manière. Pour les hommes, c’est par la voie de la ruse. Jouer les cadors, même à l’âge de raison, est un plaisir exquis. Aussi, l’image de soi, celle qu’on bâtit pour soi-même et les autres, au fil des mésaventures quotidiennes, ne peut pas s’écarter d’un tel modèle. 

Les coups tordus, les combines, la frivolité et les situations compliquées chez ceux-là  font le sel de la vie! Pour d’autres, ils sont vécus comme une fatalité. Quand on a été un « collègue », on le reste parfois pour longtemps…

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