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Pourquoi je suis devenu un terroriste

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Il était assis et courbé, comme une plante fanée, sur le sol froid de la désolation et cerné par les griffes aiguisées des créatures du royaume des ombres qui l’attendaient tapies tout près de lui. Sans doute n’avait-il pas imaginé qu’il se retrouverait perdu dans l’antichambre de l’enfer après sa mort glorieuse en Syrie. Du jugement dernier il pensait en retirer une juste récompense. Mais rien de tout cela n’arriva. Dans la vie comme dans la mort, il ne sert à rien de tirer des plans sur la comète.

 

Le terroriste de France

Qui es-tu toi qui approche ? Qui t’envoie vers moi ?

 

Christobal sous une forme spectrale

Je suis un simple voyageur égaré. Je suis sorti de mon corps suite à une méditation transcendantale qui a mal tourné. Pourtant, d’après un pote hindouiste cela ne comportait aucun risque…

 

Le terroriste

Que veux-tu ?

 

Christobal

Rien, je ne fais que passer avant de retrouver mon corps. Je te connais. Je pense savoir ce qui t’a mené jusqu’ici.

 

Le terroriste

Que… Comment… ? Tu prétends savoir pourquoi je suis devenu un terroriste !

 

Christobal

Oui. Tu as passé des diplômes, tu ne te débrouillais pas trop mal, engagé sur la voie d’une certaine progression sociale. Pourtant, tu ne te sentais pas complètement toi-même. Il te manquait quelque chose. Une idée a fait son chemin : c’est avec ceux de ta communauté que tu te sens le mieux. La religion vous unit et vous rend fort, elle doit vous aider à combattre l’oppression de tes frères par l’Occident à l’autre bout de la planète. Voilà ce qu’on t’a dit et qui a fait écho en toi.

 

Le terroriste

Oui.

 

Christobal

La solidarité de classe tu ne connais pas. Disons qu’elle reste, pour toi, trop vague. Et quand bien même elle faisait sens jadis en France, elle s’avère extrêmement fragile. D’autres appartenances communautaires peuvent saper son fondement et constituer autant de sources de conflits et de divisions. Pas facile de (re)fonder une classe pour soi comme dirait Marx ! La seule appartenance qui occupe le plus de place aujourd’hui est ethnico-religieuse.

 

Le terroriste

Car seuls ceux qui vénèrent Allah sont mes frères.

 

Christobal

C’est un peu court. Une sentence ne peut suffire à expliquer ou à comprendre. Il y a pour moi deux choses.

 

Le terroriste

Je t’écoute mécréant. Tu n’es peut-être pas là par hasard.

 

Christobal

Mais si… Enfin, peu importe. Je poursuis. Il y a la volonté, chez les jeunes, de combattre des « dragons » ! Cela fait le sel de la vie juvénile. Je me souviens moi-même de mon propre bouillonnement intérieur : envie de me ranger et, en même temps, de révolutionner les choses, de mener un combat, de remporter une victoire, de m’accomplir. Le voilà le besoin d’exister ! Mais il y a aussi un besoin d’appartenance et de sécurité qui se manifeste avec force et que résument ces questions : quelle est ma place ici bas (surtout si l’on ne se sent pas complètement à sa place) ? De qui suis-je proche ? Ces questions m’ont, moi aussi, tourmenté.

 

Le terroriste

 

Christobal

A Istanbul, il y a quelques années, je suis entré dans une mosquée. Pas la plus touristique. J’ai eu comme un déclic.

 

Le terroriste

Que veux-tu dire ?

 

Christobal

J’ai envié un instant les gens qui s’y trouvaient. L’ambiance était paisible, voire reposante, et apparemment chaleureuse. Un homme parlait et les autres assis en cercle l’écoutaient sagement. Ils semblaient heureux. Je voyageais seul et je me disais que cela devait être agréable de sentir que l’on avait sa place dans une communauté, que l’on pouvait être écouté et soutenu, que l‘on pouvait régulièrement évoquer, en venant en ce lieu, des choses qui transcendaient le quotidien et apportaient des réponses à des questions existentielles angoissantes. La dernière église que j’ai visitée en France ne regroupait que quelques fidèles vieillissants et chacun, figé comme un cierge, priait de son côté en répondant mécaniquement au prêtre et en jetant parfois un regard furtif à son voisin.

 

Le terroriste

Il fallait te convertir (ricanements) !

 

Christobal

La forme me séduit mais le fond ne me convainc pas ! Bref, j’ai compris là ce qu’un jeune, voire un moins jeune, pouvait, entre autre chose, trouver dans la religion musulmane.

 

Le terroriste

Tu parles pour les convertis. Pour les autres, l’Islam fait partie de leur vie depuis toujours. Quant à mes frères d’armes terroristes, tous n’ont pas réussi dans les études, certains sont des ex délinquants.

 

Christobal

Oui. Pour bon nombre de personnes la religion est affaire de tradition familiale (je dirais même d’émancipation familiale avec ce que cela comporte d’affectivité). Elle devient actuellement un étendard, certains y cherchent une forme de respectabilité à afficher par la pratique ostentatoire et ce d’autant plus qu’elle prend de l’importance au sein d’une communauté et de la société. J’en reviens à ce que je disais tout à l’heure : cela n’est possible que parce que l’appartenance ethnico-religieuse se construit et s’affirme au détriment d’autres appartenances collectives affaiblies.

 

Le terroriste

 

Christobal

Quant à tes frères d’armes, il faut grosso modo distinguer parmi les délinquants entre pseudo et vrais terroristes. Les premiers ont appris à aimer et aiment toujours l’argent facile, ils n’y renonceront pas pour un idéal politico-religieux. Simplement, leur détestation de la France et des autres groupes sociaux sert de prétexte à des menaces, à du zèle religieux ponctuel et à des actions violentes. Pour autant, ils ne partent pas combattre et ne sont pas prêts à mourir. Les seconds, minoritaires, constituent, en quelque sorte, une élite de rue ou, plutôt, des repentis de la vie de voyou. Intelligents et, probablement, par certains côtés sensibles, ils ont épousé la vie délinquante au détour d’un parcours chaotique plus ou moins tourmenté sans y adhérer pleinement. Une expérience vécue comme une injustice personnelle flagrante liée à ce parcours délinquant et, par la suite, une rencontre avec un prédicateur salafiste les ont amenés à se radicaliser rapidement ou par étapes. Cela étant, on ne m’enlèvera pas de l’idée que cette adhésion à un rigorisme religieux constitue une forme de rejet de certaines valeurs libertaires et consuméristes de la société « post-soixantehuitarde » (ces jeunes recherchent une discipline martiale, une autorité, un combat qui transcende leur existence…). Voilà pourquoi les classes moyennes et supérieures françaises ne peuvent, dans l’ensemble, comprendre ce phénomène.

 

Le terroriste

J’en connais de ces jeunes.

 

Christobal

Bien entendu ! Malheureusement les institutions et les personnels en charge de la population délinquante des cités manquent parfois de discernement. Il leur arrive d’être cléments avec les voyous qui recommenceront ou durciront leur conduite et de sanctionner lourdement des jeunes un peu paumés, en apparence durs mais foncièrement hésitants quant à leur avenir délinquant, donc « récupérables » si ce terme à un sens. De toute façon, les voies qui mènent à l’endoctrinement, qu’il soit rapide ou progressif, irréfléchi ou mûri, ne sont pas impénétrables… mais très certainement diverses (internet joue un rôle clef). J’estime, en revanche, que l’éventail des motivations s’avère bien plus restreint.

 

Le terroriste

 

Christobal

Enfin… (soupir), je te laisse avec tes possibles remords, dans cette terrible antichambre. Le sang sur les mains doit être lavé et chacune de nos fautes expiée.

Que t’est-il arrivé Charlie ?

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Hey Charlie, que t’est-il arrivé mon pauvre ami ? Un cadavre à plusieurs têtes et un corps en lambeaux, voilà ce que tu es devenu ce jour sinistre. Tu baignes dans ton sang Charlie. Comme un phœnix tu sembles renaître de tes cendres cependant, au nom de la libre pensée. Les euros tombent comme les larmes de la consolation avec ton nouveau numéro. Quel score de tirage ! T’as fait un vrai carton… sans vouloir tomber dans le mauvais humour. Pourtant Charlie, mort tu l’étais, à mes yeux, depuis longtemps déjà. Tu incarnais ces dernières années un avatar de la liberté d’expression des bobos en France. La seule qui vaille la peine d’être défendue pour nos journalistes chéris. Elle me paraît bien loin l’époque du truculent professeur Choron avec son mauvais goût et sa propension à choquer le bourgeois ! Ce temps est révolu d’ailleurs. Je ne t’achetais plus, ni mes proches amis non plus, même si je dois reconnaître que tu as eu du cran de défier les islamistes radicaux. Il n’empêche, Charlie, probablement plus personne ne fera de caricature du prophète et ton ultime pied de nez (« tout est pardonné »), qui n’a en rien apaisé les esprits, bien au contraire, signe, en fait, la victoire du terrorisme : qui risquera sa vie pour s’amuser à jouer au vilain garnement ?

 

Avec cet affreux carnage, Charlie, on a eu droit à l’émotion. A la fugace unanimité et aux invités émouvants sur les plateaux TV. Après l‘indignation, le grand frisson de la récupération !

 

Dis-moi Charlie, quelles leçons as-tu tiré de ce drame ? Et pour nos amis politiciens qu’en est-il ? Certes, une partie de la France a eu un sursaut, qui a vite sombré dans le pathos. Certes, le gouvernement se mobilise : il entend renforcer la surveillance et l’action policière. Une bonne chose, mais un peu tard. Il a même annoncé une action d’envergure à l’école, allant à la rescousse de la laïcité et de la citoyenneté. Plus de moyens, plus d’éducateurs, etc. On connaît la chanson… Comme si l’école pouvait solutionner tous nos maux. Tu vois Charlie, dans la vie, il n’y a pas plus difficile que la remise en question, pour les individus comme pour les sociétés. Une fois encore les événements le démontrent.

 

Tandis que les séismes des révolutions et contre révolutions secouent encore, et pour longtemps, une partie du monde arabo-musulman et que l’Islam, dans sa diversité, gronde sous les coups d’un conflit intérieur mondial entre le rigorisme rétrograde le plus dur (qui gagne du terrain) et les tentatives timides de modernisation religieuse, la France a décidé de continuer à suivre l’Otan. Elle paraît oublier les hésitations de sa politique étrangère et les erreurs passées. Pourtant, Charlie, Ben Laden n’était-il pas la créature Frankenstein de l’Occident (de l’Amérique tout particulièrement) ? Et les pays du Golf ne soutiennent-ils pas indirectement ceux qui nous frappent ? Quoique, peu importe, finalement, car nous ne pesons rien face aux pétro dollars et aux fonds souverains. Il vaut sans doute mieux garder nos meilleurs ennemis plutôt que se priver de leur manne financière. Quant à nos participations guerrières pour lutter contre le terrorisme, ne ressemblent-elles pas à de l’huile que l’on verse sur un feu plutôt qu’à de l’eau pour l’éteindre ? Le mal étant fait, puisque que le terrorisme et le radicalisme islamistes sont là, peut-être est-il préférable finalement de le combattre par les armes avant qu’il ne se répande davantage, en dépit des effets pervers de nos bombes. Difficile pour moi de répondre avec certitude sur ce point. Mais voilà des questions qui mériteraient d’être publiquement clarifiées.

 

Une autre question, Charlie, me brûle les lèvres : la liberté d’expression depuis ton agression est-elle mieux défendue ? Non, bien sûr, puisque les opinions qui dérangent n’ont toujours guère droit de cité. Toutes les opinions, même les pires, devraient pouvoir être discutées. La liberté d’expression, Charlie, va au-delà de tes caricatures. Or, comment ne pas donner le sentiment d’un deux poids deux mesures à une certaine jeunesse si l’incitation à la haine sert de prétexte à la censure ! Depuis des années, Charlie, cette façon de faire attise les chardons sur lesquels nous marchons.

 

Enfin, mon pauvre Charlie, quelle tragi-comédie de constater combien ce gouvernement de gauche doit se renier face à une réalité qui lui tombe dessus tel un coup de massue. Restaurer l’autorité à l’école, mettre en place des cours de laïcité et de citoyenneté (pourquoi pas d’instruction civique !), signaler les comportements des élèves manifestement hostiles à la République, soutenir (financièrement très probablement) les Imams dits modérés afin de construire sans le dire un « Islam de France », etc., autant de mesures envisagées par des gens plus à droite qui furent, il y a peu de temps encore, critiquées par une bonne partie des socialistes parisiens et de l’extrême gauche surtout. Tu vois Charlie, en vérité nombreux sont ceux que les réactions de certains lycéens ne surprirent guère. Il fallait être journaliste de gauche ou d’extrême gauche ou bien élu socialiste parisien, voire enseignant militant, pour découvrir ce que l’homme de la rue sait depuis dix ans déjà. Quant à la laïcité, on a beau jeu de la défendre aujourd’hui, sans vraiment la définir d’ailleurs (où sont les textes de loi et les discours politiques de 1905 !), alors que les gouvernements qui se sont succédé n’ont eu de cesse d’éluder le problème, par facilité ou par peur d’être taxés de racisme. Pourtant, Charlie, le retour du religieux, soit par le prosélytisme, soit par le biais démographique de l’immigration (puisque les immigrés arrivent avec leurs croyances), lance à une France sécularisée, voire tendanciellement anticléricale depuis 1789, un vrai défi sociologique. Comment un pays qui s’est ainsi bâti depuis deux siècles peut-il composer avec ce nouvel état de fait ? Jadis la Turquie et la Tunisie réussirent à soumettre la religiosité des pratiquants musulmans les plus zélés aux exigences du pouvoir politique. Il est vrai que ces deux pays le firent avec une poigne de fer qui mettrait mal à l’aise une démocratie occidentale moderne. Pour un agnostique tendance athée comme moi, la différence entre le « bon » Islam et le « mauvais » Islam s’avère aussi dénuée de sens que celle entre le « bon » et le « mauvais » Christianisme. Il y a la religion, voilà tout, avec ses multiples interprétations contradictoires. Et derrière elle que trouve-t-on ? Des hommes de pouvoir et des fidèles qui, pour bon nombre d’entre eux, ne connaissent qu’approximativement les textes sacrés et les rituels, s’impliquent plus ou moins, pratiquent avec ferveur ou par habitude et s’arrangent avec leurs croyances (lesquelles sont susceptibles d’évoluer dans le temps). Ainsi, Charlie, un « modéré » peut devenir plus pieux et plus radical si son environnement religieux et son histoire personnelle l’y entrainent (je ne veux pas dire qu’il tombera forcément dans le travers du terrorisme) ; de même qu’un radical peut, pour x ou y raison, prendre ses distances avec une pratique très stricte dans laquelle il s’est investi des années durant. En l’occurrence, la classe médiatico-politique ferme les yeux une fois encore en cherchant à créer des catégories qui n’existent que dans sa tête ou en reprenant le point de vue des croyants musulmans et leurs représentants qui, pour beaucoup, veulent se démarquer sincèrement des actes et des pratiques des terroristes islamistes. Le problème fondamental en France reste substantiellement celui de la limite que le pouvoir politique impose au religieux et non celui du « bon » Islam face au « mauvais » Islam ou bien encore celui de l’Islamophobie.

 

Et cette jeunesse, Charlie, qui n’aime guère la France ou rêve d’un combat ethnico-religieux qui donne un sens à sa vie, comme le firent jadis le communisme et l’anarchisme pour certains jeunes prolétaires et jeunes bourgeois, que doit-on en penser ? La « faute à » la pauvreté sans doute ? Plus compliqué, Charlie, plus compliqué… L’explication comme quoi la France ne fut pas assez accueillante pour les parents et s’avère discriminante pour les enfants me laisse sur ma faim. Il y a de cela, bien sûr. Mais il faut garder à l’esprit réalité subjective (ce que les gens ressentent voire prétextent) et réalité objective. Car la France, ce n’est pas seulement l’exploitation et le racisme, c’est aussi la maison construite au bled pour une famille qui n’aurait jamais eu les moyens sans les salaires métropolitains, la promotion sociale pour un ou deux des enfants de la fratrie, en dépit de l’échec absolu ou relatif des autres, la santé et l’éducation gratuites malgré les défaillances et les limites de l’Etat providence, la débrouillardise de certains qui s’appuient sur leur présence ici et leurs liens là-bas pour développer un Bisness rentable (la mondialisation ne dessert pas tout le monde, y compris en milieu populaire), etc.

 

Vois-tu Charlie, c’est tout cela qui a jailli des canons des fusils d’assaut made in Russie, tuant presque vingt personnes, et pas seulement le fanatisme politico-religieux. Car si une leçon doit être tirée de cette tuerie, c’est bien celle qui nous dit que le politiquement correct ne protège plus de rien.

 

 

*Merci à Max et à Randy pour la discussion enrichissante que j’ai eue avec chacun d’eux sur le sujet.

Le sens de l’existence

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Christobal et Randy Namite, sociologue désabusé et amusé, taillent une bavette dans la cuisine du second avant de passer à table. Le fils de Randy n’étant pas là, divorce et garde partagée obligent, nos deux amis vont pouvoir discuter librement. En effet, le gamin est sympa, mais comme tout mioche de son âge, il a tout d’une tempête sur pattes.

Christobal
Je vois que tu médites. A quoi penses-tu ?

Randy
Au sens de l’existence.

Christobal
Ah bon. Fini la sociologie et l’histoire, le temps de la philosophie est revenu ! A moins que ce ne soit la crise de la quarantaine, ho, ho, ho (rires).

Randy
Tu as tort de te gausser. Les questions existentielles, donc philosophiques, peuvent aussi s’aborder d’un point de vue sociologique et historique. Elles dépassent le cadre strictement individuel.

Christobal
Comment çà ?

Randy
La question du sens de l’existence nous concerne tous. Au fond, la vie humaine pourrait se résumer à une sorte de combat individuel et collectif contre des problèmes existentiels fondamentaux. Chacun se débat avec ces questions. Certains en sont obsédés et tourmentés, d’autres s’en détachent rapidement ou bien les éludent habilement par des croyances religieuses ou en se réfugiant dans le présent. D’ailleurs, ce qui fait la spécificité des grands écrivains, quelle que soit leur nationalité, c’est l’acuité de leur perception du monde à travers leurs problèmes existentiels, du fait de leur sensibilité exacerbée, ainsi que leur talent littéraire pour l’exprimer.

Christobal
Mais qu’appelles-tu problèmes existentiels ?

Randy
La seule certitude pour l’homme est qu’il va mourir, au moins physiquement (et non spirituellement pour les croyants). A partir de là, et compte tenu du fait qu’il évolue dans un monde chaotique, imprévisible, voire dangereux, se pose la question de la signification à donner à son existence puisqu’il a conscience de celle-ci.

Christobal
Oui, bon, là on va verser dans la dissertation philosophique. Rien de nouveau sous le soleil. Depuis plus de deux mille ans les philosophes réfléchissent à la question du « pourquoi sommes-nous là ?», à l’instar des religieux et des scientifiques, au sens de la vie, à la définition du bonheur, etc.

Randy
Eh oui, collectivement nous proposons des réponses ou des amorces de réponses à ces problèmes existentiels.

Christobal
Certes. Et alors ? Quelle lapalissade ! Et puis encore faut-il avoir le luxe d’y penser. En situation de survie quotidienne, ces préoccupations deviennent futiles !

Randy
Pas forcément. Mais tu as raison de dire que dans les pays riches les questions existentielles peuvent s’épanouir davantage car la vie y est moins précaire et la survie moins pressante.

Christobal
Je vais aller… disons… un peu dans ton sens. J’ai la conviction que la plupart d’entre nous devons faire face à un ou plusieurs « drames » existentiels qu’il nous faut dépasser. Certains y parviennent, d’autres non ou partiellement, ce qui affectera ou pas leur manière de se comporter. Ces « drames » dépendent du déroulement de la vie (avec ses accidents), du milieu d’origine et du contexte familial. Ils renvoient, bien évidemment, à une dimension subjective et psychologique importante (c’est-à-dire comment la personne voit la chose).

Randy
Et dire que tu me reproches de faire dans la généralité philosophique…

Christobal
Je n’ai pas fini. Un drame existentiel peut être pour untel de ne pas avoir trouvé le grand amour, idée qui l’obsède, à défaut d’avoir vécu la chose, et avec laquelle il ne prend pas de recul (d’autant que les émotions fortes attendues, comme avec le sentiment amoureux à l’adolescence, donnent l’impression de vivre intensément), ou pour tel autre de surmonter un handicap physique qui le met au ban de sa communauté, ou pour tel autre encore d’avoir échoué dans son ambition de réussite sociale au moins en partie et de ne pas s’en consoler… Amour propre ou estime de soi quand tu nous tiens… Pendant un temps, je me disais que pour comprendre, au moins jusqu’à un certain point, un individu, il fallait s’intéresser à son rapport à l’argent, à son rapport au sexe et à ses convictions politiques et/ou religieuses s’il en avait1. Désormais, j’ajoute qu’il faut aussi savoir s’il a connu dans sa vie un ou plusieurs « drames » existentiels qui l’ont particulièrement affecté et avec lesquels il compose.

Randy
Banal que tout cela !

Christobal
Je n’ai toujours pas fini. Ces « drames » existentiels sont prépondérants car ils participent, je pense, à la manière dont nous estimons avoir ou non réussi notre vie. Or, à un moment ou à un autre, cette question, qui retentit comme un ultime bilan, se pose, même si certains sont prompts à la refouler. Alors oui, mon ami, d’une certaine façon les « drames » que j’évoque sont rattachés à la signification qu’un individu donne à son existence…

Randy
Ok. Vu de la sorte cela me convient.

Christobal
Il y aurait d’ailleurs toute une sociologie des choix suicidaires et des échecs programmés à faire, liés à nos erreurs de jugement, à nos aspirations irréalistes, à notre vanité, à notre aveuglement, à notre faiblesse morale ou psychologique face à des tentations ou des dilemmes lourds de conséquences. En bref, sans verser dans le psychologisme et sans entrer dans un débat impossible sur ce que signifie l’expression « réussir sa vie », la rationalité de l’action chère à certaines sciences humaines aurait besoin d’un coup de jeune en prenant en compte ces éléments subjectifs.

Randy
Ce qui nous amène là où je le voulais…

Christobal
A savoir ?

Randy
De nos jours quel projet collectif a-t-on ? Aucun. Le sens de l’existence n’est pas donné par nos sociétés modernes. Je lisais récemment un livre ethnographique sur les Esquimaux. Ces derniers vivaient jadis dans une société dure avec un environnement hostile mais étaient heureux. Chacun y avait sa place. Il était là le but de l’existence pour un Esquimau : tenir sa place et profiter des quelques douceurs que la vie lui offrait.

Christobal
Tu proposes de revenir à ce type de société, ho, ho, ho (rires).

Randy
Bien sûr que non. Quand les Esquimaux sont entrés dans la modernité, comme on dit, ils ont découvert les affres de la perte de sens et la déréliction. On leur a dit : « laissez les igloos et la chasse aux phoques ! Le progrès c’est le chauffage, l’argent, l’alcool qui grise et les médicaments qui soignent efficacement ! » Ils ont ainsi abandonné leur rude mode de vie pour devenir des larbins occupés à des emplois minables dans une société obsédée par l’argent et la consommation. D’où les suicides.

Christobal
Encore un peu et tu vas nous faire le mythe du bon « sauvage ».

Randy
Disons que l’absence de perspective, de but collectif, de sens profond à l’existence à travers la contribution individuelle à la collectivité, hormis de passer une partie de sa vie à travailler pour consommer, font beaucoup de mal. Certes, dans une société plus traditionnelle ceux qui ne parviennent pas à tenir leur place sont malheureux. Mais souvent ces société prévoient des exutoires ou des rôles spécifiques pour palier ce type de manque. De toute façon, dans nos sociétés les sources de frustration s’avèrent bien plus nombreuses et les buts (individuels) à atteindre pléthoriques voire parfois irréalistes car ils concernent de multiples aspects de l’existence (vie amoureuse, vie professionnelle, confort matériel, éducation des enfants, santé, aspiration à vivre plus longtemps et à ne pas vieillir, etc.).

Christobal
Et tu en conclus…

Randy
Que le retour du religieux dans certains pays dits modernes, par exemple, correspond aussi, en plus de l’héritage familial ou de la révolte politique déguisée, à un besoin de sens collectif à l’existence, ou bien que l’aspiration chez certains à un retour vers la « mère » nature ressemble davantage à une adhésion désabusée à une idéologie de substitution au consumérisme, auquel tout le monde s’adonne même ceux qui le critiquent, qu’à une réelle volonté de combattre la modernité. Les méfaits de l’individualisme et du consumérisme comme principes de vie s’observent facilement. Ils donnent lieu à divers ressentiments et à diverses maladies mentales de civilisation, tout comme il existe des maladies physiques de civilisation (cancers, diabète, maladies iatrogènes, etc.) qui découlent de la suralimentation, de la sédentarité ou de l’abus de drogues pour doper le corps au nom de la santé, de la performance et de la longévité (sportive, sexuelle) ou pour s’adonner aux plaisirs artificiels.

Christobal
Nous voilà désabusés. Surtout en Europe où, en plus de cela, l’économie semble en berne et l’avenir de notre prospérité menacé. Oh, oh, oh (rires). Plus de pays à construire, l’idée qui s’impose d’un possible déclin… Pas de quoi avoir le moral pour certains. Mince, on est foutu !

Randy
Non, car notre système capitaliste actuel peut durer, muter, s’adapter, comme il l’a déjà fait, ou pas… Chaque époque porte son lot de tares tandis que la terre continue de tourner.

1 Ainsi procédait Henri Guillemin, le critique littéraire et historien, quand il se penchait sur des personnages historiques.

Le coup du boomerang

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Au milieu de nulle part, dans une pièce sombre et dénudée, aussi vaste qu’un désert, deux égarés des temps modernes discutent. Un dialogue entre représentants d’une aire géographique et d’une civilisation en passe de décliner s’est engagé. Délicatement posés sur leurs fauteuils de plexiglas, comme deux moustiques sur un nénuphar, ils se font face.

L’ingénu de son plein gré :
L’époque est bizarre. On ne sait où l’on va, ni de quoi demain sera fait. En France, l’économie ne démarre pas, l’Europe est en panne, on sent monter le populisme, la pensée raciste se libère et…

Le clairvoyant sarcastique :
Ah, ah, ah, ah, ah ! Ton désarrois me réjouis ! La pensée raciste aurait-elle été muselée, et par qui, pour qu’aujourd’hui elle se libère ? Pose-toi ces questions !Quand le barrage des apparences se fissure et que la réalité tumultueuse contenue derrière t’éclabousse, tu ne trouves que de pseudo explications pour y faire face.

L’ingénu de son plein gré :
Que… Comment ?

Le clairvoyant sarcastique :
Voici ce que je pense concernant la situation économique et (géo)politique, car l’une ne va pas sans l’autre, de la France. Droite et gauche ont choisi cette Europe libérale et Droits de l’hommiste, qui multiplie les normes éthiques et juridiques, pour le plus grand bonheur de ses bureaucrates, et s’ouvre aux quatre vents de la mondialisation. La question n’est plus de savoir s’il fallait faire ainsi, mais comment en sortir ou comment y rester. En sortir serait une sorte de révolution, pour le meilleur et pour le pire. Y rester signifie de s’aligner sur l’Allemagne et les pays du nord qui, pour le moment, ne s’en tirent pas trop mal. Las, on ne peut garder un État providence dispendieux et une économie tournée vers le libéralisme anglo-saxon tout à la fois. Or, pour rester dans l’Europe, nos dirigeants, depuis plusieurs années, essaient de ménager la chèvre et le choux ; ils gagnent du temps et naviguent à vue.

L’ingénu de son plein gré :
Je connais ce genre d’analyse. Que proposes-tu ?

Le clairvoyant sarcastique :
On a besoin d’un projet. A gauche, les dirigeants devraient se demander quelle place la France peut-elle avoir dans la mondialisation et à quel prix. Si l’on part du principe que seul le dynamisme économique peut fondamentalement résoudre nos problèmes, quelles sont les conditions pour l’obtenir ? Quels sacrifices seraient-ils nécessaires et quelles contributions chaque classe sociale devrait-elle y apporter ? Il faudrait tout discuter, sans tabou. Par exemple, des thématiques comme le recours ou non au protectionnisme, aujourd’hui honni en Europe et pratiqué en douce par certains. Ou bien le rôle effectif de l’État providence, qui ne représente plus seulement un filet de sécurité nécessaire, mais est devenu une machine à distribuer du fric, de manière discutable et inéquitable, à tel point que des millions de personnes (en tant que clients ou professionnels du secteur social/public) vivent de cet argent et s’habituent à réclamer pour tout et n’importe quoi. De fait, la société française n’a jamais été, par certains aspects, si encline à materner et à démotiver. Ou bien encore le bien fondé de notre alignement économique et militaire sur les options américaines. Hollande s’avère plus pro américain que Sarkozy, faut le faire !

L’ingénu de son plein gré :

Tu préfères sans doute qu’on suive la Chine et la Russie qui violent les Droits de l’Homme ?

Le clairvoyant sarcastique :
Tu m’agaces avec tes Droits de l’Homme. Aujourd’hui, gauche et extrême gauche sont de zélés va-t-en-guerre, au nom des Droits de l’Homme cela va s’en dire… Vive les bombes humanitaires !
Toi et tes petits amis bien-pensants méprisez les régimes politiques des Brics, que vous jugez sur des critères moraux petits bourgeois, alors que vous vous proclamez les champions de l’ouverture sur les autres cultures. Je ne les idéalise certes pas. Mais je me garde bien de les juger hâtivement, aussi durs soient-ils. En outre, nous assistons à un juste retour de bâton.

L’ingénu de son plein gré :
Que veux-tu dire ?

Le clairvoyant sarcastique :

Notre domination séculaire prend fin et nos guerres humanitaires sont plus que contestées par le reste du monde. Elles nous reviennent en pleine figure sous la forme d’un terrorisme puissant qu’elles ont exacerbé. D’autre part, nous critiquons la Chine pour son régime autoritaire et son capitalisme débridé qui nous concurrence directement, même si certains de nos fleurons industriels en tirent profit. Or, le combat d’une partie des élites chinoises pour concilier développement économique, prospérité, écologie et harmonie sociale – laquelle est la meilleure garantie de survie pour le parti – constitue notre seule chance pour l’avenir. Si ces élites ne se laissent pas déborder ou corrompre par l’argent, elles pourraient proposer un modèle de capitalisme étatique moins prédateur et moins destructeur à l’échelle mondiale que celui qui a prévalu jusqu’à présent. Malheureusement, cela n’est pas gagné.

L’ingénu de son plein gré :

Pourquoi serait-elle notre seule chance ?

Le clairvoyant sarcastique :

Parce que l’Europe faiblit, parce qu’elle n’a plus tout à fait son destin en main contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire.Parce que la majeure partie de nos élites n’a rien à proposer de novateur et ne pense qu’à se planquer (je veux dire à planquer ses enfants et son argent). Parce que nous sommes, pour le moment, encore incapables d’admettre que les Brics feront plus que nous imiter, qu’ils cherchent à tâtons un modèle, une voie et se sont déjà partiellement émancipés de nos idéologies. En Chine, par exemple, certains intellectuels, politiciens, cherchent une inspiration dans la tradition millénaire tout en restant ouvert sur ce que l’Occident a pu apporter de positif en termes de pensée et de modes de vie. Il s’agit là d’une réelle volonté d’émancipation, sur fond de nationalisme, d’autant que cette partie de l’intelligentsia s’efforce de ne pas reproduire nos erreurs. Ces penseurs et hommes ou femmes d’action pourraient très bien inventer une voie dont nous serions susceptibles de nous inspirer pour rompre avec nos raisonnements éculés. En bref, je crois que la solution viendra de l’extérieur ou par l’extérieur. De toute façon, nous n’avons guère le choix, car nous ne dicterons plus notre loi aux autres mais subirons plutôt la leur. Il vaudrait mieux pour nous que les futurs puissances ne suivent pas le modèle de gouvernance mondiale américain. Demande aux peuples du tiers monde ce qu’ils pensent de celui-ci !

L’ingénu de son plein gré :

Décliniste ! Et notre potentiel, notre jeunesse, notre…


Le clairvoyant sarcastique :

En Allemagne, la génération de Sebastian Haffner1, parce qu’elle a vécu une période historiquement intéressante et très difficile – celle de la défaite de 14-18, de la révolution spartakiste avortée, de l’hyperinflation, de la montée du nazisme – comprenait les meilleurs et les pires individus. Des êtres forgés au feu d’événements qui ne pouvaient que les rendre plus sages, plus courageux, plus responsables ou… plus cyniques et plus couards. On sait ce qu’il advint : les meilleurs ne purent empêcher l’avènement du désastre. Le potentiel ne suffit pas. Un pétard peut rester mouillé !

L’ingénu de son plein gré :
Mais des gens vont bouger, vont empêcher le délitement s’il a lieu.

Le clairvoyant sarcastique :

Oui, ceux qui tiennent à leur rente de situation et puis ceux qui n’ont pas grand chose ! C’est possible. Entre les corporatismes, les couches sociales fortunées avares de leurs privilèges et les couches sociales qui vivent de l’État providence ou grâce à lui, il y a de quoi déclencher des émeutes. Mais es-tu sûr que cela débouchera sur quelque chose de positif ou que cela empêchera la glissade ? L’absence de réel projet politique et d’élites capables de le concevoir et prêtes à assumer un rôle historique, à faire accepter des sacrifices -auxquels elles se soumettront aussi – pour esquisser une sortie du marasme laisse un immense vide que comblent les pseudo querelles sur des problèmes sociétaux (mariage homo, parité, etc.) et les prémisses de luttes communautaristes.

L’ingénu de son plein gré :

De luttes communautaristes ?

Le clairvoyant sarcastique :
Il ne t’a pas échappé que le Salafisme connaît un certain succès dans nos banlieues, sans qu’il faille pour autant souscrire aux exagérations d’Eric Zemmour, que l’époque est au prosélytisme religieux, que les tensions communautaires existent au delà du classique et si caricatural laïus gauchiste sur le racisme des Français à l’égard des Immigrés et sur les discriminations dont ils feraient l’objet.

L’ingénu de son plein gré :

Euh… Bon, il y a des choses qui m’inquiètent comme le succès de Dieudonné et d’Eric Zemmour. On a libéré la parole raciste et voilà le résultat. Elle se banalise.

Le clairvoyant sarcastique :
Incurable aveugle tu es, incurable tu resteras ! Au fond, cela n’a rien de surprenant. Toi et d’autres avez, modestement, participé à ce qui arrive. Votre propension à museler tout débat, à grand renfort d’idéologies convenues, à nier certains aspects de la réalité, à crier au racisme à tort et à travers et à vous détourner des vraies questions sociales – où va l’argent ? Qui gagne quoi ? Qui vit de quoi ? Qui profite de quoi ? Qui paie pour d’autres ? Etc. – ont fait beaucoup de mal. Aussi, je suis naïf de croire que vous accepterez la remise en question ! En l’occurrence, l’ingénu c’est moi !

L’ingénu de son plein gré :
Tu me juges ! Je t’interdis !

Le clairvoyant sarcastique :

Aujourd’hui les « réactionnaires » reprennent du poil de la bête dans l’opinion, le succès en librairie de Zemmour l’atteste, car trop longtemps la classe médiatico-politique de gauche, souvent aussi nantie que celle de droite faut-il le préciser, n’a su que vouer aux gémonies ceux qui pensaient différemment. Ses propres excès, comme ceux de l’Occident à l’égard du reste de la planète, lui reviennent dessus tel un boomerang. Zemmour est l’un de ces boomerangs. Journaliste très talentueux, excessif et foncièrement de droite même s’il cite Marx, il incarne une nouvelle forme de contestation de l’ordre moral socialiste dans laquelle une partie des classes populaires et de la droite traditionnelle se reconnaissent. Chaque indignation et chaque appel à la censure de ses confrères bien payés de « gôche » accroissent sa popularité. De même, chaque diatribe antiraciste renforce l’exaspération populaire sur la question de l’immigration. C’est idem, dans une certaine mesure, s’agissant de Dieudonné. Comique doué, drôle, qui mélange Michel Audiard et Coluche, pour faire de la vulgarité crue et des expressions fleuries une arme politique à travers des sketches picaresques, il représente désormais la lutte contre le soit-disant « système » pour beaucoup de jeunes d’origine immigrée, mais pas seulement, que soudent tantôt la thématique de l’islamophobie, tantôt le passé colonial décrié, tantôt les frustrations issues d’une société de moins en moins capable d’offrir des perspectives professionnelles attrayantes et de satisfaire les caprices consuméristes, parfois irréalistes ou infantiles, qu’elle a suscités.

L’ingénu de son plein gré :
Tu le défends ! Et son antisémitisme ?

Le clairvoyant sarcastique :
Je suis conscient qu’il tient des propos antisémites. Est-ce par pure provocation ou parce que sa radicalisation l’amène à croire sincèrement que le lobby sioniste international, comme il dit, dirige le monde ? Selon moi, un peu des deux. Mais qui l’a fabriqué ? Le CRIF, la LICRA, BHL et consorts qui depuis des années exercent un chantage à l’antisémitisme et à la Shoah pour influencer la politique étrangère gouvernementale et les médias français plutôt pro-palestiniens. Quant aux hommes politiques, leur pusillanimité ne les honore guère. Lâches devant ceux qui les font chanter au nom de l’antisémitisme, ils ne le sont pas moins s’agissant d’aborder sans tabou la question de l’immigration (hormis quelques exceptions à droite ; lesquelles caricaturent la réalité). De fait, on en arrive à une situation absurde : une partie des jeunes musulmans voient dans la lâcheté des édiles face au CRIF la confirmation que le lobby sioniste ou juif tient la France dans sa main, tandis qu’une partie des juifs estiment que la langue de bois politique sur l’immigration et les problèmes de délinquance en banlieue prouve combien l’État a cédé et ne les protégera pas des attaques antisémites dont ils s’estiment victimes de la part de jeunes musulmans radicalisés. Aujourd’hui, toutes les élites et certaines couches sociales découvrent avec angoisse ce que j’appelle le « coup du boomerang » : le retour en pleine gueule d’une réalité à laquelle elles contribuent !

L’ingénu de son plein gré :
Tu t’en réjouis n’est-ce pas ?

Le clairvoyant sarcastique :
Oui et non. Oui, car l’histoire procède souvent de la sorte : le coup du boomerang, ça na rien de nouveau ! J’attends tes jérémiades avec impatience pour m’en gausser ! Quelque part tu le mérites bien. Et non, car si cela débouche sur de la violence et des conflits durs, beaucoup vont en souffrir. Je n’aime guère l’odeur du sang, ni voir les gens dans le malheur. D’autre part, il n’y a pas grand chose de positif à attendre de tout cela pour le moment. La contestation, la révolte, passent par des simplifications alimentées par le net et les nombreuses théories du complot en vogue. A gauche: rien, si ce n’est le gauchisme révolutionnaire post soixante-huitard et les corporatismes prêts à griffer pour conserver ce qui leur reste. A droite: pas grand chose non plus, si ce n’est quelques mouvements ultras qui se réveillent. Du côté de Dieudonné, on sent bien que le dénominateur commun, la lutte contre le sionisme, même s’il a de quoi inquiéter dans certains milieux, à juste titre, ne constitue en rien un programme. Quant au FN, ses cadres frétillent surtout d’impatience à l’idée d’en croquer, comme le firent leurs homologues des autres partis avant d’accéder au pouvoir. Il aurait d’ailleurs une réelle chance d’y accéder si Sarkozy redevenait le candidat officiel de la droite aux prochaines présidentielles. Dans ce cas, l’abstentionnisme pourrait, je pense, être important, ce qui profiterait à Marine Lepen. T’imagines, mon ami, Alain Juppé est devenu pour beaucoup le candidat crédible et potentiellement un sauveur provisoire en 2017 face au FN ! Celui à qui on demandera: « Encore une minute monsieur le bourreau… »

L’ingénu de son plein gré :

Tu oublies l’essentiel. Il peut s’en passer des choses en deux ans.

1Haffner Sebastian, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Actes sud, 2003.

Torts partagés

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Dring, dring ! Ca sonne encore, ca sonne toujours. Les appels, je vais les enchaîner jusqu’à ce soir. Au bout du fil, le «client » s’angoisse, le client exige, le client s’énerve. Tous différents et en un sens tous semblables qu’ils sont les clients, un peu comme les figures laiteuses ou farineuses du mime qui rit, qui crie, et pi qui pleure… Le job en lui-même s’avère assez rébarbatif. Certes, il y a régulièrement des cas intéressants, je veux dire des cas qui vous font vous creuser les méninges et brisent le carcan de la routine. Heureusement ! Cela permet d’échapper à la torpeur intellectuelle, à l’abrutissement progressif et à l’insidieuse langueur monotone des violons de l’autonome qui dans mon cœur raisonnent… Hum, je veux dire à l’insidieuse langueur que la répétition de tâches sommaires finit par engendrer. Quand cette langueur pénètre profondément le cerveau, celui-ci se met en veille et l’on devient rapidement paresseux. Aussi, le moindre effort que la nouveauté vous demande vous arrache un soupir. C’est alors qu’il vous faut en prendre conscience : vous êtes engagé dans un processus de momification de l’esprit, vous vous fonctionnarisez.

Mon job, il repose très souvent sur l’abduction. Vous savez, ce mode de raisonnement cher aux épistémologues. L’écrivain italien Umberto Ecco le décrit ainsi : sur une table il y a un paquet sans inscription ouvert dont on ignore le contenu et, à côté, une poignée de haricots blancs. L’abduction consiste à relier des éléments concrets en s’appuyant sur la déduction (déduire un fait d’une hypothèse préalablement posée) et sur l’induction (tirer une conclusion plus générale d’un fait). Ce mode de raisonnement hybride suppose, dans l’exemple pris par Ecco, que l’ouverture du paquet et les haricots déposés sur le bois de la table sont unis par un lien de causalité et aboutit à la conclusion qu’il s’agit d’un paquet de haricots blancs, même si l’emballage ne le précise pas1. Le talentueux romancier rital compare l’abduction à la « méthode du détective ». En ce qui me concerne, chaque jour « j’abduque » et parfois aussi j’éructe quand les clients deviennent odieux car il est, dans ce travail, toujours question d’argent à leur verser ou à leur reprendre. L’abduction que je pratique, à l’instar de mes collègues, n’a rien d’une sinécure. Il faut, en effet, savoir relier entre eux non pas deux mais plusieurs indices pour comprendre la situation et lui apporter une réponse. Précisément, il faut savoir lire le dossier informatique en interprétant les traces laissées par d’autres (ce qui implique diverses manipulations informatiques avec des fonctions à retenir), et ce tandis qu’il y a parfois des « bugs » susceptibles de «brouiller les pistes » (que l’on finit par mémoriser). Mais il faut également deviner ou connaitre les habitudes de travail de ceux qui ont eu à traiter le cas auparavant (ce qu’ils doivent faire en théorie et ce qu’ils font réellement). La prise en compte de ces différents éléments aide à comprendre la situation problématique, compte tenu de la réglementation complexe en vigueur – qu’il faut avoir en tête ou à portée de main – et de ce que le client raconte quant à ses démarches. Tout cela nécessite donc de posséder un sens du raisonnement logique relativement développé, notamment parce qu’il faut être capable d’articuler différents niveaux d’informations (informatique, verbal, réglementaire, etc.), ainsi que de la mémoire. Avec la pratique et la répétition des cas, dont l’éventail n’est pas infini, la compréhension des situations et la résolution des problèmes deviennent aisées. A la longue, un agent expérimenté traite un cas complexe en cinq-dix minutes. Il a appris à penser vite et à regarder l’essentiel. Il connaît les cas de figure les plus fréquents. Las, tous les agents n’y arrivent pas forcément ou, en tout cas, y parviennent insuffisamment. Plus que la vitesse, c’est la compréhension de la situation et la lecture du dossier qui posent problème. Certes, la formation dispensée s’avère actuellement trop courte et limitée, n’en déplaise à la direction. Mais l’attitude pro active ou, malheureusement, passive des agents pour apprendre par eux-mêmes joue aussi un rôle déterminant.

Personnellement, ce job répétitif « d’agent hautement qualifié » comme le stipule ma fiche de paie, ou si vous voulez d’OS des temps modernes informatisés où les services publics et privés dominent, je ne le trouve pas particulièrement pénible. Etudiant, j’ai connu pire sur les chantiers l’été. Pour autant, il finit par peser, nerveusement parlant, dès lors que l’on travaille sérieusement, cela va s’en dire. Nous sommes tous des tyrans en puissance ! Et plus encore quand nous nous présentons en tant que client préoccupé par notre seul problème ou en tant qu’ayant droit. Le contact avec le matériau humain ça use, ça use, plus que les km à pied… J’ai ainsi, au bout du fil, des gens de bonne foi, et/ou en grande difficulté, des gens exaspérés à tort ou à raison par les scories de l’institution, des gens qui veulent régler leurs comptes avec la dite institution, se défouler ou occuper leur temps en cherchant un prétexte de querelle – Don quichotte ne combattait-il pas des moulins à vents – des ayants droits « nouvelle génération » c’est-à-dire des partisans du « j’ai droit à » ou dont Philippe Muray disait qu’ils ont pour seule ritournelle « le droit à des droits », des psychopathes agressifs ne supportant aucune frustration (il faudrait leur poser un RDV à la minute), des analphabètes, des non francophones (le tiers monde migratoire surreprésenté en Île-de-France), des roublards, voire des escrocs, à la recherche de la moindre faille réglementaire à exploiter, etc. De quoi vous faire aimer la compagnie des hommes. Misanthropie, quand tu me tiens ! Passer son temps à prendre sur soi, à relativiser la conduite de ses semblables, cela ne vous ouvre guère le cœur. Si certains clients m’émeuvent ou m’amènent à faire preuve d’empathie, d’autres m’agacent carrément ou suscitent chez moi un profond sentiment de mépris à leur égard.

Autre aspect négatif : l’ambiance au travail. Si je devais de ma plume faire un couteau utilisé pour la peinture et tailler sur la feuille, comme l’artiste zèbre la toile avec sa gouache épaisse, un portrait à grands traits de mes collègues, je procèderais comme il suit. Je dirais, tout d’abord, que le contexte professionnel qui est le mien se divise en deux. Il y a ceux qui jouent le jeu et ceux qui font semblant et ne sont là que pour profiter ou tirer avantage de l’entreprise qui les a embauchés. Un constat ô combien classique dans le monde du travail. Dans mon entreprise, celui qui ne fiche rien ne souffre d’aucune sanction. Dans certains cas, il peut même en tirer avantage en termes d’évolution de carrière. Drôle de contexte, en vérité, où certains parmi les tires-au-flanc semblent avoir flairé, bien avant d’être embauchés, la possibilité d’en faire le moins possible et sans risque. Ceux-là, on les repère assez vite. Ils sont entrés dans la boite pour se la couler douce d’une manière parfois scandaleuse. Demandez donc un peu aux docs, aux prescripteurs d’arrêts maladie en tous genres, dont les fameux formulaires à trois feuilles 33-16 garniraient une forêt de chênes dénudés tellement ils sont nombreux, ce que cette précieuse clientèle de malades imaginaires et/ou occasionnels leur apporte ! Faut bien l’avouer, il y a de quoi décourager les bosseurs et travailleurs honnêtes.

Le laisser-aller instauré par ceux qui ne jouent pas le jeu s’explique, selon moi, par deux causes principales facilement identifiables, en tout cas à l’endroit où je bosse : le recrutement récent et le laxisme coupable de la hiérarchie. En faisant dans la diversité et le « social » les géniaux recruteurs ont obtenu le meilleur pour le pire. Le meilleur car une partie des jeunes et moins jeunes des banlieues font preuve de sérieux et de capacité d’adaptation. Le pire car dans le lot une autre partie a gardé l’aspect négatif de la « mentalité de la cité » : profiter, louvoyer, parler mal, refuser tout effort, etc. C’est ainsi que des jeunes habitués à vivre selon leurs règles depuis l’école font avec ce job leur véritable entrée dans le monde du travail (en CDI) et découvrent là aussi un univers laxiste qui, véritablement, ne leur impose pas grand-chose. Nous allons dans le bon sens, me dis-je parfois… Ces nouveaux employés d’un modèle particulier sont même, pour certains, recrutés par les syndicats en manque de troupes ou toujours prêts à grossir leurs effectifs. Pour qui aime le mélange des genres, c’est intéressant ! Rendez-vous compte, le prolétaire nouveau, tout comme le Beaujolais, est arrivé ! Un être hybride un peu racaille et facilement converti à l’esprit corporatiste et syndical dans ce qu’il a de pire (l’argent public c’est pour moi ! Toujours plus de droits mais aucun devoir !). Un être qui considère qu’il n’est pas au service du public (son entreprise a, en effet, une délégation de mission de service public) mais plutôt que le public doit être à son service. Tout cela évidemment se traduit par un manque flagrant de conscience professionnelle et un incivisme récurrent : on raccroche au nez des clients, on fait semblant de prendre l’appel mais on le bascule vers le serveur vocal jusqu’à ce que l’interlocuteur découragé ne raccroche de sa propre initiative, on répond à la limite de la politesse, on donne des informations erronées, on grappille des minutes qui deviennent des heures en trichant avec la badgeuse et on multiplie les pauses « cigarette », etc.

Au fond, tout cela ressemble à une sorte de « corruption » sociale et morale, que l’on retrouve ailleurs, donc qui se généralise, avec cette nouveauté désormais : une partie de la population salariée, cadre et non cadre, qui ne veut plus travailler ou désire en faire le moins possible (le salaire est acquis, mais pas le travail) s’en cache à peine. Dès lors qu’il s’agirait d’une résistance face à une exploitation éhontée ou d’une réaction d’écœurement face à des injustices internes flagrantes, je le concevrais aisément. Mais quelle surprise de constater, dans les exemples directs ou indirects qui se sont offerts à moi, qu’il s’agit souvent de « rentiers » – au sens le plus néolibéral qui soit : investir de son côté un minimum mais rechercher un gain maximum – dont la situation concrète ne me tire pas de larmes.

L’encadrement en est conscient. Il sait et désapprouve sans doute mais ne fait rien ou pas grand-chose. Le « pas de vague » a force de loi. Tant que cela se limite à quelques dérapages contenus et à une immense crise de flemme, pourquoi s’en inquiéter davantage ? Et pi, certains jeunes ont compris : il faut copiner. Ca aide, le copinage. Ca rend plus indulgent l’encadrement. De toute façon, le taux de décrochés s’avère plutôt bon. Très important ça, les indicateurs quantitatifs ! Qu’on soit petit ou grand cadre, on joue en partie sa carrière et surtout ses primes généreuses sur le quantitatif, les sacro-saint indicateurs que l’on vénère comme des icones ou comme des idoles et qui, à l’instar du zèle dans la pratique des rituels religieux, font oublier par la forme et l’ostentation les manquements sur le fond. Sont rationnels les cadres. Ils auraient tout à perdre à remettre de l’ordre, à transpirer et à se faire des ennemis en endossant le mauvais rôle.

Voilà pourquoi la seule question qui vaille d’être posée l’est du bout des lèvres : celle de la qualité du service rendu. Dans le secteur des services et particulièrement celui du service public, la qualité, autrement dit la résolution des problèmes et la satisfaction du client, s’avère fondamentale, car elle justifie l’utilité du service proposé même si celui-ci n’a pas toujours de finalité commerciale. Certes, on ne peut pas tout ramener à la qualité, il faut aussi prendre en compte un aspect productif incontournable et nécessaire, mais dans cette entreprise, le quantitatif et la multiplication des normes et des indicateurs l’emportent. Direction et syndicats tombent au moins d’accord sur un point : la qualité on en parle, mais dans les faits on évite de creuser cette thématique car cela reviendrait à s’intéresser de trop près au travail des agents… Imaginez donc le scandale en ce qui concerne, par exemple, mon actuel lieu d’affectation, une plateforme téléphonique, dont l’un des objectifs officiels est de soulager l’accueil en agence, si l’on découvrait que, finalement, la complexité des procédures et la médiocrité du travail de certains agents loin de soulager alourdit, en fait, la tache d’accueillir les personnes sur les sites ? Cette question pourtant je me la pose depuis le début de ma prise de poste, moi qui ai connu le travail en agence. Je suis incapable d’y répondre. Personne d’ailleurs. Je ne crois pas qu’une évaluation qualitative, pourtant faisable (j’ai quelques idées sur le sujet), soit à l’ordre du jour…

Il flotte comme un parfum de gai fatalisme quand j’arrive sur mon lieu quotidien de travail. Des cadres plus ou moins résignés et plus ou moins carrés dans leur travail, lucides mais qui trouvent quelques avantages à la situation faute de mieux, le disputent à des employés plaintifs ou râleurs à tort et à raison : qui écœuré de travailler sérieusement dans cette ambiance, avec un arrière goût d’amertume au fond de la gorge : ici, le mérite ne paie pas, qui sans perspective d’évolution réelle (les postes intéressants et/ou bien payés sont déjà pris) opte pour en faire le minimum, qui a compris que fumiste ou pas le résultat serait le même voire qu’il s’avère peut-être plus avantageux de tirer-au-flanc, qui veut changer d’affectation mais à côté de chez lui seulement ou bien à condition de ne pas voir le public et rumine sa rancœur de ne pas obtenir satisfaction : après tout certains pistonnés ont eu gain de cause alors pourquoi pas lui…

Quand une entreprise ressemble à un mastodonte difficile à bouger, où paradoxalement les choses changent souvent en termes d’organisation interne, où le pouvoir est à la fois centralisé et éclaté, où les acteurs et les intervenants sont multiples et nombreux, où les normes de contrôle fleurissent telles des primevères au printemps mais où la sanction constitue l’exception plus que la règle, où une pluralité de postes permet de recaser une légion de personnes dont il est difficile de mesurer l’utilité, les responsabilités finissent par être diluées et tout le monde a intérêt à ce que rien ne change sauf ceux qui pâtissent vraiment de ce fonctionnement (salariés consciencieux recrutés récemment et mal payés, salariés affectés dans un service ou dans une agence dont la gestion locale apocalyptique rend le quotidien particulièrement pénible, etc.). Comme avec le naufrage économique de la Grèce, les torts sont souvent partagés.

1- Déduction : le paquet sur la table étant ouvert, les haricots posés à côté en proviennent probablement. Induction : puisque les haricots sont blancs, on a sans doute affaire à un paquet de haricots blancs. L’abduction combine ces deux modes de raisonnement logique en procédant par étape.

Des « guerres » civiles ?

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Dieu que ca souffle fort dans les chaumières du Gauchistan ou, pour le dire autrement, au pays de la Gauche caviar, morale, libérale, voire radicale avec son extrême gauche! Cela étant, en Droitistan aussi, on s’agite du bocal… Une bagarre entre jeunes militants d’extrême gauche et skinheads qui tourne à la tragédie et nous voilà partie, il y a quelques temps à peine, pour une tempête médiatico-politique! Certes, l’Europe vire à droite et certaines positions idéologiques se durcissent. En France, le climat social est à vif, même si l’Etat providence contribue à atténuer encore et toujours les tensions. Pour autant, peut-on voir dans la triste mort de ce jeune étudiant anti fasciste le symbole de la lutte héroïque entre une jeunesse engagée dans un combat farouche face à la montée inquiétante du populisme et de l’infâme extrême droite ? Ce serait bien commode en vérité ! Faute d’idées et de vouloir (se) poser les bonnes questions, la Gauche, ou plutôt les gauches, se cherchent des combats faciles en s’appuyant sur une vision tronquée et manichéenne du monde. C’est la politique de la diversion à l’ère de la communication de masse qui permet de combler, l’air de rien, la vacuité politique tout court et atteste que le soi-disant peuple (des militants) de gauche a surtout envie de se raconter des histoires à lui-même. Pourvu que la Droite se radicalise encore et que les fascistes soient plus nombreux et plus violents! C’est à peine si certains bien-pensants médiatiques ne le pensent pas très fort!

Des « guerres » civiles en France, cependant, il en existe bel et bien. Et de plusieurs sortes. Quand je parle de «guerres», au sens figuré, j’entends par là des conflits ou des tensions susceptibles de s’exacerber et qu’on ne pourra plus passer sous silence.

Il y a d’abord la « guerre » civile entre les gens du Gauchistan et ceux du Droitistan, évoquée ci-avant. Avec, d’un côté, une partie de la droite qui se radicalise et, de l’autre, une gauche bien souvent donneuse de leçons et une extrême gauche presque aussi hystérique que dans les années 1970. En 2007, je me disais que la Gauche pouvait changer, du fait de la victoire écrasante de Sarkozy. La défaite a parfois des vertus inattendues. Perdre ainsi allait, pensais-je, constituer un électrochoc salutaire. Las, la remise en question idéologique de la Gauche s’avère lente, pesante, voire pénible. Déçu une fois de plus je le fus, avec cette triste résignation que l’on a pu ressentir un jour vis-à-vis de certains proches lorsqu’ils sombrent à nouveau et de manière flagrante dans les travers que tout le monde leur reproche, et qui affectent leurs relations aux autres, malgré le fait que l’on se soit épuisé à les convaincre de ne plus se comporter de la sorte, en se disant que cette fois-ci, oh oui cette fois-là, eh bien ce serait la bonne… De plus, la Gauche s’avère incapable d’envisager combien son action idéologique ces dernières années a rendu possible l’émergence de ce qu’elle nomme aujourd’hui la « droite décomplexée ». En effet, l’existence et l’arrogance de la « pensée unique », cet ordre moral bien pensant incarné par une gauche devenue, par certains côtés, folle, déconnectée des classes populaires, offrent l’occasion d’une résurrection à certains groupes sociaux réactionnaires plus ou moins moribonds ou, en tout cas, bien moins actifs qu’ils ne l’étaient avant guerre (sans compter que cette idéologie bien-pensante finit par exaspérer au-delà des cercles conservateurs habituels).

Il y a ensuite la « guerre » larvée entre les classes et entre les générations. Mais, là, tout se brouille. L’Etat providence complique la visibilité des lignes de force et l’interdépendance entre les groupes sociaux (voir plus bas dans ce blog : Eté 36, c’est pour demain ?). Dans chaque milieu socioprofessionnel on trouve ainsi des exploiteurs, des profiteurs, des exploités, des rentiers et des contributeurs. Dans de nombreuses familles il y a des gens exposés et des gens protégés (voir plus bas dans ce blog : Les inégalités de situation et Grandes rivières et petits ruisseaux). Et pi certaines frontières sociales sont devenues poreuses. Bien sûr, on voit bien que les corporatismes se battront, tandis que l’Europe exige de la rigueur et que la situation financière de la France se dégrade, car à celui qui possède, même un peu, on ne peut reprendre en douceur. Des frictions, peut-être, sont aussi à prévoir entre les corporatismes et le reste de la société excédé par les mouvements sociaux et les grèves, en dépit des discours de justification de l’extrême gauche qui ne voit dans les « attaques » contre le « service public » qu’un complot néolibéral. La possible débandade et les conflits de classe dépendront, en fait, de la manière dont le gouvernement gèrera la situation et répartira les efforts et les restrictions en cas de dégradation brutale ou durable de l’économie.

Il y a, enfin, la « guerre » qui découle de la « diversité » à la française. Il faudrait, en effet, regarder de près les relations raciales et non plus simplement interpréter les difficultés avec la jeunesse d’origine immigrée comme un problème socio-économique et de racisme. Des intellectuels américains souvent atypiques et pragmatiques entreprirent à Chicago, il y a un siècle environ, des études empiriques sur les relations raciales. Pour ces chercheurs, le terme de race prenait une signification sociale et non biologique : appartenaient à une race ceux qui pensaient en faire partie et dont les autres disaient qu’ils en faisaient partie. Chef-d’œuvre de pertinence et de simplicité, cette définition fleurerait bon le scandale si les sociologues français l’utilisaient abondamment alors que certains ne veulent voir dans le terme de race qu’une connotation infamante renvoyant aux heures les plus sombres de l’histoire européenne.

Mon cher Christobal, me direz-vous, pourquoi donc étudier les relations raciales comme les Américains alors que la France ne ressemble en rien aux Etats-Unis ? Mais tout simplement mes petits amis parce que la France se diversifie davantage et parce qu’une certaine forme de communautarisme se développe. De fait, on peut s’attendre à voir s’accroitre, dans une certaine mesure, les tensions entre minorités, en plus de celles déjà existantes entre certains (jeunes) d’origine immigrée et le reste de la société française perçue par ceux-ci comme responsable de tous leurs maux (perception en partie alimentée par la « repentance » dont la Gauche morale se délecte).

Soit dit en passant, le racisme entre minorités me paraît bien peu abordé alors qu’il n’a rien d’exceptionnel, bien au contraire. J’eus l’occasion de le constater à Marseille, Lille et Paris, villes dans lesquelles je vécus et où je côtoyais certains milieux populaires. Las, paraît qu’une collection d’anecdotes, c’est pas comme une collection de papillons pour le naturaliste! Ca n’a souvent rien de sci-en-ti-fi-que aux yeux d’un chercheur en sciences sociales patenté ou d’un expert des problèmes politiques et sociaux faisant autorité.

Certes, les rapports raciaux ne se résument pas exclusivement à des tensions, ils passent aussi par une cordialité, une solidarité, etc., bien réelles et relativement répandues. Souvent les aspects positifs et pacifiques des relations raciales s’expriment dans un contexte de proximité de classe et sur la base d’un partage de valeurs élémentaires qui valorisent un certain genre de vie. C’est peut-être une des leçons qu’il faut tirer du film Gran Torino de Clint Eastwood : ce qui sépare ou rapproche les communautés tient plus au genre de vie adopté ou au partage de certaines valeurs fondamentales (par exemple : goût de l’effort au travail malgré l’adversité économique, politesse, etc.), qu’aux différences culturelles les plus manifestes (langue, coutumes, culte religieux, etc.). Faut dire que les Ricains, eux, savent plus souvent aborder intelligemment les relations raciales dans certains de leurs films! Fièvre à Colombus université, Collision… Sans compter certains films de Spike Lee. De quoi vous faire cogiter!

En France, de nombreux sociologues et experts sont à côté de la plaque en faisant du racisme de la société française, sur lequel des tonnes d’encre ont été versées, un problème central. Ils se trompent de cible (voir plus bas dans ce blog : Le Procès). D’ailleurs, on serait bien inspiré d’étudier l’antiracisme actuel – qui rend de fiers services à l’exaspération et au racisme populaires, il faudra en remercier la Gauche un de ces jours – en tant que problème sociologique et idéologie.

Souvent aveuglés par leur hypocrite culpabilité post coloniale et persuadés que la société doit s’adapter à l’individu ou bien s’appuyant, pour certains, sur une conception éducative et égalitariste qui ne voit dans la sanction et la contrainte qu’une forme de domination à dénoncer, ces intellectuels paraissent incapables d’imaginer et de proposer de nouvelles explications concernant ce que l’on nomme pudiquement le problème des banlieues. Pourtant, indépendamment des inégalités sociales, se pose, me semble-t-il, la question du rôle de l’éducation, entendue au sens large (parents, école, groupe de pairs, monde du travail, exemple donné par les élites et valeurs promues par les médias, etc.), ainsi que du contrôle social, dans ses aspects positifs (encouragements) autant que négatifs (sanctions), mais nécessaires, pour rendre compte du comportement d’une partie de la jeunesse. Partir de l’idée de l’oppression et de la domination m’a, en effet, toujours paru une erreur de raisonnement avec la société française – sans pour autant l’idéaliser loin s’en faut – que beaucoup d’experts se refusent à examiner sous tous les angles. Je préfère de loin me demander ce que celle-ci facilite ou non, ce qu’elle permet ou ne permet pas de faire, ce qu’elle encourage et les limites qu’elle pose vraiment aux individus en termes de comportement et de vie matérielle. Commencer par regarder le monde en détail avant de lui appliquer un schéma ou des enquêtes biaisées dont on devine les résultats d’avance, telle est la voie à suivre, me semble-t-il.

Conflits idéologiques, conflits de classes et/ou intra classes, conflits de générations, conflits ethnico-religieux, mais aussi alliances de circonstances et solidarités nouvelles, forces centrifuges et forces centripètes… Le 21ème siècle en France sera bouillonnant, passionnant, peut-être terrible (espérons que non), surprenant… ou ne sera pas!

Les politiques sociales à l’épreuve du Bac

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Puisque nous arrivons à la saison du Bac, monument incontournable et hautement symbolique de la méritocratie à la française, sieur Christobal s’érige pour l’occasion en ministre de l’Education Marsupiale et tire de sa poche ventrale quatre sujets de composition économique et sociale destinés à pousser plus loin le bouchon de la réflexion et de la pêche aux idées chez les jeunes futurs diplômés.

La notation sera sévère. Les recalés pourront se consoler, nous ne les blâmons pas, on ne peut pas gagner à tous les coups, et pi un examen ne reflète rien de plus qu’une performance conjoncturelle avec un petit coup de chance. Mais si toutefois ces quelques remarques de bon sens ne suffisaient pas à calmer les angoisses et le TERRIBLE sentiment d’échec, une cellule psychologique se tiendrait à leur disposition 24h/24 les jours suivants les résultats (voir numéro vert de pomme sur le site du ministère de l’Education Marsupiale).

EPREUVE ECONOMIQUE ET SOCIALE

Le candidat peut choisir entre la dissertation et le commentaire (I-phone, antisèches numériques et Wikipédia à proscrire).

Dissertation

Sujet n°1 :

-Le travail comme politique sociale.

Sujet n°2 :

-Les politiques sociales comme secteur d’activité et secteur créateur d’emplois pour les classes moyennes dans une économie à dominante tertiaire et de faible croissance.

Commentaire

Sujet n°3 :

« La bureaucratisation du travail social et la “médicalisation/psychologisation” des problèmes sociaux sont une invention récente et font aussi vivre des gens pour s’occuper d’autres gens alors que le chômage structurel progresse, l’industrie s’amenuise et l’économie devient un immense réservoir à services. Chaque mutation de l’économie dégage un excédent de main d’œuvre que la société s’efforce d’occuper à des tâches différentes des précédentes. Celui qui reçoit une prestation et une assistance a désormais une fonction (et un salaire à travers les différentes aides monétaires ou minimas sociaux), à l’instar de celui qui prodigue les soins et justifie ainsi son emploi. Difficile de dire cependant si la prestation s’avère globalement bénéfique. Nous pensons que le bilan est mitigé.»

Christobal et Randy, Le livre que nous n’avons pas encore écrit, édition Inconnue, date Inconnue.

Sujet n°4 :

Ainsi parlait Edouard, le plus grand des pithécanthropes, à ces fils : « (…) Le bonheur vous rend paresseux. Tu chercheras dans le travail, tout au contraire, une diversion à tes difficultés, avec un surcroit d’énergie. »

Lewis Roy, Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes Sud, 1990.

Epreuve subsidiaire
Faire le lien entre les quatre sujets.

Hic et nunc partie 1

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Assis sur un ponton humide, devant ce lac des montagnes poli comme un miroir et serti par le soleil crépusculaire de mille éclats, Danny paraissait, en vérité, bien songeur. Sa tête de ténébreux beau gosse, âgé de 25 ans, accablée, posée sur la paume de sa main, lui donnait l’allure sculpturale du penseur de Rodin. Partir ou rester ? Tel était son dilemme. Un terrible dilemme, bien que le choix de l’émancipation avec le lieu de naissance ne soit pas rare à cet âge-là ; cet âge où l’on commence sérieusement à se bâtir un avenir. Un dilemme d’autant plus terrible, d’ailleurs, qu’il s’avérait sans rapport avec la difficulté existentielle à s’arracher au terroir qu’éprouvaient les jeunes bourgeois provinciaux tentés par l’aventure parisienne et enivrés par l’espoir d’une promotion sociale spectaculaire, dont les grands romanciers du XIXème siècle ont raconté les mésaventures. Ces personnages, mi-réels, mi-fictifs, incarnaient l’esprit de conquête et de revanche de leur classe sociale face à la noblesse en déclin. Bien que bloqués dans leurs aspirations par une société toujours conservatrice, et ce en dépit de la chute de l’Ancien régime, ces jeunes ambitieux voulaient briller au cœur de la ville de lumière. Pour Danny, il ne s’agissait pas d’un enjeu de carrière et de prospérité dans une société pauvre. Son dilemme à lui avait tout d’un véritable couperet : rester avec une sombre perspective d’avenir, précisément une sorte d’appauvrissement, de déclassement, voire d’assistanat prolongé, ou bien partir pour fuir une France qui paraît, pour le moment, péricliter, d’autant plus si l’on est, comme lui, issu d’un milieu populaire. Certes, certains jeunes et moins jeunes s’en sortent très bien ou tirent leur épingle du jeu. D’autres réussissent malgré tout à se planquer. Mais l’inquiétude devient palpable dans ce pays fébrile, car même la bourgeoisie encourage ses enfants à partir pour faire carrière et/ou pour faire du fric à l’étranger, notamment du côté des pays émergents. Chaque année des milliers de jeunes français issus de tous milieux, dynamiques et/ou diplômés, s’exilent, tandis qu’une partie du tiers monde non qualifié continue de venir, fuyant le manque de perspectives locales, ainsi qu’une pauvreté plus marquée qu’en France.

Les idées tournoyaient sous le crâne de Danny : une véritable salade que l’on égoutte énergiquement d’un tour de main. Elles tournoyaient jusqu’à lui donner la nausée. Quelques oiseaux aussi barbotaient à ses pieds, puis prenaient un envol rempli de promesses lointaines. Les montagnes, travesties par la neige et la brume qui leur donnaient l’allure de vieillards célestes barbus, omnipotents, hautins et immobiles, les invitaient à venir s’y rafraîchir. « Quel bilan, ici et maintenant ? », se demandait Danny en regardant ces volatiles brasser l’air tandis que lui restait planté là. Jusqu’à présent il avait, contrairement à d’autres jeunes de sa génération, joué le jeu des études sérieuses et surtout de l’effort. Et pour quoi ? Les affres du chômage, qu’accompagne la fameuse et rituelle formule : « on vous rappellera », étaient sa seule récompense. Il faut dire que les diplômes obtenus par Danny s’avéraient un pur produit de l’enseignement de masse. De plus, ce taciturne jeune homme n’avait aucun « piston » pour l’appuyer, ce qui constitue un handicap majeur pour concurrencer les enfants bosseurs, mais aussi fainéants des ex soixante-huitards cadres supérieurs dans le privé ou la Fonction publique, élus, militants, sympathisants ou tout simplement votants de la gauche caviar et de la droite champagne. Effectivement, en dehors des grandes écoles, des filières prestigieuses et du népotisme, il n’y a point de garantie pour réussir matériellement ou pour faire sa vie au mieux dans un pays riche entré dans une crise qui durera sans doute plusieurs années. Aussi, à force d’intérim, sentant se profiler une impasse, il s’était décidé à tenter l’aventure américaine. En conquérant. Avec pour seule viatique une solide résolution que résument ces termes : « Je pars seul, je me mets en danger. Ca forge le caractère et j’apprendrai l’anglais ! » Au début, le succès fut au rendez-vous. Après quelques petits jobs à Chicago, il en décrocha finalement un vrai, dans l’informatique. L’Oncle Tom lui donnait sa chance. Pendant un an, il fit ses preuves… qui furent pour ses employeurs probantes… Considération, salaire honnête, perspectives d’avenir… Jamais sa situation depuis la fin de ses études ne lui parut plus sereine, bien qu’il fût soumis à un rythme de travail soutenu, mais l’effort peut être bu comme un nectar sucré lorsque l’espoir d’une vie meilleure le sous-tend et lorsqu’il est porté par la sensation d’avancer. Las, les déboires de l’économie affectent toujours davantage la vie des petits. Une mauvaise conjoncture entama le dynamisme de l’entreprise où il déployait son énergie et son talent. Au pays du Big Mac, Danny éprouva alors une autre forme de précarité et comprit tout le sens du mot flexibilité. Le mental cependant requinqué par la confiance et la satisfaction d’avoir triomphé des embûches et décroché un job chez les Ricains – je l’ai fait !- il prit en vol l’avion du retour.

En France, nul n’est prophète. Enfin, cela dépend. Danny, lui, à l’instar de nombreux autres, ne l’était pas. Les quelques entretiens professionnels qu’il avait décrochés dans les mois qui suivirent lui rappelèrent combien les baisers de la mère patrie pouvaient être glacés, bien que le gite et le couvert soient dans ce pays encore assurés. Qui a lu Vipère au poing se souvient de Folcoche ! A chaque fois, les recruteurs lui assénaient l’argument du manque d’expérience et pointaient du doigt le caractère chaotique de son jeune parcours professionnel. Ces reproches résonnaient à ses oreilles comme autant de gifles cinglantes. Au moins aux USA on l’avait mis à l’épreuve ! Le moral de Danny ne tarda pas à en souffrir vivement. L’intérim s’annonçait de nouveau comme son ultime recours.

Côté cœur, cela n’allait guère mieux. Les femmes ne lui inspiraient guère confiance. Sa gueule de jeune gommeux les attiraient mais, car il y a souvent un mais, elles ne lui ramenaient pas que du bonheur… Tout d’abord, il avait su que sa mère avait trompé son père alors que celui-ci mourrait d‘une longue maladie. Quand on aime les gens, on ne regarde généralement que les conséquences des actes qui les affectent. Il est, en vérité, difficile de déployer une empathie suffisante, du moins le temps que s’estompe la douleur que l’on ressent à voir souffrir les êtres aimés, pour essayer de comprendre toute l’étendue des frustrations, des rancœurs refoulées et des malentendus qui amènent une personne à trahir un proche dans des circonstances perçues comme impardonnables. Ensuite, sa nana s’était barrée avec un autre gars du coin. Quant à celle qu’il venait de rencontrer en soirée, elle lui avait proposé de se pacser illico presto afin de quitter le larron qui lui permettait actuellement de ne pas vivre seule… En bref, ces quelques expériences ne l’engageaient guère à se livrer corps et âme à la gente féminine.

Danny se leva brusquement. C’est ainsi que l’on procède souvent après une rêverie langoureuse ou une longue réflexion dans laquelle on finit par s’enliser faute de pouvoir choisir. La volonté soudain se réveille et l’esprit se cabre, se donnant par la même des airs de vraie résolution, alors qu’aucune décision n’a vraiment été prise, mais simplement à un peu plus tard remise. Coûte que coûte il fallait trancher et y voir plus clair, qu’il se disait Danny. « J’irai consulter la vieille qui sait, la diseuse de vérité ». Cher lecteur, il faut que tu le saches, une veille femme astucieuse, qui parlait comme un oracle, écoutait sa radio et lisait des livres anciens, dans ce petit coin de province vivait. Et Danny, notre chère Danny, s’en allait la consulter, comme d’autres vont chez le psy ou le curé. Il n’avait pas tort Danny, car un conseil avisé aide à la clairvoyance. Et pi un oracle perspicace vaut souvent mieux qu’un thérapeute ou un curé…

Hic et nunc partie 2

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Elle n’avait rien de particulièrement lugubre la demeure de l’oracle. Il s’agissait d’une simple mais coquette maisonnette encastrée dans une rue étroite et calme, située à quelques centaines de mètres du lac. C’était le genre de pavillon paisible que les retraités se réservent pour leurs derniers jours, flanqué d’un petit jardin avec quelques arbustes. La journée s’assoupissait, tandis que le soleil commençait à se pencher sur la cité lacustre comme pour s’y abreuver. Dans quelques minutes, il aurait, sa tête rouge toute entière, plongé dans l’eau, laissant les ténèbres lui succéder et tenir compagnie aux hommes et aux choses. Le moment idéal pour des révélations.

Le portail de bois grinça, lorsque Danny le franchit. Sur la façade, fixée en hauteur, se tenait une petite gargouille de plâtre, crasseuse et grimaçante, qui semblait se moquer de lui. Danny sonna. La porte d’entrée s’ouvrit comme par enchantement. Le valeureux jeune homme s’engouffra alors dans un couloir étroit et sombre. Pendant quelques instants il y eut le silence, puis une voix chevrotante s’éleva d’une pièce adjacente à demi éclairée : « Viens mon enfant, ta venue j’attendais ». Danny obéit et écarta d’un geste lent le transparent rideau sur le seuil. Il s’assit sans mot dire sur la seule chaise de la pièce, hormis celle de l’hôtesse. Une table de bois dénuée de nappe séparait les deux protagonistes. La cauteleuse vieille femme, dont les yeux pétillaient de malice et, paradoxalement, de bienveillance, ressemblait à une bobine de fil épais tellement sa face était ridée et tassée. Elle portait un foulard noir autour de la tête et sur ses épaules un vieux gilet gris. « Tu veux savoir ce qui se passe hic et nunc et comment le monde va changer afin de prendre une décision. C’est bien cela ? » Danny fut surpris par sa clairvoyance. On ne l’appelait pas l’oracle pour rien. Elle était une rebouteuse d’un genre particulier : elle reboutait les âmes. « Oui, c’est bien cela », répondit notre gars intimidé. « Tends tes mains », demanda ensuite la vieille. Lorsque l’oracle saisit de ses mains froides celles de Danny, elle lui fixa les yeux avec une telle intensité que le pauvre garçon eut l’impression qu’elle tendait, en fait, une arbalète pour y poser un carreau. « Ouvre bien tes esgourdes, mon petit, et n’hésite pas à poser des questions, car je vais commencer. » Danny acquiesça comme un petit garçon.

L’oracle :
« Ta génération est au seuil d’un grand chambardement. Des opportunités à l’étranger tu trouveras, mais cela ne sera guère facile. Pourtant, la mondialisation peut être, en dépit de ses excès, une chance de salut pour ceux qui partiront ou pour ceux qui sauront s’appuyer sur leurs liens avec la France et leur pays d’origine, celui de leurs parents, voire de leurs conjoint(e)s. Je parle ici des immigrés, enfants d’immigrés et de ceux(celles) qui épousent un(e) étranger(ère). Ces immigrés et enfants de l’immigration, par naissance ou par alliance, deviendront alors des enfants de la mondialisation susceptibles de profiter des échanges commerciaux internationaux et de passer d’un monde à l’autre. Pour le moment, seuls les fils/filles de bourgeois et les débrouillards ou les chanceux le font. En revanche, l’avenir s’annonce sombre pour beaucoup de ceux qui resteront recroquevillés dans ce pays, immigrés et non immigrés, bien que par essence le futur change en permanence, de manière chaotique parfois, tel un fluide turbulent. D’ailleurs, une certaine paupérisation larvée a commencé. L’autre jour en allant au marché j’ai croisé des jeunes couples et des moins jeunes qui venaient faire leurs courses et s’apprêtaient à fouiner aux alentours pour récupérer quelques marchandises et ustensiles. Ils vivent dans des campings cars et des cabanes aménagées et chauffées sur des terrains habituellement réservés aux vacanciers. Or, ce ne sont ni des gens du voyage, ni des miséreux… Mais louer ou acheter un logement devient, pour certains, prohibitif. »

La vieille prit une profonde inspiration puis poursuivit son discours : « Ta génération doit, en réalité, affronter divers problèmes. Notamment deux majeurs. Il y a d’abord la gérontocratie qui va de pair avec un conservatisme renforcé. Les vieux et les soixante-huitards occupent les places et font payer la collectivité pour leurs besoins (santé, retraites, avantages et salaires liés à l’ancienneté chez les cadres en fin de carrière, etc.). Ils ont largement contribué à l’endettement du pays et s’opposent au changement. Ils sont, en quelque sorte, devenus des rentiers… de leur situation. Une société figée qui renforce le statut quo les arrange, malgré leurs lamentations, sincères d’ailleurs, car ils voient leurs enfants et petits enfants en souffrir. Mais leurs intérêts collectifs sont trop forts pour que leur contrition ciblée et leur charité individuelle ne compensent leur domination économique et politique. Certes, il faut distinguer selon les milieux sociaux et au sein de chacun d’eux. D’autant que de pauvres retraités, il y en a de plus en plus… Ma description s’avère, par certains côtés, caricaturale. Cela étant, il semble évident que les vieux et les presque vieux pèsent lourds dans les choix politiques et le maintien du système actuel. Ils peuvent, en outre, s’appuyer sur d’autres rentiers de situation. Tout ceux, en fait, qui désirent implicitement que rien ne change ou plutôt qui veulent absolument que les efforts soient demandés à d’autres. Avec un Etat providence comme le nôtre et les corporatismes que nous avons, Dieu sait qu’ils sont nombreux à perdre quelque chose et à bénéficier d’un petit confort ! Enfin, la jeunesse porte une part de responsabilité. Hyper-individualiste, consumériste, faussement rebelle pour une partie d’elle même, c’est-à-dire aveuglée par un gauchisme simpliste ou bien par des idéologies naïves, cette jeunesse reste aliénée aux ainés qui tiennent les rennes de toutes les institutions et se révèle pour le moment incapable de s’y opposer politiquement. »

Danny :
« Mais les grands patrons, les banquiers, les multinationales qui mènent le monde, les cadeaux fiscaux faits aux très riches qui appauvrissent le pays, etc. !? »

L’oracle :
« Les difficultés du pays et la mondialisation ne se résument pas aux grands patrons, aux banquiers et aux multinationales, même s’ils jouent un rôle intrinsèque dans l’évolution du capitalisme, dans sa financiarisation et concernant l’infâme exploitation de ceux qui sortent de la misère », coupa la vieille.

« De toute façon ils font presque ce qu’ils veulent au sein de cette Europe soi-disant protectrice. En outre, la question de la dette dépasse celle de l’insuffisance des recettes et de l’addition des cadeaux fiscaux, malgré les efforts des économistes gauchistes pour affirmer le contraire et qui, à l’instar de leurs collègues de droite, n‘ont rien anticipé de la crise… Tous font partie du problème et pensent souvent, comme le citoyen lambda, en fonction de leurs intérêts de classe et d’âge, de leur positionnement politique, etc.

Parmi ces esprits chagrins, certains font observer que depuis plus de 30 ans nous payons beaucoup d’intérêts sur la dette. Certes. Mais que représente la part de la dette qu’il a fallu rembourser au fil de ces trois décennies indépendamment des intérêts, sachant que le flux d’emprunts, de remboursements et de nouveaux emprunts s’avère continu? Difficile de faire la part des choses en vérité si l’on ne se contente plus d’additionner les intérêts versés… Plus on met de l’argent dans cet Etat (au sens large, c’est-à-dire ce qui relève de la chose publique), plus il en demande ! L’appétence en argent public de la société française paraît illimitée, alors que la croissance ne l’est pas… Et ceci, qu’importe la source d’approvisionnement : impôts, emprunts sur les marchés ou en sollicitant davantage l’épargne nationale, ou pourquoi pas, ainsi que certains le préconisent, en faisant tourner la planche à billets par le biais d’une banque centrale indépendante. Au fond, la nature de la recette importe moins que la nature de la dépense (bien que la dette soit plus injuste que l’impôt et nous mette en danger). Il nous faut plutôt nous demander si l’argent dépensé a véritablement servi la modernisation du pays et l’équité. Je ne le crois guère. Enfin, insuffisamment à mon goût. Avec la crise, cette propension à la dépense ne s’arrangera pas, car elle évite, pour le moment, le chaos social. »

Danny :
« Ok. L’autre grand problème de ma génération, quel est-il ? »

L’oracle :
« Cela concerne les garçons. Enfin, ceux qui ne sont pas des tordus dans leur tête ou éternellement immatures, car ces derniers récoltent ce qu’ils sèment. Vous devez faire face aux conséquences d’un féminisme dévoyé sur le caractère et le comportement d’une partie des femmes. Cela affecte votre vie sentimentale et donc votre stabilité sociale de manière considérable. »

Danny :
« Là, vous m’intéressez encore plus grand-mère ! »

L’oracle :
« L’émancipation féminine constitue un incontestable progrès social dès lors qu’elle ne prend pas prétexte d’un discours féministe, souvent malhonnêtement simplificateur et tronquée, pour imposer une volonté (revancharde) de dominer qui n’a rien à envier aux pires attitudes machistes. Aujourd’hui une partie des femmes élevées dans la facilité et le confort qu’offre une société riche, contrairement à leurs ancêtres qui ont eu à se battre en Europe contre le patriarcat, estiment que tout est dû, au nom de l’égalité (ce mot creux) et de la domination masculine qu’elles subiraient quotidiennement. Elles ont été, pour certaines, traitées dès l’enfance comme des petites princesses et nourries en grandissant avec des discours (médiatiques et/ou médiatisés) victimaires largement favorables à la cause des femmes comme disent les commentateurs… »

La vieille femme au visage sillonné par le temps esquissa un sourire, sans doute la plus belle de toutes ses rides. «La médecine, le droit se féminisent. Le monde des cadres en entreprise aussi. Mais plus lentement, avec plus de réticences. Il y a encore de nombreux bastions masculins, telles que la finance et la politique, tandis que le monde de l’éducation et la santé appartiennent de plus en plus aux femmes. Serait-ce le prélude à une nouvelle guerre de positions durant laquelle chaque sexe tentera d’imposer à l’autre sa vision des choses ? Aux Etats-Unis on n’en est pas loin. La parité, tellement invoquée mais difficile à mettre œuvre en vérité, me paraît ridicule. Pourquoi ne pas faire des quotas tant que nous y sommes !? La seule parité qui vaille à mes yeux fatigués est celle qui valorise la diversité des parcours de vie et des origines sociales que l’on soit homme ou femme, chat ou chien, grenouille ou nénuphar… Bien sûr, il faut aussi nuancer mon propos, car les méfaits de ce féminisme dévoyé que je dénonce affectent diversement les différentes couches sociales. Ainsi, cela concerne davantage les classes moyennes et supérieures. Le machisme en Europe ne se laisse pas non plus mourir. Il n’en demeure pas moins qu’une sorte de guerre des sexes commence à germer et prend de l’ampleur. Tu devrais lire : La planète des singes. »

Danny :
« Pourquoi ? »

L’oracle :
« Les humains se sont imposés dans le règne animal : ils ont chassé, domestiqué et enfermé les animaux, dont les singes. Au cours d’un voyage spatial, des astronautes intrépides découvrent une planète où les singes règnent en maîtres et asservissent les humains. De cet ouvrage, il y a une leçon à tirer. L’histoire peut toujours se retourner et les dominés (autre terme à la mode de chez nous) d’un jour ne seront pas forcément plus magnanimes, ni plus sages, lorsqu’ils deviendront à leur tour les dominants. »

Danny :
« Nous n’en sommes pas encore là ! »

L’oracle :
« Bien sûr que non, mon garçon. Je t’ai renvoyé à tes classiques pour que tu comprennes que l’esprit de revanche, la volonté de pouvoir ou d’autorité et la victimisation pour la justifier ne font pas bon ménage. Tu as croisé des jeunes filles adorables, libres, intelligentes et dynamiques que tu n’as pas su garder, ta jeunesse l’excuse, mais tu t’es également entiché de cette nouvelle espèce de femmes dont je te parle. Le résultat, tu l’as vu… Les pires parmi celles-ci étant devenues, de surcroît, des névrosées quasi hystériques ou des tyrans prompts à exiger, à moraliser et à donner des leçons à toute la création. Comme un chat échaudé tu crains désormais l’eau froide et tu éprouves une grande réticence à te remettre en couple. Difficile, n’est-ce pas, de trouver un équilibre dans la vie ? »

Danny :
« Pff… C‘est peu de le dire. »

L’oracle :
« Il me faut enfin te parler à propos du double choc des civilisations que ta génération verra peut-être poindre dans un monde en ébullition et écartelé par ses contradictions. »

Danny :
« C’est-à-dire ? »

L’oracle :
« La mondialisation semble, à priori, sans retour. Tu verras sans doute, car moi je ne serai plus là, la superpuissance chinoise à l’œuvre alors que de nouvelles lignes de force et de nouvelles alliances géopolitiques se mettront en place. Sera-t-elle aussi cynique et exploiteuse que ne l’ont été au 20ème siècle les Etats-Unis, poussés par le fanatisme idéologique (partiellement justifié avec la guerre froide) et par la rapacité de leur grande bourgeoise ? L’avenir le dira. Mais je crois possible un choc de civilisations entre la Chine et les Etats-Unis sur fond de rivalité hégémonique et de contentieux économique lié à la dette américaine et à l’appropriation des ressources énergétiques, alors que leur interdépendance commerciale n’a jamais été si forte. Il ne faut pas non plus oublier que chacune de ces superpuissances représentent deux modèles de capitalisme, en théorie, antinomiques : un capitalisme d’Etat basé sur la production et, pour le moment encore, l’imitation technologique, où la prospérité individuelle importe autant que la modernisation du pays, bien que celle-ci se fasse en partie dans la brutalité ; et un capitalisme libéral qui repose en grande partie sur les services, la finance, l’innovation technologique (dont la fabrication des produits est laissée à d’autres), la promotion de l’individualisme et où l’Etat n’intervient guère (sauf bien sûr s’agissant de sauver de la faillite et de favoriser les institutions financières irresponsables et les grandes entreprises ayant su corrompre/circonvenir à haut niveau le pouvoir politique). »

Danny :
« Qu’en est-il du deuxième choc des civilisations ? »

L’oracle :
« Il a été anticipé par un politologue américain, Samuel Huntington, très critiqué pour son essai au titre éponyme. Son ouvrage est, en effet, critiquable. Il a cependant le mérite de mettre l’accent sur la possibilité d’un conflit entre l’Occident et l’Orient. Tu es contemporain d‘une transition. Qui dit transition, c’est-à-dire changement, dit confusion, imprévisibilité, paradoxe, etc. Dans le monde actuel la technologie triomphe partout et malgré cela l’obscurantisme et la superstition n’ont pas disparu. Ils reviennent même en force sous diverses formes. Le fondamentalisme protestant se consolide en Amérique du nord et du sud, voire en Afrique, tandis que le radicalisme musulman progresse dans le monde arabe (Maghreb et Machrek). De l’issue à moyen terme des révolutions arabes et de l’aggravation de la situation en Israël dépendra la mise en place des éléments d’un conflit à venir. Le monde moderne ressemble à un maelstrom. Difficile, même pour un oracle, d’y voir clair. Les échanges internationaux (hommes, capitaux, marchandises) et l’immigration bouleversent la donne. De nombreux pays européens abritent d’importantes communautés immigrées, elles-mêmes diversement clivées et plus ou moins reliées aux pays d’origine. Les attitudes vis-à-vis de la religion au sein de ces communautés sont complexes. Pour les uns, elles mélangent modernité et tradition, qu’illustre notamment une sorte de religiosité à la carte (on respecte certains aspects et on en néglige d’autres, on insiste parfois sur l’emblématique et on s’efforce de concilier obligations religieuses et impératifs consuméristes ou libertaires, etc.), pour d’autres, elles se traduisent par un repli communautaire, voire une adhésion au radicalisme (avec, chez certains, une tentation terroriste), tandis que d’autres encore s’émancipent complètement de toute influence religieuse. Tout dépend, en fait, du parcours des personnes, du contexte familial, de la permissivité de la société d’accueil, etc. Comme tu le vois, mon petit, la religion fait, malgré tout, son grand retour dans notre monde envahi par des objets et des découvertes de plus en plus sophistiqués. Même ces nouvelles idéologies qui ne parlent pas de Dieu, par exemple une certaine écologie, font dans le fanatisme quasi religieux et s’appuient sur des prêcheurs d’un nouveau genre. Le sociologue américain Howard Becker parlait de croisades morales et d’entrepreneurs de morale. Nous en sommes envahis. »

Danny :
« Il me faudra partir », dit sombrement le jeune homme.

L’oracle :
« Hum. Tu n’échapperas pas à ce monde. Tu ne le changeras point non plus. Il te faudra t’y adapter et éviter d’y souffrir. Aussi, efforce-toi de le comprendre. Il faut savoir donner du sens aux choses, c’est important. La jeunesse française, en partie métissée, a un réel potentiel, à l’instar de ce pays. Reste à savoir ce qu’elle fera de ce potentiel. Te trouver un creux dans un rocher pour éviter de boire la tasse, comme font les petits crabes, tu peux encore. Partir c’est tenter l’aventure, se donner une chance nouvelle, tu as l’âge pour le faire. Rester ne vaut le coup que si tu rencontres une jeune femme intéressante. Il t’appartient de choisir ton destin, mais ne fais pas, je t’en prie, comme dans la fable de l’âne mort de n’avoir pu se décider entre boire ou manger alors que son maître lui apportait de quoi étancher sa soif et apaiser sa faim. »

Danny :
« Une fable ? »

L’oracle :
« Oui, les fabulistes ont toujours su habilement éclairer nos lanternes. Esope et La Fontaine sont mes cousins éloignés », souffla la vieille en ricanant.

Les voilà qu’ils arrivent… les nouveaux inquisiteurs !*

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Randy Namite, grand voyageur, dont les pensées nitroglycérinées font sauter les murs de la fausse évidence et de la logique imposée, discutaille avec un jeune novice de la vie en société dans un amphithéâtre que bon nombre d’étudiants fréquentent plus par convention que par réel intérêt intellectuel, entre deux distractions extra scolaires. Il est question pour le novice de morale, de droits de l’Homme, pardon, de l’Humain, et d’égalité pour tous, y compris pour ceux qui ne demandent rien.

Le novice :

Ce débat sur le « mariage pour tous » me fatigue, alors que les partenaires sociaux viennent de négocier une flexibilité qui va permettre une réduction des coûts salariaux des grandes entreprises, dans le but de les aider à faire face à la crise et à la mondialisation, dont elles ont par ailleurs profité, tout en préservant en théorie des emplois.

Randy :

Eh oui, la stratégie appliquée aux salariés français s’avère forcément défensive. Dans certains secteurs, il faut désormais se serrer la ceinture pour conserver quelques temps encore son emploi. Les pays voisins du sud de l’Europe, bien mal lotis, ne viennent pas à nous, en vérité c’est nous qui allons vers eux. L’harmonisation économique voulue par les chantres de l’Union européenne se réalise progressivement, entre certains pays, mais pas tout à fait comme ils l’imaginaient… 

Le novice :

Le « mariage pour tous » constitue, pour autant, une question d’importance. Cependant, quel matraquage !

Randy :

Importante pour qui ? Le « mariage pour quelques-uns » tu veux dire ! Car le slogan signifie, en réalité, le contraire de ce qu’il prétend signifier. Il faut, comme bien des slogans actuels d’ailleurs, le comprendre à l’envers… Tout d’abord, ce sont les associations homosexuelles qui demandent à marier deux personnes de même sexe, aussi je ne vois pas ce que le « tous » vient faire dans le slogan. Le « mariage pour nous » serait, à mon sens, plus juste. Ensuite, le faible pourcentage de couples homosexuels Pacsés laisse à penser que, finalement, nombreux sont ceux pour qui le mariage ne constitue pas vraiment une priorité pour le moment (lequel engage davantage les partenaires que le Pacs)…

Le novice :

Et alors ?

Randy :

Eh bien il me semble que cette revendication ne préoccupe actuellement qu’une minorité d’une minorité. De fait, cet entêtement agressif des associations cache quelque chose.

Le novice :

Quoi donc ?

Randy :

La volonté d’obtenir la reconnaissance de la PMA et de la GPA. Au fond, ces associations et ceux qui les soutiennent ont surtout envie que la société leur accorde le droit de fabrication d’un enfant. L’adoption s’avère assez complexe (trop de critères sociaux, de démarches administratives), elle constituerait pour cette minorité un pis-aller, alors que la PMA et la GPA sont des techniques médicales qui permettraient de satisfaire plus facilement le caprice de maternité de ce lobby dont l’arrogance n’a aucune limite puisqu’il estime avoir droit à un enfant comme tout le monde… Or, depuis quand la société nous doit-elle un enfant ? J’aurais droit à un enfant comme j’aurais droit à un frigo ! En outre, la PMA, utilisée à l’origine pour les couples stériles, coûte entre 5000 et 15000 euros (selon que l’on essaie une, deux ou trois fois, sachant que l’échec à la première tentative est fréquent). La collectivité devrait donc payer sans sourciller, par le biais de la sécurité sociale dont la prise en charge atteint les 100%, pour céder à un groupe de pression et à un caprice qui fera, comme tout caprice, des émules (les enfants se comportent de la sorte : ils veulent quelque chose parce que les autres le veulent aussi). Et je laisse de côté la question de la GPA qui signifie de louer les ventres, donc de les « marchandiser ». Les femmes d’origine forcément modeste, car on voit mal une grande bourgeoise porter un enfant pour autrui quand on sait combien une grossesse peut être pénible, sont d’ores et déjà priées par le grand humaniste Pierre Bergé de mettre leurs utérus à contribution, tout comme les ouvriers font tourner la machine industrielle avec leurs bras… Je trouve marrant, d’ailleurs, que certaines féministes soutiennent la GPA. Peut-être s’agit-il de femmes,  issues des classes moyennes et supérieures faut-il le rappeler, qui veulent faire un bébé « toutes seules »…

Le novice :

Vous n’y allez pas de main morte !

Randy :

La notion d’égalité invoquée pour justifier ces revendications doit être comprise ainsi : égalité dans le caprice qu’exprime si bien le fameux « j’ai droit à… », très à la mode de nos jours. Il manque toujours à ce genre de slogans et justifications un petit quelque chose… un bout de phrase… ou bien le terme approprié pour expliciter ce que tous ces revendicatifs professionnels veulent vraiment. Terme auquel ils substituent des substantifs pompeux qui ne signifient plus rien à force d’être invoqués comme autant de mots magiques censés ouvrir les portes de l’approbation collective ou bien celles du pouvoir complaisant. Et puis il y a autre chose.

Le novice :

Je m’y attendais…

Randy :

Ce combat revendicatif s’inscrit, comme toute revendication, dans une logique de pouvoir. Ce lobby, à l’instar d’autres lobbies, veut imposer sa conception du monde. Ce n’est que le début. De notoires sociologues, toujours bien inspirés, soutiennent ce progrès social annoncé. Ils feraient bien de relire Epictète ou Marc Aurel qui invitent à se demander comment sont les choses et quelle est, en fait,  leur véritable nature. Or, la véritable nature du « mariage pour tous » s’avère double. D’une part, comme je te l’ai dit, il s’agit d’un prétexte pour aboutir au droit à l’enfant et à la fabrication d’un enfant pour soi, pour une minorité d’une minorité qui revendique fièrement sa différence de mode de vie mais veut faire comme les autres (une famille et un enfant), enfin à sa convenance. D’autre part, on peut l’interpréter aussi comme la tentative d’un lobby de façonner le monde à son image (car ce lobby exige que la société transforme radicalement une institution intrinsèque à l’aune de ses revendications). En définitive, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une demande hargneuse d’un traitement de faveur, mais au nom de l’égalité, ce qui ne manque pas de culot…

Le novice :

Mais la majorité des Français approuve le « mariage pour tous » d’après les sondages.

Randy :

Comme elle approuvait, aux dires des médias, le projet de Constitution européenne ! On a vu le résultat dans les urnes… Voilà pourquoi la gauche refuse tout référendum sur cette question de société : elle a, en réalité, moins peur de la bourgeoisie catholique ou protestante que du retour des prolos dans les urnes et de leur vision du monde par certains côtés conservatrice, voire de l’influence sur les immigrés francisés en capacité de voter de l’Islam qui condamne moralement, à l’instar des autres religions, l’homosexualité. Avec cette affaire, on peut dire que les socialistes ont choisi, une fois encore, d’éluder le peuple et de légiférer sur une thématique sociétale contre son avis. Seules une partie des classes moyennes, hyper réceptives au pilonnage médiatique, et une partie de la jeunesse manipulée avec un verbiage qui flatte les grands idéaux et l’impression qu’elle a de toujours se trouver du bon côté, faisant face à l’obscurantisme, se laissent berner.

Le novice :

Euh… Je… Euh…

Randy :

Rassure-toi, ce gouvernement satisfera, au moins partiellement, les revendicatifs. On verra s’il ira jusqu’à accorder dans quelques temps et sans restriction la GPA. C’est très possible, d’autant que certains journaleux et porte-parole ont décrété que le pack dans son ensemble (mariage pour tous et droit à l’enfant) constitue une avancée sociale inéluctable comme le fut l’abolition de la peine de mort dans la plupart des grands pays occidentaux (mieux vaudrait être sourd que d’entendre cela). De plus, la religion des droits de l’Homme les soutient et ses sbires avec. Difficile de lutter contre. A l’ancienne religion, les interdits, tabous, ainsi que les frustrations/souffrances qui vont de pairs, pour approcher Dieu et contenir les instincts de la vie, à la nouvelle l’accomplissement sans limite des caprices et désirs que justifient, d’ailleurs, aux yeux de ses adeptes les errements répressifs parfois terribles du passé qu’ils éprouvent le besoin d’agiter tels de pauvres épouvantails rhétoriques.

Le novice :

La religion de quoi ?

Randy :

On a eu tort de croire que la sécularisation en Occident laisserait un grand vide que d’autres religions traditionnelles importées, en pleine mutation au contact de l’Occident, comblent en partie seulement. Une nouvelle religion « laïque », moderniste et composite a également pris le relais.

Le novice :

C’est-à-dire ?

Randy :

Les églises catholiques et protestantes mènent en France, avec le « mariage pour tous », leur dernier grand combat, un combat qu’elles perdront, tandis que la nouvelle religion, hétéroclite, celle du droit à ceci, celle du droit à cela, celle du droit de l’hommisme aussi et de l’antiracisme, qu’incarne si bien notre gauche morale, même si sa doctrine commence à déborder sur les autres partis, est sur le point de triompher, de gagner du terrain plus encore.

Le novice :

Religion, c’est un peu fort de café, non ?

Randy :

Non. L’obsession pour l’égalité et la chasse aux discriminations de toute nature ont remplacé l’obsession séculaire pour le péché et sa traque pour le débusquer derrière les attitudes les plus simples. Aujourd’hui, les nouveaux prêtres ou leurs ouailles cherchent à dénoncer ce qu’ils nomment un dérapage de langage. Il y a des mots et des discours qui sont incorrects et qu’il faut bannir au risque d’être voué aux gémonies voire traîné devant les tribunaux. Tout cela au nom du respect d’autrui et de la tolérance. La nouvelle religion prêche pour la tolérance, qu’elle s‘applique d’abord à elle-même, cela va s’en dire. Jadis une certaine inquisition torturait et brûlait au nom de la foi et de l’amour du Christ. L’époque actuelle est, de ce point de vue, bien plus douce.

Le novice :

Ok, je vois l’analogie. Mais quand même…

Randy :

Avec ce débat, tu disposes d’un bon exemple. Le terme homophobie a été utilisé plusieurs fois. Que cache-t-il ? Une volonté de pouvoir, en vérité, car il constitue une arme idéologique devenue très puissante qui finira peut-être par attiser l’hostilité envers les homosexuels à force de « terrorisme » intellectuel. Même les représentants de l’église osent à peine évoquer leur désapprobation de l’homosexualité, comme s’il s’agissait d’un délit d’opinion. En ce qui me concerne, chacun fait ce qu’il veut sexuellement parlant. Je peux, cependant, comprendre qu’un croyant condamne l’homosexualité c’est-à-dire qu’il invite ses coreligionnaires à ne pas suivre cette voie. Où est le problème dès lors qu’il n’incite pas à la haine de l’autre et ne persécute pas les homosexuels ? Mais non, pour les nouveaux inquisiteurs ne pas les approuver dans ce qu’ils sont ou dans ce qu’ils défendent et disent signifie que l’on blasphème la bonne parole droit de l’hommiste qui invite à un monde meilleur pour un futur prometteur. A chacun son paradis…

Le novice :

Nous baignons tous dans ces nouvelles valeurs, ces discours, etc. Et puis il y a du bon.

Randy :

Tout à fait. C’est d’ailleurs ce qui fait la force de cette nouvelle religion qui place l’individualisme et le désir personnel au centre de l’univers et s’insinue partout, y compris à petites doses dans des idéologies concurrentes. Mais le degré d’adhésion, ou de distance critique, varie suivant les individus et les milieux sociaux. Une bonne partie des classes moyennes y adhèrent pleinement du fait de leur recherche désespérée d’une bonne conscience en lieu et place d’une véritable conscience sociale. Le droit de l’hommisme les conforte en ce sens. Les autres n’y sont pas hermétiques, cependant leur conversion ne s’avère pas complète, voire parfois ratée concernant certains sujets de société. Quant à affirmer qu’il y a du bon… Le problème n’est jamais lié, sauf s’agissant d’idéologies folles comme le fut par exemple le nazisme, aux valeurs défendues par tel ou tel courant de pensée, mais il est lié à l’excès de zèle, à l’interprétation simpliste ou tronquée que les zélateurs en font et à l’intérêt politique et/ou économique qu’ils finissent par trouver à faire ainsi. Chaque époque a consacré ses fanatiques, prosélytes, et inquisiteurs. Il y a toujours eu des attitudes religieuses, même quand il ne s’agissait pas d’une religion au sens où on l’entend habituellement. Souviens-toi de ce que fut le communisme, ou plutôt le stalinisme. Comme le dit l’un des personnages dans le film de Costa Gavras, L’Aveu, à propos des militants communistes, en s’adressant au héros victime et survivant d’une purge politique, mais malgré cela toujours communiste : « au fond, vous êtes des croyants qui n’aimez pas l’église ». Aussi, je ne saurais que trop t’encourager à cultiver un certain athéisme, tu en auras besoin dans les années qui viennent…   

* Merci à Randy pour sa métaphore religieuse et à feu Philippe Murray, réactionnaire assumé et néanmoins grand lucide, pour ses écrits. Leurs idées m’ont inspiré ce texte pour analyser l’actualité.

Le point de vue de l’autre

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Il y a, dans la vie, quelque chose qu’il faudrait savoir faire. La compréhension que l’on a du monde en dépend. Il faudrait pouvoir prendre le point de vue de l’autre. Cela implique de connaître un peu de son mode de vie, de ses contraintes sociales et matérielles, de ses profits, et des idéologies qui l’animent. Bien évidemment, il faut être curieux, penser en dehors de ses intérêts propres, voire sortir de sa bulle de savon qui flotte dans l’air et vient parfois en heurter une autre dans une explosion de mousse et d‘humidité.

L’autre jour, sur une chaine de TV, un reporter évoquait la propension chinoise à conquérir l’Europe. Reportage fructueux en informations en vérité. On y apprenait que désormais les perfides Chinois rachetaient des entreprises européennes à l’agonie, ne sacrifiaient pas les emplois locaux, mais profitaient de l’occasion pour acquérir les savoir-faire du vieux continent et infiltrer le marché de ses consommateurs. Quels salauds, pensez-donc ! Notre capitalisme à nous est bien plus moral, me dis-je en moi-même, dans un sursaut d’hypocrisie. En bref, un site français qui construisait des tracteurs en avait fait l’expérience. Le rachat de l’entreprise par un industriel chinois offrait des perspectives prometteuses : préservation des emplois, possibilité d’expansion à venir grâce aux débouchés offerts par l’acquéreur (le marché chinois), etc. ; un futur radieux s’annonçait dans le cadre d’un échange harmonieux et d‘une réciprocité profitable. Plusieurs mois après, les salariés français, contents d’être sauvés sur le moment mais néanmoins méfiants, si l’on en croit les quelques syndicalistes interrogés, commençaient à déchanter. Un conflit avec la direction chinoise les opposait, sur fond de débrayage et de pneus brûlés. Il faut bien exprimer son mécontentement. Le syndicaliste made in CFDT expliquait devant la caméra que les salariés voulaient une prime annuelle de rendement. La direction avait mal réagi, des mots durs furent, toujours selon ce syndicaliste, prononcés. Au final, les Chinois proposèrent cinq euros par personne et par an. Un véritable casus belli pour les syndicalistes de chez nous.

La plupart du temps, ce genre de reportage, bien qu’intéressant, véhicule volontairement ou non un message subliminal : les émergents vont nous manger tout crus et nous imposer des conditions de vie très difficiles. Cela constitue effectivement une possibilité, d’autant que nos propres erreurs, dérobades, et nos défaites font leurs victoires d’aujourd’hui et de demain. Pourtant, il convient aussi de rester prudent quant à ce que sera l’avenir et concernant ce que les émergents feront. Cette petite histoire, racontée dans ce reportage, reflète combien, au-delà des intérêts divergents et des consensus fragiles, le malentendu culturel guette comme un tueur à gage en embuscade.

Si l’on peut comprendre le point de vue des Français  – nous transmettons notre savoir-faire, nous faisons correctement le boulot, l’entreprise repart, nous voulons être récompensés de nos efforts, la proposition d’une prime ridicule au regard du niveau des prix en France relève de l’injure – celui des Chinois ne doit être ni laissé de côté, ni forcément réduit à l’équation simpliste : la Chine veut profiter de la situation mais sans rien donner en retour. On devrait, en effet, se poser la question suivante : la demande des ouvriers français, un an après le redémarrage du site de production, n’a-t-elle pas été perçue comme un geste déplacé d’ingratitude alors que leurs acquéreurs estimaient probablement les avoir sauvés du chômage peu de temps auparavant ? Le genre de geste qui fait dire à certaines élites chinoises, à leur façon ô combien ethnocentriques et hermétiques, que les Occidentaux sont paresseux, arrogants, et qu’ils vivent – en Europe de l’Ouest en tous cas –  les derniers moments d’un système social moribond qui encourage les revendications faciles[1].

La capacité à prendre le point de vue de l’autre peut être un instrument utile pour le comprendre, anticiper ses réactions, et adopter la stratégie la plus adaptée et la plus efficace dans un monde en mouvement où les rapports de force changent. M’est d’avis que les syndicalistes de ce site de production en auraient eu besoin, d’autant que leur requête, qu’elle fût ou non légitime, avait toutes les chances d’obtenir pour seule réponse une fin de non recevoir en étant présentée au mauvais moment ou de manière inadéquate. Certes, un bras de fer peut s’avérer parfois utile, pour qui a la possibilité de gagner ou de nuire suffisamment à son interlocuteur. Mais tous les éléments en jeu devraient être pris en compte avant de mener une négociation ou une action, y compris et surtout le point de vue de l’autre, qu’on l’accepte ou qu’on le réfute…


[1] Ce rachat d’entreprise est, sur le fond, sans doute fondamentalement différent de l’affaire du site de Florange avec l’industriel indien Mittal, derrière qui se cachent des financiers aux dents acérées et obnubilés par un rendement élevé à court terme et par des opérations juteuses.

Grandes rivières et petits ruisseaux

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Les grandes rivières on en entend parler. Grands banquiers, milliardaires rentiers, capitaines d’industrie, etc., la plupart évadés fiscaux. De grands profiteurs et tout à la fois contempteurs de l’Etat providence. Cet univers de grands argentiers, pour une partie d’entre eux aigrefins, échappe au commun des mortels. Certains juges, politiciens ou journalistes courageux s’y attaquent, mais bon nombre de leurs turpitudes restent encore secrètes ou sont connues une fois leurs forfaits accomplis, quand éclate un scandale.

En revanche, les petits ruisseaux, on les connaît plus charnellement. Il s’agit de combinards de tout poil, fraudeurs professionnels ou occasionnels avec l’Etat, d’amateurs plus ou moins entêtés du système D, ou bien encore de chanceux, bénis par l’époque, que l’entregent, le pouvoir de nuisance, l’incompétence ou tout simplement l’âge (fin de carrière) ont mené jusqu’aux portes de placards dorés qui constituent autant de planques bien payées au sein de leurs entreprises ou corporatismes. Ceux-là, tout le monde en a autour de soi, peut-être même certains d’entre nous en font-ils partie. Car en France, là où l’Etat providence est plus généreux qu’ailleurs avec les couches moyennes et populaires, ils sont loin de constituer l’exception, n’en déplaisent à certains sociologues, journalistes ou politiciens. Entre les grandes rivières et les petits ruisseaux, il y a de quoi inonder la vallée…

Je me souviens d’un type, là où je vivais il y a quelques années, dans ma cité du sud, moche comme Nosferatu. Je veux dire celui du film avec l’acteur Klaus Kinski, maquillé pour l’occasion : physique émacié, totalement chauve, oreilles pointues, visage étrange. Bon, le gars dont je parle était moins pâle, et les traits de son visage n’avaient aucune finesse, au contraire ces derniers s’avéraient aussi grossiers que les mots qu’il crachait fréquemment avec une voix rauque. Laid donc, vulgaire, et très malin, même si peu instruit. Il travaillait comme éboueur, un sale métier et métier sale pour beaucoup de gens, mais avec quelques avantages non négligeables et un salaire correct. Chaque hiver, après avoir consciencieusement expédié, pour ne pas dire bâclé, sa tâche – il n’y avait pas d’horaire défini pour les éboueurs, il fallait juste terminer son circuit – le bougre prenait pour quelques heures un poste non déclaré d’écailleur de fruits de mer dans un restaurant notoire. De quoi lui permettre de cumuler deux salaires, dont l’un au noir. A cela, on pouvait ajouter les gains qu’il tirait de la revente, à des cafetiers et copains en tout genre, de la marchandise qu’il dérobait régulièrement à son employeur clandestin. L’aurait sans doute, avec un excellent niveau scolaire et une éducation sophistiquée, pu faire un bon banquier de Wall Street, dans le genre qui ne suit aucune règle, sinon sa cupidité, et n’hésite guère à voler ou à escroquer ceux pour qui il travaille, eux-mêmes plus ou moins à la marge de la légalité dans leurs pratiques. Car dans la vie mes amis, les règles sont faîtes pour être contournées… Ce larron-là avec son air grotesque gagnait vraiment bien sa vie. D’autant que chaque été, il trouvait d’autres gâches pour succéder à la restauration.

Les profiteurs et les opportunistes, tout comme les débrouillards plus ou moins dépendants du système, il y en a, en fait, de plusieurs sortes ; c’est un curieux bestiaire ! On trouve autant de combinards que de combines, ainsi qu’une grande diversité de situations sociales. Ainsi, le magouilleur modeste, avec sa fraude au RSA ou son escroquerie à la sécurité sociale, côtoie l’apprenti « golden boy » français revenu de Londres pour réclamer au Pôle emploi une aide au retour à l’emploi substantielle, bien que toujours prompt à critiquer l’Etat providence et les prélèvements obligatoires[1].

Si certains, parmi ces « bricoleurs », bossent dur pour faire un maximum d’argent, d’autres cherchent à se la couler douce, et d’autres encore veulent préserver un certain niveau de confort tandis que leur situation se précarise. Dans un restau bon marché, l’autre jour, je sympathise avec un type, la cinquantaine. Il me raconte un peu de son histoire. Une histoire parmi d’autres, un exemple noyé dans la masse comme une goutte de sueur sur un corps nu inondé par la pluie d’un orage.

« J’ai bossé pendant vingt ans dans la logistique. Licencié les deux dernières fois. A mon âge, une entreprise ne me reprendra pas, c’est sûr. Désormais, je vis en Ukraine, dans un village à vingt-cinq km d’une ville de taille moyenne. Y a une quarantaine de villageois. Je cultive mon jardin. »

« Et comment fais-tu pour vivre ? »

« J’ai ici une maison de famille, un héritage. J’en loue une partie. Pour le reste je suis à l’ASS[2] et mes fruits et légumes me font vivre. L’ASS, c’est l’équivalent monétaire du RSA, en Ukraine, dans un village, ca suffit largement pour vivre. Je reviens une fois tous les trois mois, quand mon visa arrive à expiration, je m’occupe de ma mère, je sors sur Paris, puis je repars un mois après. » 

« Pourquoi l’Ukraine ? »

« J’ai un oncle là-bas, qui garde ma maison et mon terrain quand je suis en France et puis j’ai épousé une Ukrainienne venue en France travailler dur il y a plusieurs années. »

« Et la retraite ? »

« On n’y aura pas droit. Je n’y crois pas. Je me concentre sur mes cultures. De toute façon, ca fait cinq ans que je ne travaille plus. »

Pour le moment, l’exil partiel dans un pays beaucoup moins riche et l’Etat providence permettent à ce monsieur de contourner le manque de perspective, en vivant d’une rente, et le confortent dans son désir de fuir le salariat, voire de prendre sa retraite avant l’heure, à sa façon. Au fond, la migration, partielle ou totale, ca ne concerne plus seulement les pauvres qui vont chercher ailleurs un peu de travail et/ou quelques avantages pour améliorer l’ordinaire et contourner les limites imposées à la promotion sociale dans leur pays d’origine. La migration, ca gagne aussi de plus en plus les classes moyennes. Ce voisin de table sociable était, en d’autres termes, un avatar de la France qui s’en va. Une variante parmi d’autres de ceux qui vont tenter leur chance outre-frontières, à moyen ou long terme, soit pour y faire carrière ou bien pour  profiter d’un avantage substantiel en termes de niveau de vie – et satisfaire ainsi leurs ambitions élevées – soit pour s’offrir, plus modestement, un futur un peu meilleur avec un confort de vie désormais difficile à obtenir là où ils ont grandi.

Le monde change et la mondialisation galope, entrainant avec elle tout ce qui se présente, dans une avalanche d’événements et dans un mouvement perpétuel que personne ne maîtrise. Grands profiteurs et grands laissés pour compte, petits gagnants et petits perdants, nombreux sont ceux à qui elles donnent et ceux à qui elle prend ou reprend.

En France, là où je bosse, des gens qui s’efforcent de s’adapter et/ou de profiter, pour ceux qui le peuvent, j’en vois beaucoup. Prenons le cas des auto-entrepreneurs, par exemple. Le dernier statut juridique à la mode pour faciliter le dynamisme économique et la création d’emplois. Derrière celui-ci se cache une nébuleuse hétéroclite de situations personnelles et de motivations. Il y a, par exemple, les personnes motivées à l’idée de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale, et d’en finir avec le statut de salarié ou de subalterne. Un beau rêve. Parfois couronné par la réussite lorsque l’aventure se solde par l’autonomie financière. D’autres personnes, tel mon beauf, en font un complément d’activité ponctuel, une sorte de cerise sur le gâteau d‘un emploi stable et correctement payé, en utilisant des compétences acquises durant la pratique d’une passion ou d’un loisir et susceptibles d’être vendues. On ne rend plus service, on commercialise son savoir-faire…

Mais l’auto-entreprise a aussi son revers de médaille. Combien sont-ils à la subir, n’ayant vraiment pas d’autre choix que de créer leur propre job, faute d’en retrouver un ? Le patronat a, d’ailleurs, bien compris, qui demande de plus en souvent aux (ex)salariés de devenir des sous-traitants. Il faut dire que pour les PME, c’est une dispense de charges sociales à payer. Elles en ont bien besoin. Pour les grands groupes, en revanche, la tentation est grande de se débarrasser du problème salarial, de multiplier les sous traitants pour mieux les exploiter et afin de comprimer les coûts. Pour cela, une certaine dose d’auto-entreprises s’avère quelquefois utile. Reste que ceux, parmi les auto-entrepreneurs, qui subissent ce statut un peu particulier ne font, en réalité, que vivoter et s’accrochent surtout à leur allocation chômage[3].

Les grands fleuves ont, certes, joué un rôle important en termes de progrès technique, voire de prospérité économique. La finance et la grande entreprise peuvent aussi avoir des côtés positifs. Mais à quel prix ! Avec eux, tout change et pourtant rien ne change non plus. L’hypocrisie, le cynisme, qui le cède parfois à l’aveuglement volontaire, sont une constante. Il y a environ un siècle et demi, Marx avaient bien cerné leur nature intrinsèque :

« Rappelons-nous Prosperity Robinson, ce fameux lord anglais qui, en 1825, juste avant l’explosion de la crise, ouvrait le Parlement en annonçant une prospérité inouïe et inaltérable, et demandons-nous si ces optimistes bourgeois ont jamais prévu ou annoncé la moindre crise. Jamais il n’y a eu de période de prospérité, sans qu’ils aient saisi l’occasion de démontrer que, cette fois, le sort inexorable était vaincu. Et le jour où la crise se déclarait, ils faisaient les innocents et n’avaient pas assez d’indignation morale ni de reproches rebattus à l’adresse du commerce et de l’industrie qui, à les entendre, auraient manqué de prudence et de prévoyance »[4].

En ce qui concerne les petits ruisseaux, c’est différent. Dès lors qu’ils veulent grossir et participent au dépeçage de la bête – notre Etat providence – ils s’avèrent, au fond, tout autant méprisables et en subiront les conséquences quand de la bête ne restera que la carcasse. Mais lorsqu’il s’agit juste pour eux de ne pas se tarir, les petits ruisseaux montrent qu’ils ont compris l’époque. Une époque que les deux slogans suivant, de mon crû, résument très bien : « le chômage ou l’exil », « le système D, la combine avec l’Etat ou bien le déclin matériel, voire la pauvreté ». Gardez-les bien en mémoire dans les années qui viennent, mes amis, car ils risquent, sauf évitement d’une aggravation de la crise, de raisonner à vos oreilles, tel le son des cloches un dimanche, par un pur matin calme, dans un village perdu de province.


[1] Il existe des accords entre les pays de l’Union européenne en termes d’allocation chômage. Ainsi, un résident français ayant travaillé dans un pays de l’UE peut ouvrir un droit en France à son retour (même si l’employeur était une entreprise étrangère), dès lors qu’il travaille de nouveau au moins une journée sur le sol français. Le salaire versé durant ce dernier contrat de travail servira de base au calcul de l’allocation chômage. Un généreux copain qui embauche pendant quelques jours et paie bien, pour justifier une ouverture de droit substantielle, rend ainsi un sacré service à un jeune apprenti « golden boy », laissé sur le carreau de la crise financière, qui, bien évidemment, s’empressera de repartir lorsqu’un employeur étranger le rappellera…

[2] Allocation de solidarité spécifique qui succède à l’allocation d’aide au retour à l’emploi une fois que celle-ci est épuisée (si la personne remplit les conditions d’affiliation et de ressources). L’ASS implique d’être toujours inscrit comme demandeur d’emploi… donc de rechercher un emploi (sauf exception).

[3] Chez les auto-entrepreneurs, il y a cependant quelques roublards. Un chômeur qui se lance dans l’auto-entreprise peut, s’il bénéficie d’une aide spécifique de l’URSSAF – sous forme d’exonérations de charges sociales – demander à ce que le Pôle emploi lui verse en deux fois, sur six mois, 45% de son capital de droit à l’allocation d’aide au retour à l’emploi (soit le nombre de jours indemnisés multiplié par le montant brut journalier de l’indemnisation). Ensuite, il est sensé se débrouiller seul. Pour récupérer mensuellement le reste de son capital, il lui faut arrêter son auto-entreprise. Quelle surprise de voir certains informaticiens chômeurs, très prisés sur le marché, se lancer dans l’aventure, empocher les 45% de leur capital, puis, peu de temps après, mettre fin à l’auto-entreprise et retrouver dans la foulée un emploi salarié bien payé…

[4] Lettres sur l’Angleterre (15 octobre 1852), New York Tribune, 1er novembre 1852. Pris dans Johsua Isaac, La grande crise du 21ème siècle. Une analyse marxiste, La Découverte, 2009.

Un revenant d’outre-tombe

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« La crise ne finira pas de sitôt, elle durera au moins une décennie. La croissance en Europe s’éteindra comme une flamme de bougie sous la pluie, avec ou sans le Pacte budgétaire », que je pensais assis sur un rocher, à l’occasion d’un court passage dans ma ville natale. Le soleil était bas, proche de tomber, dans la mer fluide, jusqu’à éclabousser son ciel avec des lambeaux rouges, tandis que la soirée s’annonçait fraîche. Jusqu’à présent, les dirigeants prennent des mesures dilatoires, les peuples des pays les plus touchés, pour certains subissent, voire se rebiffent quelque peu, ou bien pour d’autres attendent avec passivité une dégradation prévisible de la situation économique. En Europe, il fleure bon le pessimisme et le fatalisme ambiants, ainsi qu’un léger parfum d’insouciance pour ceux, tels les Français, qui de la crise n’en voient que le début. Comble de l’ironie, même les fameux marchés feignent d’y croire – mais non messieurs, mesdames, tout ne va pas si mal – et s’évertuent autant qu’ils peuvent à grignoter des miettes de temps. Les investisseurs sont coincés, la récession menace toute la planète, il y a trop d’argent à perdre…

Et votre serviteur, au milieu de tout cela, que devient-il ? Disons que je m’efforce de sauver ma peau, pour le moment, grâce un job en CDI. Trois lettres pour changer une vie : C. D. I. Le sigle magique, la clef des champs de l’émancipation sociale, le bouclier juridique de ces temps modernes et économiquement troublés. Je n’y croyais guère plus d’ailleurs, mais apparemment la chance me sourit quelquefois.

Tandis que je sombrais dans ces troubles pensées, il arriva subitement, sans crier gare. Qui ça mes bons amis ? Le revenant bien sûr, l’évadé séculaire du royaume des morts ! Karl, ce cher Karl, encore et toujours lui… Brusquement le ciel s’était assombri, un vent mauvais, pas très fort, surréaliste, avait même soufflé et une brume, venue de nulle part, s’abattit sur la mer. Surpris, frissonnant, je m’apprêtais à me lever de mon rocher, lorsqu’il m’interpella doucement, assis tout près de moi avec sa barbe et ses cheveux hirsutes :

–        Alors gamin l’avenir te fait peur ? Un esprit curieux comme toi… Pourtant, quelle leçon d’histoire que tu vis en ce moment, en bon petit occidental !

–        …

–        Je vous observe de mon royaume d’outre-tombe, rouge comme l’enfer, calme comme la neige. Et bien des choses j’ai compris. Mes erreurs, je les connais désormais. Mes erreurs à moi, pas celles des autres. Je ne suis, après tout, responsable que de ce j’ai couché sur le papier et non de ce que les autres ont fait de mes nombreux écrits.

–        …

–        Comme dans une religion, on trouve dans mon œuvre tout et parfois son contraire, dont beaucoup de propos ambigus. En bref, de quoi satisfaire des générations d’exégètes et offrir à de nombreux adeptes des interprétations antinomiques.  

–        Pourquoi dites-vous en bon petit occidental ?

–        Parce que jusqu’à présent les médias qui t’informent et les élites qui te gouvernent croient toujours pouvoir parler au nom des autres peuples et imposer leur point de vue. Mais les choses changent vite, très vite… Si tu veux comprendre l’histoire du monde qui se déroule sous tes yeux, il faut laisser de côté ton point de vue occidental.

–        C’est-à-dire ?

–        Le capitalisme a besoin de crises pour se régénérer. Les crises lui permettent de se réajuster, écartelé qu’il est par ses contradictions. La crise mondiale qui se déploie actuellement s’inscrit comme un épisode supplémentaire dans la vie tourmentée de ce système chaotique.

–        Quel rapport avec mon point de vue occidental ?

–        Patience… Je poursuis : comme le capitalisme s’avère un fieffé farceur, adepte de l’ironie la plus mordante, il redistribue les cartes. Désormais, les Brics, comme vous dîtes en Occident, vont de l’avant tandis que ce dernier progressivement s’appauvrit. Au passage une  large frange de grands bourgeois s’enrichit, sur tous les continents. Comme de mon temps, ces grands bourgeois sont engagés dans une course effrénée au profit et se livrent une concurrence acharnée où tous les coups sont permis – exemple typique de cette lutte sans merci entre grands bourgeois à l’échelle locale et internationale : tenter d’imposer aux autres des règles, c’est-à-dire des entraves, que chacun s’efforce de ne pas respecter pour garder l’avantage. Jusqu’à présent, les Occidentaux ont été les plus forts pour s’affranchir des règles qu’ils imposent aux autres, politiques autant que commerciales. Mais le vent tourne. Pour autant, bien qu’adversaires, ces grands bourgeois ont intérêt à préserver les fondements du système, car il leur profite plus qu’aux masses. Se pose alors la question de savoir qui de la rivalité ou de la solidarité au sein de cette grande bourgeoisie internationale l’emportera à l’épreuve de la crise.   

–        Leçon classique de marxisme !

–        En réalité, la crise actuelle reflète de nombreuses contradictions. Parmi elles, deux sont majeures. Il y a d’abord celle qui renvoie aux prétentions de l’Occident à vouloir maintenir une hégémonie qu’il ne peut plus concrètement garantir. Les Etats-Unis et l’Europe vivent au dessus de leurs moyens, leurs économies fragilisées par l’émergence de nouveaux concurrents lambinent, et aucun de ces deux ensembles ne peut, ni ne veut rembourser les dettes contractées. Ils risquent la ruine étatique et l’appauvrissement des épargnants. Enfin, les efforts d’adaptation pour redevenir compétitifs et, surtout, créer des emplois, nécessitent des renoncements, des sacrifices difficiles à faire accepter à des populations vieillissantes, ainsi qu’une refonte de la division internationale du travail et du commerce international opposés aux intérêts actuels des grands bourgeois occidentaux et des couches moyennes des pays émergents. De fait, lorsqu’il semble qu’il n’y ait pas d’issue, et que certaines élites ont trop à perdre matériellement parlant, une guerre de plus grande ampleur que les conflits localisés actuels peut finalement s’imposer comme une solution radicale même si destructrice et imprévisible quant à ses conséquences. Certains la cherchent. L’avenir dira s’ils obtiendront satisfaction…

–        Et la seconde ?

–        Elle ramène à une dimension culturelle. Prenons l’exemple de la Chine. Les dirigeants chinois et une partie des élites chinoises sont partagés entre volonté de poursuivre la modernisation économique à marche forcée, d’après la voie capitaliste que l’Occident a esquissée, et préservation de leurs aspects culturels les plus nobles et de leurs traditions philosophiques millénaires (dont le Confucianisme) axés notamment sur la notion d’harmonie sociale… que le capitalisme met à mal bien évidemment. Je pense que ce dilemme illustre ce qui sera l’un des enjeux politiques et sociologiques majeurs du XXIème siècle: à savoir la manière dont les peuples des pays  émergents vont gagner ou perdre leur combat moral et idéologique contre le matérialisme et le consumérisme outrancier que le capitalisme moderne promeut. 

–        Et s’ils le gagnent, ce sera la fin du capitalisme ?

–        Il fut un temps où j’étais fait de chair, de sang et d’une certaine vanité… Je pensais que seul la fin du système et l’instauration d’un communisme authentique, que j’avais contribué à conceptualiser, mèneraient à l’émancipation des peuples. Je croyais avoir raison contre les autres. Aujourd’hui, je ne sais plus.

–        Laissez-moi poursuivre votre réflexion, car je n’ai pas de théorie à défendre, ni aucun héritage intellectuel à transmettre. Au fond, si je suis, à ma façon, votre raisonnement, je dirais que les religions en dehors du Christianisme et les idéologies/philosophies extra occidentales n’ont pas encore été complètement souillées, corrompues, par l’argent roi et l’obsession consumériste qui progressent pourtant extrêmement rapidement dans certains pays autrefois dominés. Elles pourraient donc constituer des résistances culturelles, des régulateurs d’un capitalisme débridé, à défaut de proposer, comme le marxisme en son temps, une alternative révolutionnaire et antinomique (je laisse de côté le radicalisme religieux qui est un vrai danger, mais aussi une forme de résistance extrême face à cette modernité occidentale à la fois honnie et enviée/désirée). Tandis que nous avons basculé, nous et nos élites, dans ce capitalisme et consumérisme illimités – l’on se réfugie dans une bonne conscience avec des pseudo-partis ou mouvements contestataires, des idéologies infantiles et ésotériques, etc. – les Brics sont en pleine schizophrénie, comme l’illustre le cas de la Chine. Leur « crise » morale diffère de la nôtre. Quel (second?) rôle l’Occident jouera-t-il? Je ne suis pas non plus prophète, mais il risque d’y avoir du sport…

–        Tu fais sans doute partie de ceux qui pensent que le capitalisme peut se réformer de l’intérieur.

–        Non. Mais je me dis que l’histoire a plus d’imagination que l’alternative que vous avez jadis proposée. Les Chinois inventent en ce moment un modèle politique hybride : semi-démocratique ou semi-autoritaire selon ce que l’on retient d’eux. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec l’économie ? D’ailleurs, l’un de vos grands admirateurs, Lénine, était, avec certains autres dirigeants révolutionnaires russes, peut-être sur le point de découvrir en tâtonnant une forme d’organisation économique originale avec la NEP.

–        ….

–        Reste une question qui me taraude. Que faire… aujourd’hui ? Vous qui avez été révolutionnaire, moins que Engels, mais bien plus que la plupart de vos contemporains, n’auriez-vous pas quelques idées ?

–        La révolution bien entendu !

–        Et qui la fera ? Je veux dire quelles couches sociales ?

–        …

–        Z’êtes devenu prudent… Je l’avoue je ne sais pas non plus. Il y a cependant quelque chose dont je suis sûr. Ce ne sont pas les partis de gauche ou d’extrême gauche français actuels qui me semblent sur le point de la déclencher. Ils n’anticipent rien, ils raisonnent de manière défensive et, enfin, ils n’admettent pas que l’Etat providence serve aussi à endormir les masses, adeptes à leur façon du « toujours plus » de droits, et que l’excès de dépenses ne peut se justifier par la dénonciation de l’évasion fiscale qui contribue à creuser les déficits. Ils simplifient ce qui s’avère complexe et compliquent ce qui s’explique simplement. Pour moi cela illustre plus qu’une erreur de raisonnement, surtout une volonté de ne voir que ce qui les arrange.

–        Je suis d’accord, ce sont des partis accrochés à une clientèle faîte de petits bourgeois et de fonctionnaires pour une bonne partie. Mais sait-on jamais, car en histoire tout est possible. Les révolutions ont souvent commencé par des franges sociales qui n’étaient pas les plus défavorisées, voire tiraient quelques avantages du système qu’elles critiquaient.

–        Oui, mais raisonnent-ils en révolutionnaires ?

–        Et que signifie de raisonner en révolutionnaire mon petit donneur de leçons ?

–        De garder en tête, par exemple, l’objection d’Oscar Wilde comme quoi le socialisme ne peut pas réussir car il impose trop de réunions…

–        Hum, voilà un bon mot.

–        Tous ces partis et partisans envisagent des défilés, des grèves contre le Pacte budgétaire alors qu’ils savent que celui-ci sera approuvé par les gouvernements européens. Peut-être même finiront-ils par y souscrire tout en le dénonçant. Ils protestent pour le principe, pour exister, ou pour sauver, à tort ou à raison, leurs acquis. En réalité, ils devraient plutôt se demander comment exploiter la situation présente et à venir pour attiser la braise contestataire et faire reculer la grande bourgeoisie.

–        Continue, afin que je sache si tu as un peu d’imagination et de bon sens révolutionnaire.

–        En France, il faut qu’ils admettent que rien ne sert de conjurer la rigueur par des rituels protestataires. Au contraire, ils doivent anticiper ses conséquences politiques. Enfin, on ne peut pas mener un combat avec des méthodes éculées – le défilé, le battage du pavé, la grève partiellement suivie, etc. Désormais, l’heure est à l’invention de méthodes nouvelles et de moyens de pression inédits, ainsi qu’à un soutien populaire massif. Les Etats Majors de ces partis et syndicats font-ils l’inventaire des moyens d’action de leurs adversaires, de leurs armes et de la manière dont ils peuvent les contrer ou les circonvenir ? Non, je ne le pense pas. Ils raisonnent selon de vieux schémas habitués qu’ils sont à négocier dans des formes convenues avec le gouvernement et à mobiliser une clientèle finalement faible en nombre bien qu’elle fasse beaucoup de bruit. Pourtant, leurs adversaires sont puissants. Cette grande bourgeoise pliera la gauche facilement, elle obtiendra de ses élus ce qu’elle veut en les bernant, en les intimidant ou en les achetant.

–        Tu restes trop axé sur la France, pays que j’ai chéri et observé attentivement pour son tumulte révolutionnaire. La lutte sera internationale ou ne sera pas. Et les peuples des pays émergents auront leur mot à dire. Car eux aussi sont tiraillés et secoués par les soubresauts du système, même si la mondialisation capitaliste leur offre une réelle revanche.

Puis le sieur Karl se leva, cligna de son œil droit, tourna les talons et s’enfonça dans la brume épaisse tel un couteau dans du beurre ramolli. Et Christobal alors ? Il restait là dubitatif : révolution, guerre à venir, stagnation ou simplement inversion progressive des rapports de force et de domination à l’échelle mondiale ? Que d’incertitudes ! Vraiment, madame Irma est devenue folle et sa boule ne tourne plus rond !

Quand les CDD critiquent les CDI

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Me voilà revenu au pays des CDD, toujours comme habitant d’infortune. Je travaille pour la même boite. Une employée de la DRH m’a rappelé, alors que j’achevais mon précédent contrat. « Décidez-vous vite, quelqu’un s’est désisté, je vous recontacte dans une heure ». Ainsi parlait la voix au bout du fil, et je me doutais bien que sa hiérarchie lui mettait la pression pour qu’elle trouve une solution rapidement. Des jours d’ennui, de désolation et d’angoisse m’attendaient dans un futur très proche, avec comme seule obsession de retrouver un nouveau taf. Aussi, je ne pouvais dire non. J’ai donc recommencé à bosser quelques jours après la fin de mon premier contrat.

Nouveau job, nouveau lieu. Un bon point, la nouveauté ça a du bon ! A la signature de mon contrat précaire, je me sentais bien mieux, pour tout dire soulagé. En prime, je bénéficie d’une nouvelle formation théorique de quelques jours ! Que demande le peuple !

La formation, c’est sympa. On apprend comme à l’école, afin de se qualifier davantage, et surtout on mange bien le midi. En outre, y a d’autres avantages. Au-delà de ce qu’un stagiaire peut en tirer sur le fond, c’est pour lui l’occasion de retrouver d’autres stagiaires, généralement des CDD venus d’horizons différents. Or, durant les temps de pause et à la cantoche, on échange des informations sur ce qui se passe ailleurs – les convergences et les divergences de situations et de pratiques apparaissent très vite – et sur les parcours antérieurs des uns et des autres. Parcours qui ont mené à la précarité… En bref, les journées de formation constituent une mine d’or pour la curiosité sociale.

Cette fois-ci, un vent de sédition, encore que le mot soit fort, soufflait sur le groupe de stagiaires CDD dont je faisais partie. Les discours étaient critiques, pas simplement envers le fonctionnement général de la boite, mais envers les titulaires, les CDI. Enfin, je veux dire, envers ceux qui ne travaillent guère, ou bien ceux qui se plaignent et revendiquent pour telle ou telle prérogative comme on pinaille à la fin d’une partie de cartes serrée, au moment de décompter les points (dans mon sud, le jeu de cartes vire, en effet, parfois à la foire d’empoignes verbales et au festival de la contestation).

Les CDD, ils viennent pour une bonne partie du secteur privé, notamment de la partie qui trime, certains ont vécu des licenciements difficiles après des années de stabilité bien tranquilles, d’autres, bien plus jeunes, ont enchainé les p’tits boulots depuis la sortie des études. Tous ne sont pas en difficulté financière d’ailleurs. Le conjoint ou la conjointe occupe, par exemple, un emploi stable et/ou qui paie bien. En revanche, certains rament véritablement. Ils ne sont pas non plus rares ceux dont le salaire offert en CDD équivaut ou s’avère inférieur à ce qu’ils percevaient auparavant comme aide au retour à l’emploi (la fameuse allocation chômage). Plus récemment, les contrats aidés (les fameux CUI, avatars des TUC et des CES, ou autres vieilleries dépassées) ont débarqué. Un comble. Surtout si l’on sait que dans le lot, il n’y a pas que des « accidentés » de la vie (sous qualifiés, psychologiquement fragiles, etc.), mais des séniors jadis installés dans la vie et devenus des chômeurs de longue durée  – on fait partie du club après 12 mois de chômage – des femmes seules élevant leurs enfants et contraintes de travailler à temps partiel. Paraît que dans certaines agences, ces contrats-là passent leur temps à l’accueil ou bien à ouvrir la porte en appuyant sur un interrupteur, pour un salaire plus que minable. De quoi vous stimuler à vous insérer, économiquement parlant…

Les CDD ont, faut bien le dire, de grandes aspirations : qui veut bosser les 4 années qui lui restent pour cumuler des points suffisants et prendre sa retraite – de toute façon les entreprises n’en veulent plus, elles lui font comprendre – qui veut se reconvertir et apprendre un métier, qui veut se planquer, qui veut un salaire récurent, acceptant avec fatalisme la précarité de longue durée, mais y trouvant son compte car le conjoint/la conjointe a « une bonne situation », qui veut s’impliquer dans un emploi qui, quelque part, le motive. Et pi y a des avantages à bosser dans cette boite. Tous me l’ont dit : « le CDI si on nous le propose, on le prend ! », « c’est le rêve ! », « ca me sauverait »… Etrange armée, en vérité, disparate en termes d’âge, de sexe, voire de classes sociales et de situations matérielles. Diversité, diversité, quand tu nous tiens… Malheureusement, cette notion tant vantée et invoquée par nos bien-pensants, on la retrouve plus souvent du côté de la précarité et de l’échec. Peut-être les catégories d’inclus et d’exclus, que certains spécialistes des sciences sociales et certains journalistes utilisent, devraient-elles laisser la place à des distinctions plus subtiles, notamment entre les différentes catégories de précaires et ceux qui occupent un emploi stable, entre les « planqués » et les exploités, tout cela sur fond d’éclatement des situations que les clivages en termes d’âge, de sexe et de classes sociales ne recoupent qu’imparfaitement, voire plus du tout.

Cette armée  de CDD est d’ailleurs une armée sans soldat, car même agacés et révoltés par leur sort, ils ne sont pas encore vraiment organisés pour défendre leur cause, ou bien seulement ponctuellement ou localement. L’individualisme et l’isolement s’avèrent plutôt la règle chez eux.

Des éléments de conscience de classe ou, plus précisément, de condition sociale commune dans la boite, voire à l’échelle de toute la société, commencent à poindre chez une bonne partie d’entre eux cependant. Ainsi, lors de ma récente formation, à la cantoche le midi et durant la pause cigarette (j’y ai participé bien qu’étant non fumeur), les langues se sont déliées. Des langues de vipère. Dieu qu’il était bon de mordre et de cracher le venin de la révolte. C’est dans la jugulaire qu’il faut viser !, que je pensais à ce moment précis. L’attaque n’en sera que plus foudroyante. Les CDD que nous sommes nous disions ainsi outrés de voir les CDI se plaindre, les biens payés grâce à leur ancienneté râler et les profiteurs du système saccager leur travail, celui des autres et l’image de la boite, tandis que la direction générale ou locale et les syndicats laissaient faire. Certes, ce sont les mêmes CDD critiqueurs qui baratinaient le formateur pour finir plus tôt le soir et se renseignaient aussi sur les avantages que la boite pouvait leur offrir – attention mes petits, car la facilité et l’abus de prérogatives nuisent gravement à la santé  morale – mais les raisons de leur critique n’en restaient pas moins pertinentes.

« Quand je vois comme je bosse bien, j’arrive à l’heure, je ne me mets pas en maladie et je respecte mon public, etc., et quand je vois ce que font certains de mes collègues en CDI, je me dis que je pourrais bien prendre leur place », dit l’une d’entre nous.

« Ici les gens font à peu près ce qu’ils veulent, ils ont de bonnes conditions de travail dans l’ensemble, d’accord c’est pas toujours facile, mais j’ai connu pire ailleurs. Ils ne se rendent même plus compte de ce que le marché du travail est devenu et comme on galère, alors qu’ils sont censés bien le connaître », lance une autre.

« J’ai de la chance, je suis tombé dans une bonne agence et avec une bonne équipe, je fais des trucs intéressants, mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Y a des endroits où ils abusent avec les CDD. »

« Moi ce qui me frappe c’est l’absentéisme, il faut refaire le planning plusieurs fois par semaine, certains appellent le matin pour dire qu’ils ne viendront pas, d’autres désertent leurs rendez-vous avec le public et les collègues le savent… ».

Etc., etc. Les témoignages allaient bon train sur les abus constatés de ceux qui voulaient se faire exempter d’accueil ou dont l’incurie (volontaire ou non) retombait sur les collègues. « Le pire ce sont ceux au même poste depuis très longtemps et qui ont bénéficié d’un bon statut et de tous les avantages, ils ne veulent faire aucun effort, le public doit être à leur service ! Un copain fonctionnaire me raconte la même chose ! », m’exclamais-je à mon tour. Fallait bien, mes amis, que j’en balance une salée…

Le bénéfice du doute

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Jeanne la jeunette est revenue pour narguer l’ermite Bernard dans sa caverne, suite à la victoire de la gauche aux élections présidentielles. Faut dire qu’un égo blessé ca cicatrise mal. L’amour propre s’avère tellement fondamental pour l’existence, que la vengeance lorsqu’elle vient à sa rescousse prend la saveur d’un plat exquis dont on aime à se délecter lentement, en plus de le déguster froid.

Jeanne :

Alors vieux fou, on digère bien la victoire de la gauche ?

L’ermite Bernard :

Pourquoi mal digérer quelque chose que j’avais anticipé. En outre, un second mandat pour Sarkozy aurait, selon moi, été probablement aussi calamiteux que le second mandat de Chirac, voire davantage. Difficile de réformer un pays dans le bon sens avec un Président aussi détesté, à la fin prêt à tout pour sa réélection, et qui s’avère un grand brasseur d’air devant l’Eternel. 

Jeanne :

Vous devenez un pro Hollande ! Quelle surprise !

L’ermite Bernard :

Tes sarcasmes ne m’atteignent pas. Tu fais semblant de ne pas comprendre ou, plus grave, tu ne comprends pas… Historiquement parlant, le risque Hollande vaut mieux que le risque Sarkozy. En 2007, c’était le contraire s’agissant de Sarkozy et de Royal. Comme quoi en politique, il n’y a pas d’état de stase.

Jeanne :

Ah oui ! Parlons-en du risque Sarkozy en 2007 ! On a vu ce qu’il a fait !

L’ermite Bernard :

Pas grand-chose en vérité, si on laisse de côté les cris d’orfraie des « bobos-gauchos » et des « corporatismes égratignés » à propos de la soi-disant dérive autoritaire du pays, de la progression du racisme et de l’iniquité. Des réformettes plutôt que des réformes, dont certaines faîtes à l’emporte-pièce, voilà son bilan ! Le risque Sarkozy n’a pas payé. Ce fut pour moi un pari en grande partie perdu, mais l’alternative me paraissait bien pire. En 2007, jamais la gauche n’avait atteint un niveau aussi élevé de vacuité intellectuelle et de bêtise. On verra si la présidence de Hollande donnera de meilleurs résultats.

Jeanne :

Quelle tolérance envers Sarkozy et envers vous !

L’ermite Bernard :

Tu es toujours dans cette logique de détestation quasi irrationnelle. Ridicule ! Ce type va finalement manquer à beaucoup de gens qui ne pourront plus, au fil des mois, le rendre responsable de tous les maux, et ce d’autant qu’ils ne veulent rien voir de ce qui se passe réellement. Remercie-le ! Ses erreurs, ses promesses non tenues et l’humiliation du PS en 2007 ont, en quelque sorte, permis la victoire largement prévisible de Hollande, avec une gauche qui lentement se transforme. En outre, il a aussi quelques excuses, notamment celle d’avoir rencontré sur sa route la crise mondiale de 2007. Il fallait bien, faute d’une grande clairvoyance et d’un courage politique hors normes, qu’il dépense de l’argent comme ses homologues européens et américains, pour « sauver » le système… et les banques. Je me souviens que la gauche, qui l’accuse aujourd’hui d’avoir considérablement alourdi le poids de la dette, lui reprochait de ne pas en faire assez financièrement pour son plan de relance… Mais ne parlons plus de lui. Il a été suffisamment omniprésent pendant ces 5 dernières années.

Jeanne :

Oui. Parlons de François qui lui tiendra ses promesses et a déjà commencé en montrant l’exemple.

L’ermite Bernard :

Tu fais référence à la baisse des salaires de la nouvelle équipe gouvernementale, j’imagine ? Certes, c’est un bien meilleur symbole que le « Fouquet’s » ou la « Rolex ». Mais cela relève surtout de la fioriture. Sarkozy avait augmenté, dit-on, son salaire de 140 % environ, or Hollande va le réduire de 30 %. Au final, il y gagne puisque le salaire présidentiel a plus que doublé depuis 2007… Quant aux ministres, ils font effectivement des efforts salariaux, mais le nouveau gouvernement comprend malgré tout beaucoup de ministres et secrétaires d’Etat. Bref, difficile de dire si les astuces comptables et les calculs d’apothicaire déboucheront sur de réelles économies. Et je ne parle pas de la volonté du nouveau Président de la République de continuer à vivre dans son quartier, ce qui nécessitera de coûteux efforts en termes de sécurité. Enfin, la charte de bonne conduite signée par ses ministres ressemble à celle élaborée par le gouvernement Fillon en 2007.

Jeanne :

La calomnie commence…

L’ermite Bernard :

Non. Hollande reste pour le moment sobre, mais delà à en faire un modèle de vertu économe… L’est en outre très rusé. Sa mesure de retour à 60 ans pour la retraite s’avère en définitive relativement restrictive et son volet « croissance » concernant le pacte budgétaire européen n’empêchera probablement pas la mise en œuvre de la rigueur prévue par l’Allemagne (à moins d’un affrontement politique musclé ou d’événements imprévus). Tout au plus, notre nouveau Chef de l’Etat obtiendra quelques millions européens pour subventionner des investissements censés favoriser la croissance. Il pourra toujours mettre en avant le fait qu’il tient ses promesses… ce qui n’est pas faux si l’on voit ca de loin.

Jeanne :

Pfffff…

L’ermite Bernard :

Si Hollande procède ainsi pour tout, il entourloupera peut-être une partie de ceux qui l’ont soutenu et réformera la France en atténuant les résistances, par exemple sur la base d’un faux consensus ou de mesures démagogiques susceptibles de satisfaire des fractions limitées de son électorat, tandis qu’il ne rechignera pas à prendre des décisions difficiles voire impopulaires. Et puis la confrontation de la gauche au principe de réalité encouragera, je l’espère, sa transformation. Mais bon, là, je m’emballe.

Jeanne :

Pourquoi François Hollande ne tiendrait-il pas ses promesses ? Vous rêvez de le voir échouer !

L’ermite Bernard :

Pas du tout. La gauche arrive au pouvoir dans un contexte compliqué et étrange. Elle a quasiment tous les leviers du pouvoir : l’exécutif, le législatif (bientôt la majorité à l’Assemblée nationale et déjà au Sénat), une partie non négligeable des juges la soutiennent et elle tient une majorité des collectivités territoriales. De fait, les fantasmes de certains sur la menace de « l’Etat UMP », qu’ils agitaient encore il y a quelques temps, me font doucement rigoler. Enfin, même la presse dite de droite se montre, pour l’instant, relativement prudente dans ses critiques (rien à voir avec les vociférations de la presse de gauche en 2007). Pour autant, la marge de manœuvre de la gauche n’a jamais été aussi mince compte tenu de la situation économique en Europe et financière en France. Terrible paradoxe, en vérité, voire triste malédiction si l’on se réfère à 1936.

Jeanne :

Vous n’avez que le pessimisme à offrir.

L’ermite Bernard :

Pessimisme ou réalisme ? Et puis je n’ai jamais dit que notre fin était proche… De plus, cet enthousiasme simulé des caciques du PS pour la croissance me dérange. J’attends une rupture dans les idées et dans les politiques. Voilà ce dont nous avons besoin. Subventionner de grands projets et investir dans la recherche en Europe et en France pour relancer la croissance me paraissent… hum… équivoques. Faut-il systématiquement balancer du fric ici ou là pour faire de la croissance ? On ne connaît pas à l’avance quels seront les innovateurs et les inventeurs géniaux qui révolutionneront l’économie. Personne n’attendait leurs précurseurs. Souvent, le monde de l’économie les ignorait ou les traitait en marginaux jusqu’à ce que … boum… n’éclate leur succès. Aussi, ne vaudrait-il pas mieux susciter un contexte favorable aux idées, à l’esprit d’entreprise et au travail plutôt que de financer des projets et des institutions préalablement choisis, même par des experts ?

Jeanne :

Encore des critiques ! Décidément vous l’avez mauvaise.

L’ermite Bernard :

Favoriser ce genre de climat socio-économique implique évidemment de miser sur l’éducation. Ce que tout le monde approuve en théorie. Cependant, assistons-nous à une révolution scolaire ? Non, bien évidemment. Les syndicats enseignants y sont fondamentalement hostiles, quoiqu’ils en disent. Or, nous pourrions tout réorganiser : des cours magistraux, qui insisteraient sur les savoirs fondamentaux (selon de « vieilles méthodes » ayant fait leurs preuves avec les aînés) et l’esprit scientifique, le matin, des « leçons de choses », des activités de découverte, du sport, du travail manuel, des ateliers pour accompagner les élèves en difficulté et pour encourager les travaux personnels et les exercices pratiques, etc., l’après midi. Tout cela sur 5 jours, 7-8 heures par jour et dans le cadre d’une année scolaire plus longue mais surtout plus équilibrée en termes de préparation des cours pour les profs, d’effort cognitif et de rythme d’acquisition des connaissances pour les élèves. C’est idem concernant l’économie. Malheureusement, les conservatismes et les corporatismes de tous les bords l’emportent. Pourtant, on sait qu’il faut rénover ou moderniser au rythme de l’innovation nos infrastructures de transport et de télécommunications, que la question énergétique implique de privilégier la recherche sur le nucléaire, le gaz, etc., le traitement des déchets et leur recyclage afin de limiter la pollution, les risques et d’économiser l’énergie utilisée, que les PME ne peuvent continuer à payer des charges sociales élevées si l’on veut qu’elles embauchent et croissent et qu’un autre mode de financement de l’Etat providence s’avère nécessaire, etc.

Jeanne :

Quel beau discours libéral et pro nucléaire ! Avouez-le, vous êtes de droite !

L’ermite Bernard :

Non, il s’agit juste d’un discours de bon sens. Seul le progrès scientifique et technologique rend l’avenir possible. En France, il y a des gens intelligents, mais malheureusement on ne les entend guère. Libéral mon propos ? Ai-je dis que l’Etat devait se retirer de toute action, qu’il ne devait pas mener ou encourager ces changements ? Comme avec la question des acquis sociaux, toi et tes petits amis êtes incapables de voir au-delà des slogans contestataires. Il faut garder le principe des acquis sociaux (filets de sécurité face aux risques de la vie et instruments pour limiter les inégalités de richesse et de conditions de vie), mais remettre en question les acquis concrets actuels qui ne correspondent plus à ce que la société française est devenue et ne sont pas équitables. En bref, il faut refonder l’Etat providence sur des bases saines, et ce d’autant que cette refonte facilitera la modernisation de notre économie.

Jeanne :

Présentez-vous aux prochaines élections mon cher ! (Ton méprisant).

L’ermite Bernard :

Vois-tu jeune fille,  j’accorde à François Hollande, pour l’instant, le bénéfice du doute et j’attends de voir. Tout comme les marchés financiers, qui sont très attentifs à ce qu’il fera après les législatives de juin, mais contrairement à eux je l’observe avec un œil bienveillant…

Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils fRont !

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Le couperet est tombé. Brutalement. Au soir du premier tour de la présidentielle. Il a fait clac et a décapité sèchement les espoirs des lendemains qui chantent du front de gauche. Heureusement, ce ne fut pas sanglant comme une révolution. Juste un choc politique pour ceux que l’utopie portait aux nues. Mais quelle tristesse, et quelle déception pour ces derniers. L’avait pourtant un vrai talent d’acteur et de tribun rassembleur ce Mélenchon. Des airs et des mimiques d’instituteur également quand il posait, que dis-je, quand il assénait ses arguments aux foules des militants et des sympathisants avec son doigt levé et sa rotation sur lui-même pour épouser tout le public. Pourtant le peuple qu’il escomptait n’a pas suivi. A mon avis, pas toujours humble, l’extrême gauche traîne comme un boulet de fer certaines de ses revendications corporatistes et certaines de ses thématiques très « bobos ». La « France d’en bas », les « invisibles », comme disent les médias, les experts et les politiques, qui eux sont très visibles et situés bien en haut, n’a donc pas voté massivement pour son mouvement politique. Les ouvriers, d’ailleurs si divisés, ont besoin qu’on leur parle de leur vie et de leurs problèmes concrets, plutôt que de « l’humain d’abord », des ennemis que sont les financiers et des dépenses sociales à venir au son du « toujours plus » et du « jamais moins » (de moyens). Certes, il y avait dans ce programme quelques bonnes idées et des accents ouvriéristes, mais de l’irresponsabilité en grande quantité aussi. Une bataille est perdue. En politique, on ne rassemble pas comme on veut. Et puis, est-on vraiment sûr que les intérêts des « bobos » et des catégories protégées, même si modestes, s’accordent naturellement avec l’ensemble des classes populaires. Pour le moment, il ne me semble pas. Mais qui sait ce qu’il adviendra dans quelques temps…

En revanche, pour l’autre front, point d’affront il y a eu. Au contraire, on plastronne et on savoure la victoire relative de la candidate sous estimée par les médias, comme d’habitude. Elle fait si peur Marine, avec ou sans le bleu, en digne fille du père, que l’intelligentsia médiatique préfère minimiser. Or, ca ne marche pas à tous les coups et elle revient en force, comme une ritournelle, suivant les conjonctures. Cette fois-ci, elle a marqué les esprits avec un score élevé. Fallait bien ça pour que la droite, comme la gauche, nous fasse une leçon de racisme de classe. A droite, au fond, c’est habituel la condescendance et le mépris ouvrier parfois masqué. Enfin, pas toute la droite. Ne généralisons pas. Mais bon, on s’y attend. Sur ce terrain là, malheureusement, la gauche n’a rien à lui envier. Terra Nova, le fameux think tank du PS, depuis longtemps a su intellectualiser, que dis-je théoriser, le discours soi-disant progressiste du mépris ouvrier. Certes, le peuple ca peut-être affreux, sale, bête et méchant. Est-ce à dire qu’il faille en faire une généralité, sous des formules bien sûr compassionnelles, et minimiser par là-même les turpitudes au sein des classes moyennes qui votent à gauche, des fonctionnaires, des jeunes, des femmes et des minorités dont le PS se fait le champion ? Tous ces chantres du progrès social devraient y réfléchir et se remettre en cause.

Et puis il y a cette simplification qui me dérange, moi le fils d’ouvrier. En effet, les ouvriers, les ruraux, les sans diplômes, soit autant de caractéristiques constitutives pour certains bien-pensants du prototype du « beauf », voteraient désormais en majorité pour Marine, en blanc, en bleu, ou bien en rouge, mais voteraient quand même, parce qu’ils ont peur, parce qu’ils souffrent socialement, parce qu’ils n’ont rien compris et n’ont pas les outils mentaux pour comprendre, voire par xénophobie. Un ouvrier, un sans diplôme, qui plus est de province ou bien périurbain, ca reste évidemment un con, pensez-donc ! Le genre d’individu que l’on plaint, à défaut de le mépriser ouvertement. Sarkozy comme Hollande savent aujourd’hui plus encore que par le passé qu’il faut les secourir et les tirer d’un mauvais vote. Ils le proclament tout haut. Le premier singe parfois Marine, surtout depuis le premier tour – marrant quand on sait qu’il aime toujours avoir le premier rôle – le second propose une alternative aux brebis égarées (rassemblement et changement pour maintenant). Les deux se trompent ou font semblant de se tromper, cependant, car les ouvriers ne votent pas forcément plus FN que les autres… Encore un malentendu entre le sommet et la base, une imposture médiatico-intellectuelle ! Si l’on en prend en compte les non inscriptions sur les listes électorales et l’abstention par catégorie sociale, le vote ouvrier et, par extension, populaire pour le FN n’est pas plus élevé que celui d’autres catégories plus diplômées et/ou mieux loties[1]. D’ailleurs, les artisans, commerçants, petits chefs d’entreprise, à leurs yeux excédés de payer par leur labeur « pour tous les autres » ou bien hostiles à la mondialisation et à l’Europe de Maastricht, ainsi qu’une certaine bourgeoisie très conservatrice, affectionnent tout particulièrement le désormais parti de Marine. Mais jamais les médias ne les pointent du doigt comme étant les instruments du succès électoral du FN, contrairement aux sous grades et à la « France d’en bas ». La condamnation morale a toujours été une affaire de classe…

Au fond, le vote FN s’avère hétéroclite. En voilà, finalement, un parti instrumentalisé par les uns et les autres dans leur vote pour s’opposer et aux uns et aux autres ! Cela étant, la période à venir annonce peut-être une radicalisation des extrêmes, avec des ouvriers susceptibles de changer brusquement de bord, à l’instar d’autres catégories. Car qui dit crise aigüe ou grand chambardement, ce qui ne semble pas improbable dans un futur proche, dit aussi confusion et instabilité du jugement.

Ironie de l’histoire, la gauche et l’extrême gauche sentent bien que le vote ouvrier qui leur échappe ne se reporte pas massivement sur le front des trois couleurs. La gauche parisienne ne le dit pourtant pas assez et tombe souvent dans les poncifs et les préjugés anti-ouvriers habituels. Quand à l’extrême gauche, elle se demande comment faire pour attirer ce peuple qui depuis longtemps la délaisse. Le problème, bien sûr, viendrait des ouvriers et non des partis qui sont censés les guider sur la voie de la conquête du pouvoir et de l’émancipation par le vote. Dieu que l’auto-aveuglement et la certitude de défendre de justes intérêts ont la vie dure… Pourtant, il n’est guère difficile de comprendre, dès lors que l’on connaît un peu les milieux populaires, qu’une partie d’entre eux – car les disparités s’avèrent aussi fortes en leur sein – ont du monde une vision plutôt conservatrice. Immigrés et non immigrés, ils défendent le respect des règles et de l’autorité, le travail, la réussite par l’effort, de même qu’une certaine stabilité au sein de leur environnement (voisinage, etc.). Comment imaginer alors qu’un discours libertaire et emprunt de thématiques généralistes (l’environnement, l’ouverture vers l’autre, etc.), tout comme la défense par les syndicats d’intérêts et de prérogatives qui, bien souvent, ne les concernent pas directement, puissent les atteindre ? Pendant ce temps-là, Marine n’attend que la défaite de Sarkozy pour se renforcer davantage et créer un grand parti « populaire » conservateur. Les ouvriers, eux, pour une partie, resteront orphelins, allant vers l’un ou l’autre, ou bien s’abstenant de voter. Qu’importe ! Les années qui arrivent sonneront l’heure des remises en question radicales et des moments de vérité économique. Et de cela, au moins, il faut se réjouir.


[1] Voir à ce sujet : Collovald Annie, Le populisme du FN : un dangereux contresens, Editions du Croquant, 2004.

Les plans les mieux conçus des souris et des hommes…

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« Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas », Robert Burns.

« Un mensonge peut tromper quelqu’un mais il te dit la vérité : tu es faible », Tom Wolfe.

Etait-ce un rêve ou bien une situation vécue ? J’éprouve quelque difficulté à le savoir. Parfois les expériences oniriques sont si fortes qu’elles se confondent avec les souvenirs et troublent jusqu’à la faculté de jugement de notre cerveau. Toujours est-il que je me revois bien, là, dans ce parc, un soir de lune à Paris, sous un ciel de papier buvard bleu, à peine troublé par les roucoulements et les bruissements d’ailes de quelques volatiles bien connus de nos cathédrales. Il n’y avait personne aux alentours. La senteur fraîche de la nuit et des herbes montaient en moi comme le désir chez un adolescent, tandis que j’abandonnais mon séant aux caprices de mes jambes, lesquelles paraissaient enchantées de déambuler à travers les allées sombres. C’est alors qu’il m’apparut. Un petit être blond, échevelé, qui griffonnait sur un papier. « Je suis le petit Prince égaré », qu’il me dit. « Dessine-moi un complot. » D’abord stupéfait, je décidai ensuite de m’approcher et de lui donner ce qu’il voulait en paroles plutôt que sous la forme d’un croquis. Il est des circonstances où les questions du genre : qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu dans la vie, etc., paraissent superflues. Dans le vif du sujet il faut entrer. Et c’est ce que je fis…

« Le complot qui réussit parfaitement, dans le cours de l’Histoire ca relève de l’exception plus que de la règle générale ! », que je lui dis doctement. Comme je m’y attendais, il me demanda de développer. Je lui expliquai alors que la théorie du complot est une théorie facile, voire faible. Beaucoup de gens l’invoquent faute d’explication et parce que cela s’avère souvent très commode compte tenu des idées qu’ils défendent et des présupposés qu’ils ont en tête. Est-ce à dire que des complots, il n’y en a jamais ? Que nenni petit Prince égaré ! La vie politique et sociale croule sous les complots individuels… et parfois collectifs. Ils interfèrent, se télescopent, s’annihilent ou amplifient leurs conséquences, voire rendent ces dernières inattendues. Les complots inachevés, maladroits, bien pensés mais mal appliqués, soumis à des événements imprévus, etc., on n’en manque guère ! Ambitieux ou modestes, simples ou complexes, mais bien souvent contraints d’obéir à la loi de Murphy : celle de l’emmerdement maximum ou de la tartine beurrée ainsi que certains la nomment (quand tombe la tartine, il y a une chance sur deux qu’elle le fasse du côté beurré, ce qui s’avère problématique si l’on espère la récupérer pour la manger ensuite…).

Je ne pense guère faire partie des paranoïaques, ni des naïfs. L’absence de complot est, pour moi, tout autant improbable, que la théorie du complot me paraît généralement simpliste. Or, ces derniers temps, la théorie du complot sied bien à notre époque si agitée qui s’accélère comme on dévale une pente. On la brandit au moindre fait politique, faute de réel désir de comprendre. L’an dernier on en faisait, du côté des supporters de DSK, le rempart contre la chute de l’homme providentiel. Avec le recul, qu’en est-il ? Rien, sinon que l’ex prétendant à la Présidence de la République est actuellement embourbé dans une sombre affaire de proxénétisme. J’ai, désormais, une vision toute différente de celle des tenants du complot fomenté par la droite pour faire chuter le saint homme et de celle des défenseurs de la pauvre victime stigmatisée par le machisme ambiant. Elle vaut ce qu’elle vaut. Seules les années trancheront. Mais elle me paraît fort plausible d’après ce que j’ai pu glaner (articles et contre-articles, etc.). Après tout, au firmament de la connerie ambiante, mon point de vue ne brillera pas plus que celui des autres !

Selon moi, l’estimé socialo-économiste a simplement cédé à ses pulsions habituelles. Le bougre était si sûr qu’on l’attendrait au virage de la concupiscence qu’il avait même un jour anticipé devant des journalistes sympathisants un scénario où ses ennemis politiques lui jetteraient dans les bras – pour ne pas dire sur son précieux organe – une jeune femme. Faut-il qu’il soit rusé d’annoncer ainsi sa chute afin de continuer à s’adonner à ses penchants… Malheureusement pour lui, ses galipettes américaines se sont mal terminées. La femme de chambre n’a pas accepté le deal convenu, cela a mal tourné, elle voulait plus, etc., ou bien tout simplement elle lui a tendu un piège. Un homme à l’appétit sexuel dévorant s’avère, en réalité, une proie facile. Le prédateur n’est pas toujours celui qu’on croit. Le goût de l’argent chez les pauvres pousse parfois au cynisme, et ce d’autant que la bourgeoisie donne l’exemple… Or, avec la justice américaine, faut pas rire. Surtout qu’un personnage de cette trempe, ca aiguise beaucoup d’appétits. Le procureur ne s’y est pas trompé qui peut-être voulait, et pouvait à coup sûr, donner un coup de pouce à sa carrière déjà remplie. Las, la précipitation des services de police ou, qui sait, la volonté de certains cadres policiers de garder précieusement les informations compromettantes sur la victime, afin d’induire en erreur et de ridiculiser un procureur connu pour avoir tapé sur les flics dans un passé pas si lointain, a eu raison des plans et des ambitions probables de celui-ci. La suite on la connaît. Une affaire qui fait flop, mais dont DSK jamais ne se remettra vraiment. Pas grave, le visage de cette gauche là, désormais on sait à quoi il ressemble… En bref, une histoire à la Tom Wolfe, comme dans le Bûcher des vanités, une histoire où chacun complote de son côté et où les événements échappent à tout le monde au fil des rebondissements et des plans sitôt mis en œuvre, sitôt révisés. Une histoire de comploteurs qui perdent pour certains et gagnent sur toute la ligne ou en partie pour d’autres, par chance ou par opportunisme (ayant eu le flair d’agir au bon moment et de « pousser » dans le « bon » sens…).

Le petit Prince me fixait de ses yeux bleus profonds. Je ne savais pas ce qu’il attendait, mais je croyais le deviner. Dans ce genre de situation, je veux dire quand on est emporté par ses idées et sa verve, on a tendance à attribuer à l’interlocuteur des intentions qu’il n’a pas forcément. Du coup, je poursuivais sur un exemple plus récent, trop heureux de me dire en moi-même qu’il voulait en entendre davantage.

Dans la récente et terrible affaire Mohamed Merah, la tuerie de Toulouse, on parle aussi de complot. Sur le net, connu pour véhiculer le pire et le meilleur, certains restent persuadés que l’assassin est un agent manipulé par la droite ou le bouc émissaire de crimes perpétrés par des barbouzes pour faire monter les sondages favorables à Sarkozy (stratégie sécuritaire) et l’islamophobie. Mon Dieu, quelle tristesse intellectuelle, on trouve toujours les mêmes raccourcis, les mêmes raisonnements simplistes ! Si toutefois complot il y a, ce n’est, d’après moi, certainement pas celui auquel ces amateurs du Web pensent. Les services secrets du monde entier n’ont, en vérité, pas vraiment de scrupules, car pour eux la fin justifie les moyens. Peut-être ont-ils fait de ce jeune un agent double, un type appâté par l’argent facile qu’ils proposaient ou sur lequel des pressions ont été exercées. Ce paumé, à moitié voyou, probablement en manque de reconnaissance et en voie de radicalisation, confus dans sa tête, s’en serait donc allé au pays des Afghans pour espionner les Talibans. A son retour, le cerveau savonné par ses coreligionnaires, il n’aurait eu d’autre obsession que celle de se racheter une conduite auprès de ces derniers, qu’il devait initialement épier, et de se venger des autorités françaises, tel un chien fou se retournant contre son maitre. Un agent double, manipulé par les uns et les autres, mais qui finalement échappe et aux uns et aux autres. Qui sait ce que les services secrets français ont tenté de faire, à l’instar des Islamistes ? Qui sait, d’ailleurs, si d’autres services secrets (le Mossad, etc.) n’ont pas mis leur grain de sel avec pour résultat une cuisine explosive ? De-là à imaginer que la mort de Mohamed Merah arrange finalement  beaucoup de gens… pourquoi pas… Ce scénario ne me paraît pas plus absurde que les prétendues manigances d’une droite qui voudrait faire passer son candidat à n’importe quel prix. Bien au contraire, une affaire meurtrière de ce genre tombe très mal. Tôt ou tard, les choses finissent par se savoir, en partie au moins, et les rumeurs les plus folles alimentent des sentiments ambigus chez les futurs votants. Alors vois-tu petit Prince, comme l’écrivait le poète écossais Robert Burns : « Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas ». Personnellement, j’ajouterais : « ils peuvent même avoir des effets non désirés ! »

Enfin, tout content que j’étais de ma prestation orale, je dis au petit Prince que de complot je ne parlerai plus, sinon contre l’intelligence. Car la théorie du complot, ca empêche de penser aux enjeux actuels de société, aux relations entre les classes sociales et aux luttes à venir.

Le changement, c’est maintenant ! Mais lequel ?

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Conversation fictive entre Jeanne la jeunette, socialiste et optimiste dans l’âme, qui termine des études supérieures en urbanisme et l’Ermite Bernard dans sa caverne de calcaire à l’approche du printemps.

Jeanne :

J’espère que François Hollande gagnera pour que la France change maintenant. S’en sera alors fini avec les années Sarko !

L’Ermite :

Des changements il y en aura surement, mais peut-être pas ceux que tu attends.

Jeanne :

Que voulez-vous dire ?

L’Ermite :

Ton candidat, s’il devient chef de l’Etat, ne fera pas non plus vraiment ce qu’il a annoncé. Sa marge de manoeuvre est faible compte tenu de la situation financière de la France et parce que certains de ses voisins européens, dont l’Allemagne, veillent au grain. Peut-être ouvrira-t-il la boite de pandore des changements sociaux et économiques, bien malgré lui cependant, comme agent ou, qui sait, comme dissident vis-à-vis des puissances financières et politiques européennes, avec des résultats contraires à ses anticipations. Il jouera, dans ce cas, son rôle historique de catalyseur du changement.

Jeanne :

Mais enfin que voulez-vous dire ?

L’Ermite :

A toi de décrypter.

Jeanne :

Avec la victoire des socialistes on va revenir sur certaines mesures injustes prises par la droite et impulser une nouvelle dynamique. Sarko a fait trop de mal à la France. Les rapports sociaux se sont durcis depuis son arrivée au pouvoir, la situation économique s’est dégradée, et j’en passe…

L’Ermite :

En voilà un compliment ! Je crois que tu surestimes vraiment l’action de notre actuel Président de la République. Cela me rappelle le slogan d’un célèbre feuilleton américain qui passait à la télévision française à la fin des années 1970 et au début des années 1980 : Dallas. Le « méchant » de la série s’appelait Jr. On disait alors : « l’homme que vous adorerez détester ! » Et ca marchait. Le sourire narquois de ce type et ses coups tordus provoquaient l’ire dans de nombreux foyers. J’ai même vu une grand-mère s’énerver alors qu’elle racontait à sa belle-fille les dernières infamies de l’odieux personnage.

 Jeanne :

Quel est le rapport avec ce que je dis ! 

L’Ermite :

Focaliser son attention sur un « méchant », ca aide à faire diversion, ca évite aussi de s’interroger sur soi-même. Ce qui arrive à ce pays s’explique par la mondialisation, mais aussi d’après une évolution historique récente qui lui est propre. En l’occurrence, la responsabilité est collective, ou plutôt, elle concerne des franges entières de la société, d’où la volonté de ne pas voir et les mauvaises questions que l’on se pose. Si tu veux comprendre par analogie, je dis bien par analogie, ce qui se passe actuellement, je te conseille vivement ces 2 livres : L’étrange défaite de Marc Bloch et L’impardonnable défaite (1918-1940) de Claude Quétel.

Jeanne :

Je ne connais pas ces livres !

L’Ermite :

Cela ne m’étonne guère… Gauche et droite sont responsables d’avoir occulté et nié ce que notre Etat providence devenait, à savoir une vache à lait, et de s’être engagées, avec ou sans enthousiasme selon les sensibilités internes, dans un projet européen libéral complexe et dogmatique sans vraiment envisager d’autres alternatives. Elles l’ont fait avec la complicité de nombreuses couches sociales qui profitaient allègrement de la dépense publique ou qui pensaient trouver dans le projet européen de quoi prospérer aisément. Pourquoi s’interroger alors ? Les laissés-pour-compte d’un Etat providence qui, tôt ou tard, risquera la faillite, ainsi que les ouvriers de l’industrie éclaboussés par la mondialisation et les choix économiques de l’Europe libérale, semblaient bien loin des préoccupations ordinaires, individualistes et consuméristes de ceux qui vivaient sur leur petit ou sur leur gros nuage. Je parle de gens riches, mais aussi de gens que tu connais : parents, amis, voisins…

Jeanne :

Je ne comprends rien à ce que vous racontez !

L’Ermite :

Cela ne m’étonne guère. Ils n’ont rien vu venir et n’ont rien voulu voir. Pire que cela, ils ont refoulé, voire censuré, tout ce qui pouvait amener un peu de lucidité. Concernant la gauche, on est dans le déni. Terme très prisé par les psychologues. La discrimination raciale, la violence faite aux femmes, la menace écologique imminente, l’Etat policier de Sarko, etc., sont, en vérité, de faux problèmes, basés sur une interprétation de la réalité tronquée voire caricaturale (pour ne pas dire parfois malhonnête). Ces thématiques masquent à peine le vide intellectuel de la gauche et sa confiscation par les classes moyennes et par une certaine bourgeoisie qui traduisent en idéologie leurs morales, leurs points de vue ethnocentriques sur le monde, leurs intérêts contradictoires (la sécurité mais sans le flicage, la prospérité économique mais sans le consumérisme, le confort technologique mais sans l’exploitation des ressources naturelles, etc.) et leurs préoccupations ordinaires. L’avantage avec ces grands thèmes, très généraux, et avec l’invocation de grands principes universalistes (droits de l’homme, etc.), c’est qu’ils permettent d’enrôler sous une même bannière et avec les mêmes discours politiquement corrects des milieux disparates, dès lors que ces derniers ont au moins quelques intérêts matériels convergents.

Jeanne :

M’enfin de quel déni parlez-vous ?

L’Ermite :

Celui de la lutte des classes ! Il est possible, je crois, de repenser ce que c’est d’être à gauche sur la base d’une véritable connaissance, sans tabou et sans entrave, des réalités sociales actuelles. Qui profite le plus de l’Etat providence et comment ? (Idem pour l’Europe libérale). Que vivent vraiment les classes populaires? Que sont-elles devenues ? De quoi ont-elles vraiment besoin? Qu’est-ce qui est relativement équitable et surtout faisable dans notre société? Quel en est le prix à payer? Voilà qui devrait constituer le questionnement préalable à tout programme politique de gauche. Les réponses apportées permettraient alors de se positionner face à la mondialisation et au projet européen, compte tenu de la marge de manœuvre existante, voire d’envisager une alliance entre les couches sociales qui commencent à perdre gros dans le jeu de la répartition des richesses.

Jeanne :

Mais la gauche et l’extrême gauche se soucient des plus humbles et dénoncent la rapacité des plus riches !

L’Ermite :

En apparence seulement, ou bien grâce aux élus locaux s’agissant des pauvres et de manière limitée (ce qui n’est déjà pas si mal, mais une certaine droite fait aussi dans le social). Les vraies enquêtes les dérangent. La vérité sociale ne les intéresse guère. Leur pensée s’avère, en réalité, hémiplégique. Gauche et extrême gauche ne conçoivent que ce qui les épargne d’un point de vue critique et les renforce dans leurs présupposés et  leur bonne conscience. C’est facile de dénoncer les riches, le racisme ou d’invoquer la défense des acquis sociaux !

Jeanne :

L’Ermite :

Pour en revenir à la lutte des classes, elle te concerne désormais. Car les ouvriers ne sont plus les seuls exposés au déclin, à la baisse du niveau de vie,  à la précarité, etc. Il est là le vrai combat à mener ! Tu vas te heurter à tes aînés baby-boomers, à des corporatismes (y compris de gauche et d’extrême gauche), à la puissance financière, aux exigences des bourgeoisies des pays émergents qui pèseront sur l’avenir de la France, mais également à tes illusions, habituée que tu es à te tourner vers l’Etat au moindre problème, à consommer, à profiter sans te poser de questions ou plutôt en cherchant des boucs émissaires à la misère du monde que parfois tu entrevois.

Jeanne :

Je… Enfin… Vous êtes un vieux fou ! Je n’aurais jamais dû venir.

L’Ermite :

Quand on regarde au fond d’un puits, on court toujours le risque d’éprouver un vertige, mais c’est aussi ce qui rend l’expérience excitante. Voilà pourquoi on jette quand même un œil…

Jeanne s’enfuit alors, blessée par la cruauté des phrases de l’Ermite, d’autant plus cruelles qu’elles sonnaient juste, laissant ainsi le vieil homme soudainement gagné par un malicieux sentiment de satisfaction.

Le malheur des uns et le bonheur des autres (partie 1)

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L’a les yeux qui commenceraient presque à rougir Ate le kabyle, ainsi qu’il aime à s’appeler parfois en plaisantant sur son origine. Il retient son émotion qui ne demande que çà de jaillir. Moi, penaud, je le laisse ravaler le tout. Il est un peu comme dans un soir de sacrée cuite. Vous voyez ce que je veux dire, quand on s’avère sur le point de vomir son alcool. On sent le truc venir, mais vomir on ne veut pas. Alors on serre les dents et on ravale avec un hoquet le liquide aigre. On le digère finalement, on s’habitude à la tête qui tourne encore et encore, puis on plonge dans le sommeil comme une enclume jetée dans une mer noire. Sa femme et ses deux mômes le consoleront ce soir que je me dis.

Ate, l’a appris qu’on ne lui renouvellerait pas son CDD de 7 mois. Sale nouvelle. Pour moi et Eve également, car il est possible que le même sort nous subissions dans un avenir proche. Eve c’est l’un des 4 CDD avec Ate, Nad et votre serviteur qui voudrait bien manier la plume comme on manie un glaive. Taillée comme un grand cheval, masculine, assez dure de caractère, elle s’accroche à ce job, Eve. Faut dire qu’elle a encore les traites de sa maison en banlieue à payer et deux adolescents à faire vivre, même si son mari ramène un très bon salaire. « J’avais un poste à responsabilité auparavant. J’ai beaucoup travaillé. Mais à mon âge, 45 ans, qui voudra m’embaucher ? Même en reprenant les études et en faisant un master, je n’ai pas trouvé, hormis ici ! », m’a-t-elle dit une fois.

Laissons Eve de côté et revenons à Ate. Il s’y voyait déjà pendant au moins un an. La DRH du grand immeuble d’où tout provient l’avait augmenté ce mois-ci. D’après certains ouï-dire ses boites d’archives auraient fait l’objet d’un contrôle. Etant donné qu’il est soigneux et productif, il le percevait comme un signe de reconnaissance pour son travail. Obtenir un CDI, même si cela reste improbable – on ne cesse de nous le répéter là où je bosse : le temps béni des embauches faciles est révolu les petits amis car la DRH ne veut plus – il y pensait suffisamment fort pour que ces arrières pensées suintent à travers ses paroles.

Chez les CDD on se faisait une raison, mais le cœur est resté le plus fort. L’espoir, en vérité, ca a tout d’une maladie incurable. Un peu comme de l’herpès. Ca résiste à tout et ca revient de temps à autre vous rappeler son existence désagréable. On a beau savoir que les chances sont faibles on y croit. Moi aussi j’y ai cru un brin. Je me disais en moi-même : pas mal finalement ce job, même si peu payé en CDD ! On apprend des trucs, on est dans l’opérationnel, on répond à des gens, on traite des dossiers, etc. Et pi, surtout, y a pas de masturbation « intellectuelle » faussement sérieuse à vendre. En bref, dans le fond, on y croyait tous, portés par un léger mais persistant espoir sucré. Celui de se fixer quelque part après des déboires professionnels et d’évoluer à terme comme les autres, vers un meilleur salaire et une vie sécurisée, en évitant si possible les emplois « marche ou crêve » ou si peu rassurants. Dans un pays riche et longtemps gâté, qui cependant se précarise, le « marche ou crêve » ou le travail jusqu’à « pas d’heure » sont de plus en plus mal vécus. Mieux vaut les laisser à d’autres si possible…  

Nad, trentenaire depuis peu, peintes aux couleurs des Comores, d’où viennent ses parents, elle a même pleuré à l’annonce du verdict… Elle aussi va sauter sur une mine.  Pour cette banlieusarde, qui vient de louer par miracle un appartement bon marché à Paris, et travaillait auparavant comme assistante commerciale, le coup fut rude au moment de l’annonce. Assise face à son directeur, elle n’a guère eu de mal à s’imaginer pointer au guichet, cette fois-ci devant, pour faire valoir ses pauvres droits au chômage. Heureusement, une entreprise d’intérim vient de la rappeler pour lui proposer un CDD plus long et mieux rémunéré. Quant à Ate, son beau mariage lui permet de sauver tous ses meubles. Sa femme vient, en effet, d’une famille très aisée et de gauche. La belle famille a du patrimoine et de l’amour à revendre pour la fi-fille, le gendre et les petits rejetons. Pourtant, l’a quand même pris une claque. Ses hautes études ne l’ont pour le moment mené à rien, car les sciences humaines, finalement, ca mène à pas grand-chose sinon à la précarité. Et avec l’âge, 45 ans, il a besoin d’une perspective professionnelle, comme tout le monde. Si même les familles de bobos commencent à être touchées, sacré vingt Dieux, où allons-nous !

Dès la nouvelle connue, le personnel a tiqué. Ce fut l’embarras et la surprise presque générales. Le directeur envoya un mail à la DRH en espérant la faire changer d’avis. En vain jusqu’à présent. Certes, l’obtention d’un CDI, mieux valait ne pas trop l’espérer, et les titulaires s’en désolaient sincèrement – cela ne leur coûte rien de souhaiter le meilleur pour les autres. M’enfin, on ne sait jamais, accrochez-vous quand même les amis. En revanche, mettre fin à un CDD dès le premier terme, ca, on vous l’assure, on ne l’a jamais vu, sauf pour les très mauvais. Une première ! Une innovation du nouveau grand big boss de la boite ! A moins que ce ne soit les 1000 contrats soudainement embauchés, suite à une annonce électorale récente de Sarkozy, qui ont précipité la cohorte des précaires en poste depuis près de 7 mois vers la sortie. Un rééquilibrage budgétaire escamoté, en quelque sorte. Ou bien peut-être s’agit-il seulement d’une fin de contrat liée à un remplacement ? Les motifs d’embauche sont, effectivement, variables : remplacement ou accroissement temporaire d’activité, bien que concrètement on ne voit guère la différence. Or, une erreur de la DRH dans la rédaction des contrats pouvait être fatale. Qui sait ? Rien ne sert de spéculer en vain. Les CDD, eux, ce qu’ils savent, c’est qu’ils ont boulonné. Très souvent envoyés en première ligne, c’est-à-dire au contact du public – ce dont une partie des titulaires essaient de se faire exempter (en usant de certificats médicaux) – les heures supplémentaires ne leur ont pas non plus fait peur. Faut bien s’investir, rendre des services et mettre, grâce à quelques heures en plus, du « beurre dans les épinards ». La tentative du directeur pour les prolonger malgré tout a presque quelque chose de pathétique. Les uns s’accrochent à des emplois précaires mal payés, mais dans lesquels ils placent leurs espoirs car une fois titularisés ils auront un job convenable et non dénué d’avantages (horaires, sécurité de l’emploi, primes, etc.) ; les autres, « heureux » titulaires, estiment que les CDD sont utiles et qu’il faut les garder. Au fond, le « on a besoin de vous » se comprend facilement quand on sait que les précaires pallient souvent les absences des titulaires et tiennent leur place au front malgré leur manque d’ancienneté. De toute façon, il n’est pas impossible que licenciés ce jour, ils soient ultérieurement repris… en CDD.

Les précaires, en fait, on en trouve de 3 sortes. D’abord, y a ceux qui bossent au début avec zèle pour se planquer une fois la titularisation acquise. Ceux-là ont bien appris la leçon de certains de leurs aînés ou de ceux qui les ont précédés. Après tout, l’éducation ca passe par l’exemple que l’on donne. D’où, peut-être aussi, la réticence de la DRH à effectuer de nouvelles embauches à long terme, hormis pour les petits copains de gens importants ou bien placés dans la boite. Ensuite, y a les bosseurs, qui généralement le resteront. Et pi enfin y a ceux qui n’attendent rien, sinon de terminer leur temps précaire. « Pauvre » Ate, « pauvre » Nad, je les classais plutôt parmi les bosseurs qui le resteront.

Je sirote un pastis. Assis dans un bar avec un collègue titulaire, Nic, j’attends l’heure pour visiter une expo où y aura rien que du beau monde tout beau et tout propre avec de la classe en plus. Il m’a invité. C’est gratuit. Les hasards de la vie font qu’il connaît l’organisateur de l’événement. Un réalisateur de films qui fait dans la gouache à ses heures perdues, de l’art contemporain paraît-il. On discute de ce qui vient de se passer ce jour-là – le non renouvellement des CDD – avant d’aller jouer les faux-mondains au milieu des tableaux. Il se demande pourquoi ce brusque coup d’arrêt. La vérité, seule la DRH et les dirigeants la connaissent. Je lui dis, cependant, combien je suis choqué par la manière dont les titulaires profitent de la situation. Au fond, les CDD assurent une partie du sale boulot. Et puis il y a un vrai problème de productivité et d’absentéisme chez certains titulaires, là où je bosse, mais ailleurs aussi. On se croirait à l’école buissonnière ! On voit des titulaires « sécher » le travail comme les collégiens ou les lycéens « sèchent » les cours dans les quartiers populaires, avec des excuses bidons (qui appelle le matin, qui envoie un SMS ou bien un mail, à la dernière minute, etc.). Tout cela coûte de l’argent, sans parler des avantages indus, des emplois « fictifs » au siège social, du genre chargé de mission de ceci, de cela ou de ceci-cela, de la sous-traitance des problèmes internes à des cabinets de consultant avides, et des dispositifs de travail compliqués dont l’efficacité reste discutable. Nic le reconnaît volontiers. Il sait sa chance d’être là et bien payé, même s’il râle souvent pour pas grand chose… comme tout titulaire qui se respecte.

Le malheur des uns et le bonheur des autres (partie 2)

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On entre dans la galerie. Un lieu avec des pseudo-briques sur le sol. En bois peint et vernis. Un grand patio avec un étage donne à l’ensemble de la pièce un air majestueux. La nuit dehors, la lumière artificielle et les couleurs criantes des tableaux, exposés sur les murs blancs, lui confèrent aussi une ambiance certaine qui bruisse des commentaires des visiteurs venus pour se montrer autant que pour voir. Moi, l’art contemporain j’aime pas ! Je manque de sensibilité à ce niveau. J’ai cette sale impression que c’est du pur « foutage » de gueule ou bien une sorte de salmigondis pictural prétentieux et prétexte à des épanchements égotiques sans intérêt de la part des auteurs et du public. Ma nièce adorable de 7 ans pourrait faire aussi bien sur la toile ! On ne saurait être plus hostile. Mais bon, que voulez-vous, à chacun ses goûts et ses couleurs en matière artistique. Heureusement, il y a comme un soleil dans les bouteilles de vin blanc pétillant italien et sur les petits fours…

Le public est très bourgeois. Des hommes, des femmes, en costume ou bien en jeans, soit dans un style décontracté, voire un peu « branché », déambulent et discutent. Ce qui me frappe chez les femmes tirées à 4 épingles c’est d’abord leur taille. Pour un petit méditerranéen comme moi, ca paraît logique. Mais là, vraiment, je me sens entouré par de grandes perches. Les chaussures avec des talons de 10 cm semblent très à la mode, surtout chez les jeunes. Peut-être est-ce l’époque qui le veut ? Il faut être grand, au-dessus des autres ou à leur niveau s’ils sont grands. Leur minceur prononcée m’interpelle également – pas pour toutes bien sûr – car en général ce sont les formes qui m’attirent chez les femmes. Il me faut quelque chose à saisir, à pétrir, etc. Or, là, rien de ce qui me plaît. Pas de bol. Le comble de l’élégance et de l’esthétique féminine semble être la grandeur, ainsi qu’une minceur dans le genre porte manteau, le tout empaqueté dans une posture amidonnée.

Mon collègue de travail croise un ami d’enfance. Un publiciste. Un type intelligent, sympa. Fils d’un antiquaire. Il gagnerait entre 10 000 et 15 000 euros par mois et vivrait le plus clair de son temps à Ibiza. Il est venu pour faire plaisir à l’auteur, un ami, autant que pour les relations publiques. Ce genre d’endroit s’avère propice pour prendre contact, se rappeler à un ancien client ou bien pour laisser sa carte. Lui-même le reconnaît lorsque je le lui fais remarquer avec humour. « Tu vois ce type accompagné de sa femme avec qui je viens de parler, il est directeur commercial dans une grande boite. Je vais prendre leur fille en stage pour qu’elle voit le métier de publiciste. Ca pourra servir pour plus tard. Et puis il m’a rendu des services, j’ai déjà travaillé avec lui », me dit-il à un moment. Un peu plus tard il converse avec une femme, quadra, elle aussi dans la publicité. La même qui trouve que dans les toiles, il y a quelque chose de fort (je viens de lui expliquer que je n’aime pas du tout). Echange de cartes de visite. Elle s’en va. « Tu te souviens d’elle ? », demande le publiciste à son ami Nic. « Elle m’avait touché les c……. à cette fameuse soirée. Je la déteste. Elle est d’un sans gêne. Mais bon, c’est pour le business alors. » L’art des relations publiques permanentes c’est ce qui m’impressionne le plus chez les classes supérieures. A chaque fois que je me suis retrouvé par hasard au milieu d’elles, je l’ai vu à l’œuvre cet art de la sociabilité stratégique. Dans la vie, il n’y a pas beaucoup de relations sociales désintéressées. Mais là, tout est prétexte à joindre l’utile à l’agréable et à rencontrer des gens, utiles eux-aussi ou susceptibles de le devenir, à l’occasion d’événements organisés, un peu comme on placerait ses pions sur le tablier d’un jeu de Go.

Deux photographes de mode nous rejoignent. Cheveux hirsutes pour l’un, calme comme un homme qui marche au ralenti, cigarette électronique métallisée au bec pour l’autre. La mère ou la belle mère du premier a mis le lieu à la disposition de l’artiste. Le second explique dans le détail le principe de sa cigarette électronique ramenée des USA, en tirant des bouffées de plaisir dessus. Il a une idée en tête à ce sujet, un business à lancer, il ne peut pas nous en parler pour l’instant sauf quand il s’agira de lui acheter son produit. Ce gadget l’enthousiasme beaucoup. Pensez-donc, le plaisir de fumer en ménageant ses poumons ! Ahahah… jouir des plaisirs de la vie sans risquer sa santé et ce malgré les abus, quel bonheur ! Et pi si on peut faire de l’argent avec en plus de cela…

Ca palabre, comme entre copains qui se retrouvent. Le publiciste montre à Nic sur son I-phone une photo de sa dernière Mercédès, tandis que le photographe amateur de volutes « électroniques » parle de son découvert de 6 000 euros et de son prochain voyage à Zanzibar au service d’un client me semble-t-il. Au fond c’est facile, me dis-je, d’apprendre des choses sur ces gens. Suffit de les questionner et de les écouter, voire de flatter leur ego que la réussite matérielle a parfois gonflé comme un ballon à l’hélium. Ceux qui réussissent et ont de l’argent aiment à en jouir publiquement. Ils parlent volontiers de ce qu’ils possèdent, de leur réussite et de leurs plaisirs dès lors qu’ils se retrouvent dans un lieu protégé. Chacun agite son jouet.

Cela me rappelle, mais dans un autre genre, ce que m’avait expliqué une fois une femme qui avait passé sa vie au service de gens riches. Elle me parlait d’une grande bourgeoise qui au départ ne lui adressait pas la parole : « Elle m’ignorait. Et puis un jour j’ai eu à l’écouter par rapport à certains de ses problèmes. Depuis, elle m’apprécie. Elle me trouve très intelligente, elle me l’a dit. Dans ce milieu, ils vous trouvent intelligent parce que vous les écoutez. »  

L’auteur, dont la barbe me fait penser à celle du sculpteur marseillais César, paraît, de son côté, content. Le monde est là et 2 toiles se sont vendues. Le prix des tableaux oscille grosso modo entre 2 000  et 8 000 euros. Bigre ! Ce n’est certainement pas avec un salaire de CDD, 1 200/1 300 euros nets par mois, que l’on pourrait s’offrir ses œuvres. Un grand type l’interpelle. S’ensuit un bref échange, puis l’auteur invite son interlocuteur à monter : « Faut venir à l’étage, y a des trucs très forts. » Le réseau des connaissances, ca ne vous assure pas seulement la notoriété, ca vous achète aussi ce que vous faîtes. Les riches font vivre les riches… et les moins riches, voire les beaucoup moins riches, à travers une industrie culturelle spécifique qui n’est certes pas accessible financièrement parlant à tous.

Drôle de journée finalement. Après le blues des CDD très probablement virés, la joie de ceux à qui tout réussi. Les potes de Nic, en quittant l’expo et une fois leur joint fumé, ils iront festoyer jusqu’à 2 heures du mat’. La crise, en vérité, ca n’a pas vraiment le même sens pour tout le monde.

Les Allemands ont toujours tort

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L’ermite Bernard, vieil original et observateur sarcastique de la vie sociale, discute avec son neveu et sa nièce, dans la caverne du midi où il aime se retirer à la fin de l’hiver. La vie sauvage, ca a du bon. Le neveu, Roland Bitieux, étudie la finance, tandis que la nièce, Aurélie Cestlafautede, travaille comme cadre administratif dans la Fonction publique territoriale.

 

Roland Bitieux :

L’Europe ne passera peut-être pas l’année. Ca ne va pas être triste !

Aurélie Cestdelafaute :

Et tu t’en réjouis ! Belle mentalité ! La crise et les difficultés actuelles proviennent de gens comme toi, les nantis de la finance !  

Roland Bitieux :

Je ne suis qu’étudiant. Tous ceux qui bossent dans la finance n’ont pas des salaires astronomiques. Et puis jusqu’à la crise, personne ne se plaignait vraiment de la finance, de ses excès, des risques de formation et d’éclatement dévastateur de bulles spéculatives à force de faire de l’argent avec rien, etc. Dès lors que les banques prêtaient à l’Europe sans rechigner, on n’y trouvait rien à dire. Tu fais partie de ceux qui dénoncent le capitalisme une fois qu’il ne leur profite plus autant ou qu’il révèle son revers de médaille.

Aurélie Cestdelafaute :

Mais qu’est-ce que tu racontes ! En quoi est-ce que je profite du capitalisme ?

Roland Bitieux :

La position de la France en Europe, sa richesse, et même l’Euro, lui ont permis d’emprunter facilement sur les marchés. C’est grâce à ses emprunts répétés que nous vivons au dessus de nos moyens sans le ressentir. L’argent emprunté a financé notre couteux Etat providence, a créé des emplois publics, dont le tien, a facilité l’octroi de cadeaux fiscaux à certaines couches sociales, etc. Bien sûr, les banques se sont très largement payées au passage, en faisant circuler l’argent et en prêtant, s’appuyant pour se faire sur un certain laxisme règlementaire amorcé, d’ailleurs, par tes amis socialistes à partir de 1983. Faute d’alternative ou de réelle volonté de s’y engager, et parce que l’argent facile séduit aussi la gauche, ils se sont alignés sur la tendance néolibérale de l’époque en matière commerciale et financière. Sauf pour l’Etat. Celui-ci n’a cessé de grossir. Le néolibéralisme dans une main et la distribution sans compter d’argent au nom du « social » dans l’autre, voilà ce qu’a réussi la gauche Mitterrandienne. Largement aidée par la droite bien sûr. Finalement, un bien curieux mélange.

L’ermite Bernard :

C’est qu’il devient bon le neveu ! Aurélie, tu devrais l’écouter.

Aurélie Cestdelafautede :

Pffff ! Ecouter quelqu’un qui incarne le comble du cynisme ! Les banques jouent pour ou contre leurs clients, selon ce que cela leur rapporte. Il n’y a aucune morale !

L’ermite Bernard :

Par définition le capitalisme n’a aucune morale. Il ne fait qu’exprimer la voracité des intérêts particuliers. Nous l’avons trouvé plus doux qu’il ne l’était en Occident au siècle dernier car le système a dû s’adapter pour survivre. Le progrès technique et le rôle accru de l’Etat ont permis d’adoucir la condition ouvrière, de favoriser l’enrichissement collectif, etc. Mais le capitalisme est toujours à la recherche d’une main d’œuvre corvéable à volonté pour réduire les coûts en compressant les salaires. La variable d’ajustement c’est le travail ! Or, depuis environ trois décennies, cette main d’œuvre corvéable il l’a trouvée ailleurs avec les paysans et les ouvriers des pays émergents que nos entreprises et les entreprises de ces pays exploitent. En fait, l’exploitation s’est déplacée dans l’espace tout simplement. Elle nous coûte cependant nos emplois dans l’industrie.

Roland Bitieux :

Et voilà le laïus marxiste habituel !

L’ermite Bernard :

Ce n’est pas un laïus, c’est du concret ! Il existe en Chine la plus grande usine du monde. Elle appartient à une entreprise taïwanaise nommée Foxconn, située dans la ville de Shenzhen. Cette usine emploie 400 000 personnes. Vous imaginez ! Elle produit notamment les I phones et les I pad d’Apple. La cadence de travail y est infernale et ce 10 heures par jour, 6 jours sur 7, pour un salaire d’environ 150 euros par mois. Une vague de suicides d’ouvriers a récemment défrayé la chronique. L’un des suicidés n’arrivait pas à effectuer en 7 secondes l’opération de montage répétitive qu’exigeait son poste de travail[1]. La communication ludique pour les petits consommateurs compulsifs que nous sommes a parfois un arrière goût de sueur et de sang, que l’on oublie bien vite…

Aurélie Cestdelafautede :

Bon, et l’Europe dans tout cela ? Les Allemands ne veulent pas des euro-bonds, ils ne veulent pas jouer la carte de la solidarité et sauver l’Europe. Que va-t-il se passer ? Où allons-nous ? 

Roland Bitieux :

Il vaudrait mieux pour eux qu’ils sauvent l’Europe. La monnaie unique leur profite, elle est plus avantageuse que l’ancien Mark, et leur a permis de comprimer ces 10 dernières années les salaires sans que le niveau de vie général n’en souffre, car les prix sont encore relativement bas en Allemagne. Il n’y a pas d’inflation avec une monnaie forte. Et puis ils exportent beaucoup vers leurs voisins européens et pas seulement vers la Chine. 

L’ermite Bernard :

Personnellement, je comprends et j’approuve la position allemande. 

Roland Bitieux et Aurélie Cestdelafautede (en chœur) :

Comment !

L’ermite Bernard :

L’autre jour quand je suis redescendu à la ville, j’ai bu un café chez Momo, le cafetier arabe. Il regardait la télé. Les infos précisément. La question des euro-bonds était évoquée. Il m’a alors demandé en quoi cela consistait ces fameux euro-bonds. Je lui ai répondu ainsi : « il s’agit, en fait, de mutualiser les dettes en demandant à la banque centrale européenne d’emprunter sur les marchés au nom de toute l’Europe. Elle émettra, pour cela, des obligations européennes, autrement dit des euro-bonds. Concrètement, cela signifie de mélanger les dettes des pays très endettés et dont la croissance est faible avec les dettes des pays économes et dynamiques, comme l’Allemagne. Ou, si tu préfères, mon cher Momo, ca revient à exposer l’Allemagne aux dettes de ses boulets de voisins, voire à la faire payer pour eux. Naturellement, les Allemands sont réticents! Ils ont, durant 10 ans, fait des sacrifices. On ne va pas leur reprocher d’être compétitifs et de jouer des coudes. C’est le propre de l’économie de marché. En bref, ils demandent aux autres des efforts et veulent garder, comme chacun, une Europe à leur avantage. » Savez-vous ce que Momo m’a dit ?

Roland Bitieux et Aurélie Cestdelafautede (en chœur) :

Non ?

L’ermite Bernard :

« Ils ont raison. »

Trouver un responsable, l’Allemagne, comme en 1914, c’est facile. Ca évite les remises en question. En vérité, les reproches envers nos voisins germains, même s’il y a aussi du vrai, nous en apprennent beaucoup sur nos élites. On les voit telles qu’elles sont actuellement. Prêtes à mendier, à réclamer aux voisins ceci ou cela plutôt que d’affronter la situation, et ce afin que le pays continue à vivre au dessus de ses moyens. Certains affirment que les euro-bonds sont l’unique solution pour renforcer la crédibilité européenne aux yeux des marchés. Je n’en suis pas si sûr. Peut-être est-ce surtout ce que l’on a envie d’entendre (que l’Allemagne garantisse nos dettes).

De toute façon, il va falloir décider quelque chose. Soit on reste dans l’Europe, si elle survit, et on accepte les efforts et les contraintes, soit on sort de la zone euro et on tente l’aventure en prenant acte des fortes turbulences que cela implique. Dans les deux cas, il y a aura de la sueur et probablement aussi des pleurs. En voilà un choix cornélien pour le futur Chef de l’Etat, n’est-ce pas? Un peu comme en 1983…

L’ermite se leva pour ramasser du bois. Il ne parlerait plus de la soirée. Un ermite cela fonctionne ainsi, il converse un moment, puis se tait pour longtemps.


[1] Merci à Vida pour cette information.

En 2012-2013, la haine sera peut-être à droite

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En l’an de grâce, comme dirait l’autre, 1981 j’étais juste un mioche. Ma mère, il m’en souvient, dans l’escalier qui menait à chez nous elle discutait avec une voisine. « On va voter Mitterrand ! Y en à marre de la droite ! » Je revois encore la scène. Même un garçonnet rêveur pouvait comprendre. Je l’aimais bien, moi, François. Le reste de ma famille aussi d’ailleurs. A cette époque ma mère faisait des ménages à temps partiel (des gâches), à moins qu’elle n’eût commencé à bosser en cuisine, je ne suis plus tout à fait sûr, et mon père contribuait à produire des richesses par son travail ouvrier dans l’industrie de la récupération des métaux et des ferrailles. Aussi, quoi de plus normal que d’adhérer au discours de François et de croire à ses promesses. De cette élection, je n’ai pas gardé d’autre souvenir précis. Ce n’est que bien plus tard que j’appris à quel point elle avait été agitée. En effet, beaucoup de riches planquaient leur argent en Suisse ou ailleurs à l’étranger avec l’annonce de la victoire programmée du candidat socialiste (les économistes appellent cela pudiquement la fuite des capitaux). Certains annonçaient même l’arrivée des chars soviétiques sur la place de la concorde. Le président américain Ronald Reagan et la Dame de fer britannique, Margareth Thatcher, suivaient de près les élections françaises, avec des intentions malveillantes. En bref, de 1981 à 1983, la haine et la peur étaient à droite, et pas seulement en France.

Cette haine et cette peur je les ai vues en 2007, mais du côté de la gauche et de l’extrême gauche françaises cette fois-ci. De cette gauche et de cette extrême gauche qui ont émergé à partir de 1983 et qui règnent idéologiquement sur bien des secteurs de la vie sociale depuis cette date, à défaut de savoir briller par l’intelligence de leurs idées et de leurs discours sur le monde. Les réactions de certaines couches sociales et d’une partie du peuple dit de gauche vis-à-vis de Sarkozy furent, en 2007, disproportionnées. Des réactions souvent stupides, voire fanatiques. Entre les injures sur le net, les invitations ridicules à quitter le pays, le matraquage médiatique de la presse du service public et de certains journaux ou magazines, sans compter les « indignations » récurrentes d’artistes exaltés en manque de bonne conscience et les actes de pseudo résistance de la part de catégories professionnelles surtout préoccupées par le fait de ne devoir rendre de comptes à personne, nous avons eu là notre lot de mauvaise foi, de détestation et de bassesses (lesquelles ont, je le pense, nui à la critique de ce président si « bling-bling » et occulté les vrais problèmes).

L’histoire aujourd’hui s’accélère. Elle ne progresse pas seulement par bonds, comme une puce, elle est aussi adepte d’un seul mouvement, celui du balancier. Dans les deux prochaines années il y a fort à parier que la haine et la peur seront à droite. Déjà, les chiens de guerre ont été lâchés sur Hollande, que ses supporteurs enthousiastes voient comme un nouveau François. Le Président Sarkozy en personne a anticipé devant des journalistes sa possible défaite, alors qu’il ne s’est pas encore déclaré candidat. Du jamais vu. A l’UMP, on bouillonne. Une partie de la droite voudrait bien se débarrasser de l’hôte de l’Elysée, mais elle n’a aucun champion à lui substituer. Une recomposition politique est à prévoir. La droite éclatera sans doute avec la défaite (si, bien entendu, elle perd, ce qui semble très plausible). Quand le pouvoir lui échappera et que la situation économique et sociale se dégradera, alors paraîtra de nouveau le visage de la haine, d’autant qu’il faudra prendre des mesures draconiennes pour redresser le pays. Des choix devront être faits pour savoir qui portera le fardeau des efforts à accomplir ou plutôt pour savoir comment le répartir au mieux. Or, il n’y a rien de plus dangereux qu’un bourgeois qui se sent menacé dans son confort de vie. Comme en 1936 et en 1981, le représentant de la gauche subira une forte pression destinée à le faire trébucher.

D’ailleurs, les bourgeois ne seront pas les seuls à agir afin de préserver leurs intérêts. A chaque fois que la haine et la peur se manifestent dans un camp, elles sont comme une révélation sur la nature des intérêts et des convictions profondes de ceux dont elles s’emparent. Les déclarations de principes et les arguments employés n’ont, en effet, aucune valeur. Il faut seulement les comprendre comme des justifications, des diversions et des prétextes dans la bouche de ceux qui se sentent menacés dans ce qui leur tient à cœur. Seuls comptent les réactions primaires et les réflexes de classe pour savoir ce qu’ils défendent vraiment ou ce qu’ils s’efforcent de cacher. Dans son fabuleux roman, L’éducation sentimentale, Flaubert décrit comment le père Roque, bon bourgeois provincial, assassine dans une cellule surpeuplée un insurgé agité qui lui réclame du pain. Il le tue d’un coup de fusil à travers les barreaux et répand sa cervelle sur un baquet qui sert aux prisonniers pour boire. Il faut dire que les émeutiers parisiens ont eu la mauvaise idée de dégrader son pied-à-terre rue Saint-Martin. « Les dommages causés par l’émeute à la devanture de son immeuble n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux (…) Son action de tout à l’heure [le coup de fusil] l’apaisait, comme une indemnité. » Génial Flaubert qui avait tout compris de la force des intérêts matériels.

Hollande va être confronté à un défi de taille. Des mesures de bon sens (de droite comme de gauche, et au-delà des clivages), du pragmatisme et de nouvelles règles du jeu seront nécessaires. Or, le candidat socialiste devra, s’il devient Chef de l’Etat, faire face à une droite dont une partie cherchera à prendre sa revanche, soutenue par des couches sociales qui ne veulent pas payer, bien que privilégiées, mais aussi à son électorat. Chez ce dernier, il y a des conservateurs. Car une grande partie des anti-Sarkozystes refusent également de mettre la main à la poche et rejettent toute forme d’effort. Une certaine haine à l’égard de Sarkozy trouve, d’ailleurs, son explication dans la menace qu’il a représentée pour leurs petites vies. Le « social », la Fonction publique et les subsides de l’Etat « mastodonte », ca fait vivre beaucoup de monde…

Le plus grand danger viendra cependant des plus privilégiés, profiteurs de la mondialisation et très grassement payés. Ceux-là disposent de puissants leviers et d’alliés de taille pour faire plier le probable futur Président de la République. La haine ressentie par les nantis menacés on va peut-être la voir surgir au grand jour, je vous l’annonce ! A moins qu’Hollande ne se laisse facilement circonvenir ou que son éthos de bourgeois ne prenne le pas sur la mission de nouvel espoir socialiste qu’il s’est donné et que certains lui prêtent. Dans ce cas, il rentrera dans le rang. C’est pas Zarathoustra qui parle, c’est juste Christobal.

Journal de Christobal: Quand les migrants parlent des migrants

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Fin de journée. J’ai la tête vidée comme œuf creux. Recevoir du monde au guichet ca finit par faire de vous un automate. Et puis les prises de bec ponctuelles et les explications ressassées, ca fatigue nerveusement. Je décide d’aller faire quelques barres au petit parc. Histoire de m’oxygéner un brin. Un jeune gars sautille, s’accroche parfois aux barres et jette maladroitement ses jambes en l’air pour donner des coups de pieds. En T-shirt qu’il est vêtu le bougre. L’a posé son blouson plus loin. Il fait froid pourtant. Il ne suit aucun programme d’entrainement et ne connaît des arts martiaux que ce qu’il a vu faire par de vrais pratiquants. Il me fait penser à un jeune chiot fougueux qui dépense son énergie par des bonds désordonnés, de brusques ruades et des chorégraphies sans nom. Entre deux phases de congestion musculaire je lui adresse la parole. C’est un Afghan. Un Tadjik d’Afghanistan pour tout dire. Il parle le dari (persan) et se débrouille plutôt bien en français. Il dit avoir 18 ans, mais fait bien plus que son âge, comme tous les migrants afghans que j’ai déjà croisés. Je le questionne sur son parcours, ce qu’il fait à Paris, etc.

Moi, les gens qui viennent de loin, dorment dans la rue ou dans des hôtels miteux, ca m’a toujours intéressé. Il y a, dans une ville comme Paris, en bas de chez soi, tout un monde qu’on ignore souvent. Il suffit pourtant d’être un peu attentif, par-delà nos routines ordinaires, pour découvrir que la vie sociale est comme une poupée en gigogne. Imaginez que vous marchez dans un jardin. Sous vos pieds, il y a un univers infiniment petit qui grouille. Des espèces animales et végétales coexistent, coopèrent et se tuent, tandis que la nature opère. Mais vous n’en savez rien. Enfin, je veux dire, vous êtes conscient que tout cela existe, mais vous n’en voyez jamais rien, à moins de vous arrêter un instant, une loupe à la main. Faut une sacrée curiosité pour ça. Dans la rue, c’est un peu la même chose, et derrière les façades des immeubles également. Ceux qui ont lu La vie, mode d’emploi de Georges Perec savent de quoi je veux parler.

Le jeune Afghan, il discute de sport, il s’efforce de maigrir et souhaite endurcir ses abdos. Il dit aimer le Tae kwon do, un art martial d’origine coréenne. Ce fut, d’ailleurs, le premier art de castagne que je pratiquais adolescent. La boxe suivit plus tard… Il me parle aussi de la demande d’asile. Il vient d’avoir sa majorité. Que faire ? Il sollicite quelques conseils. Est-ce que l’asile ca vaut le coup ? Qu’est-ce que ca apporte ? Etc. Il connaît Bordeaux et à vécu un temps là-bas, depuis son arrivée en France. Mais Paris, c’est nouveau pour lui, apparemment. La discussion ronronne, seulement interrompue par l’exercice. Et puis soudain, ces quelques phrases, lâchées tranquillement :

–        Tu es Français ?

–        Oui. Je suis né ici.

Un ange passe très vite. Faut dire que juste avant un rebeu et un jeune franco-asiatique s’entraînaient en sa présence. Ils se sont, d’ailleurs, dit au revoir. Une politesse de sportifs. Mais il vérifie malgré tout à qui il a affaire. Sait-on jamais. Il s’assure que le p’tit brun avec le teint un peu hâlé en face de lui, c’est-à-dire moi, ne vient pas d’un autre pays (les gènes espagnols et pieds-noirs, ca laisse quelques trâces morphologiques, même si l’on est frenchie).

–        Paris j’aime pas. Y a trop d’étrangers. Des Noirs, des Maghrébins, des Chinois… Y a pas de Français ici. J’aime bien la province pour çà. Y a des Français. Et puis en province la vie est plus tranquille.

A chacun sa carte postale.

–        Et l’asile tu vas le demander ?

–        Oui. Qu’est-ce qui se passe si on n’a pas l’asile ?

–        (Cette question m’étonne). En théorie tu dois quitter la France.

–        Ca sert à rien alors de rester 2 ans en France pour repartir ensuite. Je préfère qu’on me dise non de suite. Ailleurs, c’est plus rapide, t’attends pas comme ça. D’autres Afghans m’ont expliqué.

Il finit par me saluer. Je termine ma séance de sport et je traverse la rue pour m’en jeter un p’tit dans le gosier. Après l’effort, le réconfort. Dans le bistrot un peu rétro où je pose mes fesses, il fait bon vivre. La lumière et les nappes à carreaux font très vieille France. Ca c’est un truc pour les touristes, en plus des gens du quartier, que je pense. Un sympathique attrape-flâneurs ou un miroir aux émissaires des guides de voyage qui distribuent les bons points et font la réputation d’une adresse. Pourtant, le bar se veut discret. En bref, c’est un endroit qui fait son beurre sans être envahi par des êtres venus d’ailleurs photographier tout ce qui bouge.

Je goûte une liqueur de prune. Faut c’qui faut ! Suis pas là pour faire la mauviette, même si cela ne se marie guère avec le sport. Du sang vietnamien, cambodgien et thaïlandais coule dans les veines du serveur né en France. Quant au cuisinier, il est bengali. On taille une bavette, avant qu’il ne cuisine de nouveau pour les clients. On parle de la demande d’asile. Lui aussi tient un discours cauchemardesque pour les antiracistes et les défenseurs d’une France terre d’asile. Son français s’avère très approximatif, mais malgré la liqueur de prune je m’accroche.

« Les Bengalis ils demandent l’asile, mais personne n’a là-bas de problème. Ils viennent juste pour bosser. Faut de l’argent pour arriver jusqu’ici. Ce sont les riches qui viennent et ils travaillent pour rembourser. »

Bigre, il ne fait pas dans la dentelle, le jeune gars, que je me dis.

« Ils restent 5 ans, 10 ans, et puis ils rentrent au pays. L’asile en France ca dure. C’est pour cela qu’ils viennent. Après l’Ofpra, y a la CNDA. Et puis après y a encore un recours possible[1]. Ils continuent pour gagner du temps et pour l’argent de l’allocation[2]. Mais bientôt ca c’est fini! »

Intéressé, je le questionne sur lui-même. Sa femme est française. Il a un enfant ou bien ca va se faire bientôt, je ne sais plus. Arrivé il y a 2-3 ans, il pense s’établir du fait de sa situation maritale. Pour lui, les Bengalis débarquent à Paris parce qu’ils peuvent facilement y rester (« y a pas de contrôle ! ») et parce que l’expérience professionnelle acquise en France leur apporte un certain prestige de retour au pays.

« Sarkozy, il est mal vu ici, mais il a raison pour l’immigration. Quand je vois ce qui se passe et que les Français ils ont du mal à avoir du travail, je me dis : la France elle est folle ! Si ca continue, la France elle va devenir comme l’Espagne, l’Italie, la Grèce. Y aura plus de travail. Les Français y resteront dehors. »

Dans le fond, je trouve ca rigolo de voir comme les migrants parlent différemment quand on n’a pas l’étiquette d’un travailleur social. Cela m’évoque même quelques souvenirs infantiles. Votre mère vous amène chez le docteur, car de nos jours, et même de mon temps, à savoir il n’y a pas si longtemps, une bonne mère vous emmène forcément chez le docteur pour un oui, pour un non. Mieux vaut mourir d’une overdose de cachets que d’attraper une mauvaise grippe ! Enfin, bref, vous vous retrouvez là, penaud, devant le toubib. Pourtant, il y a un quart d’heure seulement, c’était la dévastation nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki confondues dans votre pauvre ventre souffrant. Mais là, va savoir pourquoi, vous vous sentez beaucoup mieux. Alors, le docteur Knock, il vous ausculte. Forcément, pour ne pas avoir l’air trop con vous faîtes « ouille ! », plus que vous n’avez réellement mal. Il arrive même que l’Hippocrate médecin ne soit pas vraiment dupe. Vous le devinez. Entre comédiens, de toute façon, on finit toujours par s’entendre. Du moment que cela rassure la gentille maman, que faudrait-il de plus ?

Mais revenons à nos migrants. Certes, l’immigration ca ne se résume pas à quelques propos ou points de vue évoqués par quelques isolés et dont on ne connaît pas vraiment, d’ailleurs, les intentions cachées. C’est bien plutôt une variété de situations, dont certaines versent dans la précarité ou la tragédie, et d’opinions qui peuvent changer au fil du temps chez les principaux intéressés. En outre, si certains feraient pâlir, par leurs propos, ceux qui pensent bien – les bonnes gens des temps modernes – d’autres tiennent le discours revendicatif en vogue des ex colonisés qui estiment que la France leur doit tout et s’avère l’unique responsable de leurs malheurs.

Finalement, je me dis que j’en apprends plus sur les questions migratoires dans la rue que de la bouche de certains experts ou professionnels quotidiennement en contact avec les migrants.

Je me lève de mon tabouret. J’ai pas sur moi l’argent pour un autre verre. Un instant auparavant, un sympathique Tamoul est entré avec un visage souriant. Il vend des roses rouges à l’unité. Malheureusement pour lui, il n’y a pas, ce soir, de couples et de dîners romantiques.


[1] Après un rejet de l’appel par la Cour nationale du droit d’asile, il est possible de demander un réexamen du dossier. Il faut cependant apporter des éléments nouveaux. Cela n’est donc pas systématique, ni hyper fréquent, contrairement à la procédure d’appel suite au rejet de la demande d’asile par l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides. La procédure lambda (première décision + appel) dure souvent entre une et deux années. Parfois plus, bien plus… Personnellement, je vois souvent passer à mon guichet des personnes venues réclamer, une fois les recours épuisés, une attestation spécifique pour déposer une demande d’aide médicale d’Etat (réservée notamment aux « sans papiers »). Ceux-là, en situation irrégulière, ne partiront pas.

[2] Allocation temporaire d’attente dont bénéficient les demandeurs d’asile non pris en charge dans des centres d’accueil pour demandeurs d’asile, le temps que leur demande d’asile soit traitée (jusqu’au rejet final). A noter que depuis peu le Bengladesh est considéré comme un pays sûr, autrement dit les Bengalis font désormais l’objet d’une procédure de traitement et de rejet accélérée par l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides. Cette nouveauté est censée raccourcir la durée de la demande d’asile et donc de perception de l’ATA.

Journal de Christobal: Les Chinois, les Bengalis, etc., et nous, et nous et nous…

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« C’est bon ? », « Mèçi ! ». Sont drôles les Chinois arrivés de leur bled quand je les reçois et qu’ils me jettent au visage quelques mots en français mal articulés. Là où je taffe en ce moment, j’en vois passer par wagon entier. Venus en France officiellement pour demander l’asile. Dans les faits, la plupart travaillent et/ou rejoignent de la famille. La diaspora a ses réseaux que la raison… et l’Etat n’ignorent pas. Je me contente d’actualiser leur situation et de prendre les justificatifs nécessaires à l’obtention d’une allocation spécifique, d’environ 320 euros par mois, qu’ils percevront le temps que leur demande d’asile soit traitée (y compris en appel). Une sorte de travail à la chaine pour moi. Les demandeurs d’asile défilent à mon comptoir comme de la marchandise, avec des questions et des gestes répétitifs auxquels je réponds de manière très souvent stéréotypée. Voilà ce que je fais toute la journée, en plus de manipulations informatiques codifiées.

Les Chinois, y parlent pas ou très peu. Ils contestent rarement, même quand des collègues impatients les engueulent ou leur donnent des réponses qui ne les satisfont pas. Ils sourient plutôt, bredouillent parfois quelques mots et tendent leurs papiers. Beaucoup ne comprennent pas vraiment ce que je fais. Faut être vigilant. J’en ai vu s’en aller avant que j’ai pu leur rendre leurs documents ou bien avant que je ne leur remette en main propre l’attestation qu’ils sont venus chercher. Ceux-là ne savent pas vraiment pourquoi ils viennent me voir, sinon pour s’acquitter de mystérieuses formalités administratives permettant le versement d’une allocation et l’obtention d’une couverture médicale (CMU ou AME lorsqu’ils se retrouvent en situation irrégulière sur le sol français). Y en a de toutes les sortes. Jeunes, vieux, hommes, femmes, couples. Des visages lisses comme de la cire et des faces burinées. Des jeunes femmes, dont la tenue aguicheuse et le maquillage laissent à penser qu’on les retrouvera sur les trottoirs de Belleville ou dans quelque salon de massage plus ou moins interlope ; des gens miteux, qui sentent la mauvaise hygiène et les conditions de vie précaires, complètement paumés, limite apeurés et abrutis, venus de coins perdus de l’empire du milieu ; de fraîches jeunes filles et des jeunes hommes propres sur eux ; ou bien encore de probables grands-parents qui se présentent accompagnés… La plupart sont domiciliés auprès de la même association. Fondée par un Chinois paraît-il. La seule à Paris qui fait payer aux migrants, chinois et autres, l’adresse postale et la réception du courrier. La diaspora a le sens des affaires.

La demande d’asile en France, actuellement elle concerne beaucoup les Chinois et les Bengalis, même si les Africains et les Russes s’avèrent également nombreux. Suffit, d’ailleurs, de regarder les chiffres de l’OFPRA pour s’en faire une idée. Les Chinois sont quasi assurés de ne jamais être reconnus réfugié. Pourtant, ils viennent quand même. Les Bengalis aussi. Z’ont beaucoup plus de chance, ces derniers en revanche, d’obtenir le sésame de l’asile politique. Mais, tout comme leurs frères migrants asiatiques, ils sont là pour bosser. Ils sentent parfois fortement le poulet tandoori. Le travail en cuisine ca laisse des traces odorantes, surtout les épices, si on n’a pas eu le temps de prendre une douche. Je le sais, ma mère elle a bossé 25 ans en cuisine à s’y casser l’échine. Je me rappelle encore les odeurs quand elle arrivait à la maison et m’embrassait. Comme la madeleine de Proust, ca favorise les réminiscences. En moins poétique cependant.

Qu’est-ce qu’ils baratinent les Bengalis ! De vrais anxieux, de vrais marchands de tapis. Il faut leur répéter plusieurs fois la même chose. Ils veulent des photocopies pour tout. Ils insistent. Avec eux on peut parler en anglais, en mauvais anglais je veux dire (le mien comme le leur). Souvent quand ils me tendent leur récépissé de titre de séjour, j’y lis les commentaires de la police ou de la gendarmerie : « vendeur à la sauvette, pris le… ». Enfin, pas tous. Ils ne se font pas avoir à chaque fois. Et pi y a la restauration où les contrôles sont moins fréquents. Mais pour les récidivistes, les commentaires peuvent être acerbes : « Penser à le buter ! ». Pas toujours très sympathiques les flics.

Au fond, l’allocation temporaire d’attente (ATA), dont bénéficient les demandeurs d’asile en stand by et non pris en charge dans des centres d’hébergement spécifiques (en fait, les plus nombreux), c’est un peu le RMI, ou plutôt le RSA, du tiers monde et des pays émergents. Un tribut que la France paie à la mondialisation et aussi à la misère étrangère venue tenter sa chance avec un système relativement généreux. Ca lui coûte quelques dizaines de millions d’euros par an (une cinquantaine en 2008 par exemple). Y a pire comme dépense. M’enfin ca n’est pas rien non plus[1]. Bien sûr, des raisons politiques à la fuite vers la France, sans doute il y en a aussi. Pas facile, pour autant, de faire la part des choses. Quand on voit défiler des gens, en provenance de tous les horizons, y compris des USA, d’Israël, du Brésil et même de Norvège, on finit par se poser des questions. Certes, ces cas sont exceptionnels. Reste que l’importance des Chinois et des Bengalis dans la demande d’asile ne se suffit pas d’une explication qui attribue à la dureté des régimes en place et des persécutions individualisées la venue au pays des droits de l’homme. Heureusement, cela fait vivre le monde associatif, ainsi qu’une certaine bureaucratie nationale et européenne. Y a pas que le travail au noir qui en profite. Faut bien des emplois publics ou subventionnés pour les classes moyennes ayant une formation juridique ou généraliste…

Dans notre beau pays, si fier de ses valeurs, l’exploitation de l’homme migrant par l’homme tout court, elle est bien réelle. On la devine sans peine. Là où je bosse, maintenant on reste sur nos gardes. On fait gaffe aux procurations pour les RIB. Trop de trafic, trop de « magouilles » comme disent mes collègues. Quand on cherche, on finit toujours par trouver. En cherchant bien on a trouvé des cas de personnes bénéficiant de multiples procurations, sur Paris et même dans le reste de la France. Un unique compte bancaire pour percevoir l’ATA des autres ! Des « rançonniers » au pays des chansonniers. Enfin, je veux dire des rançonneurs. Sans compter ceux qui louent leur boite aux lettres à leurs compatriotes. L’immigration ca paie toujours, ca rapporte, des petits profits comme des grands. Une partie du commerce chinois et bengali, voire tamoul, implanté en France fonctionne grâce à cette main d’œuvre venue d’ailleurs (vente au détail, à la sauvette, restauration, confection…).  Les patrons issus d’autres communautés sont aussi de la fête! Dans mon quartier, je connais au moins 2 commerçants, un Egyptien et un « Français bien de chez nous », qui emploient un migrant bengali ou tamoul pour 30 euros la journée de 10 heures… Une main d’œuvre subventionnée par l’ATA et le manque à gagner de l’URSSAF. Qui a dit qu’ici on décourage la libre entreprise![2]

« Pourquoi êtes-vous venu en France ? », que je demande un de ces jours à un sympathique Chinois. Il parlait un peu le français, cela me surprenait. Il est vrai que ce brave homme avait vécu plusieurs années en Afrique de l’Ouest. Du coup, la langue de Molière, il avait appris à la bredouiller au contact de la population locale francophone. Ce travailleur itinérant, au visage marqué, me répondit alors, un peu gêné : « Il y a beaucoup de monde en Chine. » Cette phrase claqua à mes oreilles comme un long fouet. Sur le point de crier « Eurêka ! » je fus même, tant elle me chamboula les neurones un bref instant. La Chine, future superpuissance, ne parvenait pas, en dépit d’un taux de croissance de 9% par an, à occuper toute sa main d’oeuvre pauvre. Qu’à cela ne tienne ! La diaspora y pourvoira et le reste du monde également ! L’interdépendance et l’hypocrisie réciproque entre les pays m’apparurent soudainement. J’en voyais les conséquences concrètes. Là, juste devant moi. Incarnées par cet homme dont le labeur avait durci la peau.

Les relations entre l’Occident et la Chine, c’est un peu comme le jeu de la barbichette. Je te tiens, tu me tiens, le premier de nous deux qui rira aura une tapette. Tandis que les Etats-Unis renflouent leur déficit budgétaire avec l’argent des Chinois, ces derniers vendent leurs produits manufacturés bon marché grâce à un yuan sous évalué et un coût de la main d’œuvre défiant toute concurrence… pour les pays riches. L’Europe et la France ne sont pas en reste. On achète aussi  leurs produits à bas prix, ayant renoncé à une partie de notre industrie, on aimerait qu’ils rachètent davantage de notre dette, et on accueille des flux importants de leurs ressortissants, dans une sorte de colonisation à l’envers (comme avec le reste de l’immigration). Ces Chinois de Chine font vivre et enrichissent, ainsi que je l’ai dit, une partie de la diaspora. Faut bien ça, non ? Un échange de bons procédés au sein d’une internationale des exploiteurs petits et grands, cyniques ou ignorants, avec ou sans (bonne) conscience. Nos grandes entreprises délocalisent en Chine et exigent des travailleurs locaux qu’ils triment comme des bêtes de somme pour leur plus grand profit à elles, tandis que la Chine exporte chez nous jusqu’à son surplus de main d’œuvre. Et pi on trouve toujours quelques avantages à cette instrumentalisation mutuelle. C’est lors d’une réunion collective avec le directeur adjoint de l’agence locale dans laquelle je travaille que je l’ai compris. Il évoquait des questions budgétaires. Paraît que toutes les fournitures commandées sont made in China car faut faire des économies. Marrant. Quand j’ai vu la direction régionale de la boite, c’est pas le mot « économie » qui m’est tout de suite venu à l’esprit. De même, quand j’ai appris l’existence d’un 14ème mois de salaire (soit, avec le 13ème mois, deux fois par an un double salaire) et la prise en charge à 100%  du salaire, sans délai de carence, des arrêts maladie – souvent répandus, voire prolongés, d’après ce que je vois et j’entends – grâce une généreuse convention collective, le mot « économie » ne s’est toujours pas imposé à moi. Si certains collègues, forts de leurs 10-15 ans d’ancienneté et d’un bon coefficient, ont obtenu un 14ème mois à près de 5000 euros, j’ose à peine imaginer ce qu’il en est pour les cadres avec de la bouteille et pour les dirigeants. Heureusement, le made in China est là pour rogner sur les dépenses excessives. Du haut de mon CDD mal payé, je respire. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui rira…


[1] Cela concerne la seule ATA. Estimer les dépenses liées directement à l’asile signifie, en effet, de prendre aussi en compte d’autres coûts: celui de l’hébergement dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile, celui de l’allocation que les personnes hébergées reçoivent en sus de leur prise en charge (moins élevée que l’ATA cependant), celui du traitement juridico-bureaucratique de l’asile et, enfin, celui de la couverture sociale.

[2] Certains migrants savent cependant se débrouiller; d’autant que les situations personnelles sont variées. Un Africain travaillait, par exemple, pour une entreprise de nettoyage et percevait mensuellement 1200 euros nets par mois. Avec l’ATA son revenu s’élevait ainsi à près de 1500 euros. L’équivalent du salaire médian en France. Quand il réalisa l’ampleur de sa bévue – révéler à un collègue sa situation – il devint agressif et plus jamais ne reparut. Le versement de son ATA fut bloqué.

Journal de Christobal: Les Indignés s’indignent

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Début novembre 2011 fallait bien que j’aille traîner mes guêtres du côté de l’indignation. Une manif’ était annoncée. Des Indignés occuperaient un lieu symbolique : le parvis de la Défense, le quartier des affaires parisien. Ce mouvement qui essaime un peu partout aux USA et en Europe mérite qu’on y jette un coup d’œil. Dans la vie, faudrait pas s’interdire de regarder ce qui se passe en dehors de son petit cocon. Non, vraiment, la curiosité est mon meilleur défaut. Un péché véniel, auquel je m’abandonne volontiers. Ou plutôt, la mouche du coche de ma tranquillité d’esprit et de ma bonne conscience, car à force d’être curieux on finit toujours par tomber sur quelque chose de déplaisant. Mais bon, un vice est un vice. Pas facile de s’en débarrasser.

Donc me voilà partie, en essayant, si possible, de laisser au boulot mes idées préconçues. J’arrive alors qu’il fait nuit déjà, faut dire que c’est l’autonome, la saison des ténèbres qui commencent à tomber sur le jour assez vite. La manif’ a commencé depuis un bon moment.

Une douzaine de cars de CRS et leurs hommes en bleu attendent, paisiblement, à 20 ou 30 mètres des manifestants. Moi j’en vois, des Indignés et des curieux, entre 300 et 500, mais certainement pas 1000. Une dizaine de tentes naines sont dressées. Leurs occupants comptent rester plusieurs jours. Comme à Wall Street.

Alors que je m’approche, un orateur enthousiaste, muni d’un porte-voix, évoque le chiffre de 1300 personnes : « Je ne suis pas bon en math, mais je vois environ… ». A ces mots je rigole. « L’est pas bon en math vraiment ! ». Dans le sud, d’où je viens, on est moqueur… A côté de moi, une femme renchérit le sourire aux lèvres : « Vraiment à la louche alors ! »

Y a des gens divers. Enfin presque. Le public est mélangé au niveau des âges et des sexes, mais les jeunes issus des classes moyennes, un peu bohèmes, héritiers des années 1960 avec leurs hippies, prédominent. On les reconnaît au style vestimentaire et à la chevelure. Z’ont un côté très fringues et babioles venues du monde entier sur eux. En revanche, y a pas vraiment de familles. Je trouve plutôt des isolés et des groupes. Au fond, la mouvance « altermondialiste » et « gauchiste » est, à vu de nez, surreprésentée. Bien sûr, je croise des curieux, comme moi, des journalistes aussi. En bref, tout cela me rappelle la fin des années 1990 et la contestation du G7.

Je baisse les yeux. Bingo ! V’la ti pas des messages sur un sol aussi bariolé et coloré que certains manifestants occupés à jouer de la musique. Des sortes de prières, des aphorismes, pour un monde meilleur : « L’amour peut tout », « changeons le monde », « il n’y a pas d’avenir sans paysans », « l’Amazonie », etc., et quelques sentences plus politiques comme : « A bas le capital », « libérer la Palestine »

Tout le monde peut écrire librement. C’est la démocratie du stylo ! A côté de moi, un gars se baisse et laisse sa marque sur une banderole : « Pour les enfants de la vie ». Une femme, qui fait plus de 40 ans, un peu hippie, un peu guindée également, glousse de satisfaction en voyant ca.

Je continue ma ballade. Sur le sol encore une inscription. Un truc anti Sarko, une allusion à la Rolex. Classique, me dis-je. Quelques panneaux, banderoles, délivrent des messages plus, comment dire, « politiques » : « La dette publique : une affaire rentable ! A qui profite le système », « consommer ne rend pas plus heureux », etc. Je ramasse un tract. Les organisateurs sont nommés (99%, Uncut, Les pas de noms, Les indignés de la Bastille, Démocratie réelle maintenant). Le texte dénonce le 1% qui décide pour tout le monde, l’oligarchie financière, et affirme qu’un nouveau monde reste possible, qu’il faut le bâtir.

Après la démocratie du stylo, la démocratie du micro. Les gens se succèdent pour dire un mot à un micro relié à un haut parleur tenu par un garçon. La foule est rassemblée sur les marches du parvis, ceux qui parlent au micro surplombent une bonne partie des manifestants. C’est pourtant vrai qu’y a un air d’agora dans tout ça !

Chacun y va de son message. Quand j’arrive dans la manif’, un Marocain parle de la monarchie autoritaire qui gouverne son pays. Je me dis que les révolutions arabes vont faire bouger l’autre côté de la méditerranée. Peut-être d’autres pays du Maghreb et du Machrek seront-ils concernés ? Tout le monde a cela en tête. Je me suis réjoui de ces révoltes. A présent je me pose la question : révolution ou contre-révolution ? L’avenir le dira, nous n’en sommes qu’au début. De toute façon l’histoire est en marche. Elle marche comme un géant, l’histoire, petits ou grands pas, souvent ca fait du dégât, les arbres et pierres s’envolent sur son passage.

Le maitre mot de la soirée : l’espoir ! Un patchwork qu’elle est cette messagerie collective. Chacun amène sa pièce rapportée. On a tous des choses à dire. Moi le premier. Mais les micros j’aime pas ça.

Une jeune fille s’écrie : «  j’ai 21 ans, j’veux pas payer pour les dettes laissées par les générations précédentes et les gouvernements qui se sont succédé! » Pendant ce temps, à coté de moi, une jeune femme parle de la dette française à une femme plus âgée. Le chiffre qu’elle donne sonne faux, je la reprends poliment, on a un bref échange courtois. Mon grain de sel toujours je mets partout…

Au micro, on s’indigne encore et encore. Une femme raconte que dans un immeuble près de chez elle un groupe de personnes, des étrangers (sans doute des clandestins, des squatteurs), ont été expulsés, que c’est terrible… Un jeune homme la suit et dit qu’il est heureux d’être là, « même si certaines personnes voudraient qu’ils ne soient pas là ! ». Je ris, je le raille gentiment auprès de mes voisins : « Qui? On veut des noms! ». A ma gauche, une dame d’un certain âge rit aussi: « oui, c’est un peu léger ». Le discours est plein d’enthousiasme… mais sans vraiment de slogan ou de message clair.

Un sud américain quinquagénaire ou sexagénaire (un Chilien) parle de mouvement qui commence, de révolution à venir, je pense à un égaré de la vieille gauche sud américaine. Et pi ca continue, la thérapie collective, le florilège de la révolte. On dénonce Areva, le pillage des ressources au Nigéria et j’en passe. A un moment, un jeune homme prend le micro et clame : « Je suis veilleur de nuit, je vais veiller, je vais camper au moins jusqu’à lundi (…) nous sommes la lumière du monde (…) je vais rester ici, personne ne me délogera, la terre appartient à tout le monde ! » Quelques instants plus tard l’un des organisateurs déclare: « Si la police intervient pour nous déloger, n’hésitez pas à rentrer dans vos tentes, d’un point de vue juridique c’est considéré comme une propriété privée et on ne peut pas vous en chasser. » Comme quoi la propriété privée ca a du bon…

Une ouvrière, qui se déclare comme telle, la cinquantaine, prend la parole pour plaindre le sort de la jeunesse qui ne trouve pas d’emploi et à qui on demande des diplômes, d’être jeune… et de l’expérience… Pas mal, je trouve. Mais elle finit par un « les licenciements devraient être interdits », on croirait entendre Arlette Laguiller.

Il n’y a pas de manif’ en France sans trouble-fête. Une manif’ sans perturbateur, chez nous, c’est comme un ragout sans sel. Aussi 2 gars des cités sont arrivés. Fallait bien çà. Un « blanc » ou « reubeu », de loin pas facile de savoir, et un « black ». Le clair de peau s’empare du micro et balance une phrase choc, l’avait dû la préparer quelques secondes auparavant : « Françaises, Français, allez tous vous faire enculer ! » L’était fier de son coup. L’un des organisateurs, à ces mots, réagit : « Je rappelle que nous sommes ici pour dialoguer et que ce n’est pas une tribune pour l’injure! »

Je les observe de loin, les lascars. Apparemment, un vieux qui fait partie d’un des groupes organisateurs croit pouvoir les sensibiliser à sa cause politique. Il leur montre des affiches, des tracts, il n’a pas compris qu’ils sont là pour s’amuser et provoquer (à moins qu’il n’essaie de les amadouer). Alors que les Indignés rêvent d’un monde sans argent (comme il est écrit sur un panneau), eux idéalisent généralement le fric, la consommation, la frime, etc.

Ils déambulent avec leur bouteille de soda, « dragouillent » une ou 2 filles, agitent les affichettes que certains Indignés complaisants leur ont données, se font prendre en photo, puis le clair de peau vient taquiner l’orateur du moment qui déblatère un discours sérieux sur le système. « Je peux terminer » dit celui-ci, qui s’éloigne de 2 pas. Mais le « banlieusard » revient à la charge, insiste pour dire un mot, son interlocuteur cède. « Je m’appelle Salvatore… (je ne comprends pas tout, il prend un accent ou il a un accent, il baragouine), ma vie c’est la Cosa Nostra. Françaises, Français, allez tous vous faire enculer! » Son pote black se marre, le jeune gars qui tient le haut parleur coupe le son, un autre finit par lui reprendre le micro, le public siffle et crie « houe, houe », les Indignés s’indignent…

Un truc pareil avec les gros bras de la CGT, comme chez les ouvriers du livre ou dans certains cortèges d’ouvriers métallo, ca ne passerait pas. Les 2 lurons se feraient virer sans ménagement. Là, ils continuent à déambuler et à importuner quelques Indignés. Ils finissent par partir.

Tandis que les uns veulent révolutionner le monde, pour le moment, à coups de bons sentiments, les autres sont venus leur cracher à la gueule en riant. Les « doux rêveurs » face aux « racailles ». La volonté de changement collectif utopique et la volonté de tout casser pour soi-même. A part eux, tous les autres, où sont-ils ? Les absents auraient-ils toujours tort, que je me dis…

J’ai un rancard. Des amis à rejoindre. Je dois filer. Je m’éloigne de ce groupe de manifestants qui paraît bien minuscule sur la vaste esplanade de la défense, face aux froids et gigantesques immeubles où siègent les grandes entreprises et banques. Je croise un CRS grisonnant qui parle au téléphone, probablement avec son responsable : « Bon, on les laisse tranquille alors! »

Près de la bouche de métro les 2 « racailles » ont rejoint leurs potes (quasiment que des blacks), le clair de peau raconte apparemment ses exploits récents. A peine l’escalator me dépose-t-il sur le sol souterrain que la foule m’assaille, les magasins sont remplis, les gens font leurs emplettes, tandis que quelques centaines d’Indignés dénoncent, à la surface, dans un coin de bitume, le consumérisme et le système financier. Plus tard, dans la soirée, ils seront virés manu militari. On a vu les images à la TV. Changer le monde, c’est pas faire du camping…

Journal de Christobal: Les enfants gâtés vont-ils trinquer ?

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Dans les rues glacées de Paris j’avance, encapuchonné. J’aime bien les capuches. On se coupe du monde extérieur en même temps qu’on y reste. Ca tient la tête au chaud pour des idées plus claires. J’aime bien aussi marcher et courir. Je ne marche jamais aussi longtemps et je ne cours jamais aussi bien que quand j’ai beaucoup à penser. La mécanique du haut entraine facilement la mécanique du bas. Laquelle active le sang dans les veines… qui fait tourner la tête. Un circuit fermé en quelque sorte.

Bientôt 2012. Année cruciale. Voilà à quoi je pense. Aux 2-3 ans à venir. Des années historiques probablement. En France, en Europe et dans le monde, puisque désormais tout est lié. Une parenthèse se ferme tandis qu’une autre s’ouvre. Un monde stable laisse la place à un monde imprévisible, pour ne pas dire plus chaotique. La transition dure depuis un moment. Nombreux sont ceux qui en parlaient, nombreux sont-ils également ceux qui préféraient ne rien écouter.

Je file aussi droit qu’une lame, les mains dans mes poches. A chaque respiration glacée une pensée nouvelle me vient. Je me remémore ce que Manu, un « poto », m’a raconté. Connaît un gars Manu qui fleure bon la décadence. Un fils de grand publiciste bourré d’oseille. Depuis 10 ans, il a dilapidé son capital. L’a 1 ou 2 appart’, bien sûr, mais il vivote, bosse ponctuellement dans le graphisme, claque sa monnaie en cannabis, alcool et femmes faciles qu’il dragouille, aussi fanées que des roses trop longtemps laissées dans leur vase. Un « rat des bars », en somme, fils de très bonne famille. Et puis ce sympathique garçon, y perçoit son petit RSA (l’ex RMI). L’en est fier. Même les enfants décadents et dispendieux, voire fainéants, de la bourgeoisie tendent la main vers l’Etat providence made in France. Sa mère, depuis quelques années, a un nouveau compagnon. Un type d’origine étrangère, sympa, paraît-il, mais qui grossit à vue d’œil. Moins il en fait et plus il prend de kilos. La graisse s’amasse en proportion inverse de ses efforts professionnels. Jusqu’il y a 2 ans, il n’était pas si bedonnant. Avec ses 3000 euros par mois environ, pour superviser la maintenance du système de sécurité d’une grande gare, il menait une vie matériellement agréable. C’est pas mal 3000 euros par mois dans une société qui, de plus en plus, se smicardise. Les entreprises publiques « ca eût payé » dites-vous ? Bon, ben ce gars, z’allez pas l’croire, y l’a eu mal au dos ou à l’épaule. 2 ans de congé maladie ! Ca vaut bien ca, une douleur dans le  genre. Du coup, il perd son job en ce moment. Sa vie va changer peut-être. Même les murs de Jéricho tombent… Manu me dit que, quelque part, il mérite ce qui lui arrive.

Là où je taffe en CDD – faut bien sauver sa peau – pour un salaire équivalent à mon allocation chômage d’il y a quelques temps, des gens que l’emploi a rejeté (pour certains c’est le contraire), j’en vois passer beaucoup. On les accueille, on les oriente, parfois ils nous insultent. La routine sociale ordinaire. L’autre jour arrive une danseuse. A trois, ils s’y sont mis les collègues pour la recevoir la reine du tutu. Dur-dur quand l’usager veut être odieux. Elle ne daignait parler à personne. Pas de distributeur de nourriture, pas de boisson, un accueil indigne selon ses critères. Notre démarche : inutile ! Chercher un autre job ? Ses compétences et ce qu’elle envisage ? Elle ne sait pas. Elle ne veut pas en parler, mais elle vient ici pour être indemnisée, cela va s’en dire… « Si tu l’avais vue, elle était d’une impolitesse ! », me dit Ché, un Sénégalais en poste depuis 2 ans. L’est sympa, ce Ché. Un gars la cinquantaine passée, dont la vie professionnelle a été bien remplie. Monde associatif, édition, chef de sa petite entreprise… Les changements de situation, il connaît ! Enfant, il étudia au pays le Coran dans une école religieuse. Il en a gardé un sens de la rigueur et de la méticulosité, plutôt que la ferveur religieuse (même s’il se dit croyant et, dans une certaine mesure, pratiquant). « L’école coranique c’est une école de la perfection et de la mémoire ! Fallait pas se tromper d’un poil quand on récitait des versets, fallait les vivre émotionnellement, comme un acteur, sinon c’était les coups de règle sur les doigts », m’explique-t-il un jour. Normal que la mauvaise volonté de la danseuse l’exaspère…

Tous des enfants gâtés d’un pays vache à lait! Que je m’exclame pour moi-même, en cette froide soirée. Du calme, mon ami, me dit alors une petite voix. Des enfants gâtés il y en a, y compris dans les cités, enfants pauvres mais gâtés dans un pays consumériste, autant injuste que laxiste, et si dispendieux. Mais ce n’est pas le cas de tous. Faudrait pas s’emballer ! La petite voix a raison. La nuance a bien plus de valeur descriptive.

Bien sûr, du laisser-aller et des petits profits ordinaires j’en vois  et j’en entends jusqu’à plus soif. Des exemples, mes amis, plein ma hotte on en trouve. Un jour ma mère outrée me raconta, dans ma ville de naissance qui s’encagnarde, que la voisine de là-bas, celle du coin de l’immeuble, se vantait d’avoir fait des enfants pour ne pas travailler. Les alloc’ y pourvoiront. Un mec aussi, enfin quand il y en a un. Et puis l’éducation la rue s’en chargera en partie… Pourtant, de ces gâtés-là, je ne parlerai pas davantage. Je laisse à la gauche le soin de les excuser, elle sait si bien le faire, cette reine de la perfusion et de l’hypocrisie. Non, en dire un mot je ne veux plus. Actuellement, les enfants ou les membres de la bourgeoisie et, même, de la petite bourgeoisie, jusqu’à récemment surprotégés, m’interpellent bien davantage. En fait, je veux parler des « décadents » dont j’ai un brin évoqué l’histoire plus haut avec quelques exemples. Ceux qui font de la Dolce Vita et du refus de tout effort des principes existentiels. Un pays se comprend par son peuple, mais aussi par ses élites. Les dilettantes jalonnent l’histoire bourgeoise du XIXème. Il suffit de relire les grands écrivains pour s’en convaincre. Leurs descriptions si fines racontent la bourgeoisie d’époque, de quoi vous faire voyager dans l’histoire en imagination. Pour autant, une certaine décadence ne présage rien de bon, même si elle ne s’avère pas nouvelle. Que devient un pays quand une partie de ses élites et de ses classes moyennes choisissent la facilité et se déconnectent de la réalité ? Faut dire, z’ont des exemples à suivre. L’ex directeur du FMI, le sieur Dominique, illustre assez bien les dérives d’une certaine bourgeoisie dirigeante. Un gros bosseur, ce DSK, oui, ainsi que l’exigent les postes avec un tel niveau de responsabilités. Encore qu’il faudrait pouvoir comparer avec ses égaux. Mais surtout on découvre à quel point dans le luxe et la luxure il se vautrait. Un grand « puteur » et consommateur insatiable de chairs féminines. Un « viandard » à la libido dévorante, voire obsessionnelle. Voilà ce que les récentes « affaires » nous révèlent. De là à prendre au sérieux la célèbre citation de Lénine : « Les excès dans la vie sexuelle sont un signe de dégénérescence bourgeoise »…  

Les prochaines années vont probablement agiter nos sociétés comme des bouteilles de soda gazeux. Ca va mousser et pétiller dans tous les sens. Jusqu’à quel point, nul ne le sait. Les enfants gâtés, ceux qui se laissent aller et abusent d’un Etat providence généreux, vont-ils trinquer, mais dans le mauvais sens du terme, celui de subir la situation ? Ce ne serait que justice… sociale. D’ailleurs, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie françaises, chouchoutées par une Europe bringuebalante, qui nourrit le pays autant qu’elle le lamine, va peut-être découvrir que le principe de réalité l’emporte toujours.

Douche écossaise et crise grecque

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Le texte suivant a été publié sur le site du Monde des lecteurs :

http://mediateur.blog.lemonde.fr/2011/11/04/crise-grecque-le-referendum-placerait-chacun-devant-ses-responsabilites/

Christobal le reproduit avec l’autorisation de l’auteur. Après la mise au pas du Premier ministre grec par le couple « Merkozy » et l’alternance de sentiments d’euphorie et de panique sur les fameux marchés financiers ces jours-ci, il s’avère, selon Christobal, on ne peut plus pertinent. Comme quoi, une « douche écossaise » à la Grecque, ca existe! Reste un point important que n’évoque pas ce texte: celui de la question à poser pour le référendum. Peut-être le « Doit-on rester dans la zone euro? » n’a-t-il pas assez de sens. En revanche, le « Qui doit payer? » paraît plus incisif. Ca aurait de la gueule aussi une question du genre: « Êtes-vous pour ou contre la nationalisation des biens du clergé orthodoxe si ce dernier continue de refuser de payer des impôts? »  

Crise grecque: le référendum aurait mis chacun face à ses responsabilités

04 novembre 2011

Une partie des analyses actuelles se contente de dresser une sorte de procès des différents acteurs de la crise. Comme si les relations politiques et économiques internationales dépendaient d’une espèce de code de morale général planant au-dessus des nations. Or, les « ya qu’à » et les « c’est scandaleux » ne nous aident pas à comprendre ce qui se passe.

Les économistes partent du principe qu’au cœur de tout il y a les réalités économiques et qu’elles finiront par dicter leur logique. Ils oublient le politique. Les journalistes politiques, eux, voient surtout des politiciens en campagne. Ils oublient le poids des réalités économiques. Mais il y a aussi le fonctionnement des institutions, très complexe, avec sa propre inertie mais aussi sa capacité créative. Enfin, n’oublions pas les symboles et leurs effets psychologiques (l’Euro, l’Union, le couple franco-allemand, etc.).

La crise grecque nous rappelle le dernier et peut-être le plus important de ces acteurs : les peuples. En Syrie, ou en Corée du Nord, ce sont des acteurs mineurs mais pas en Europe. Ces peuples européens ont des attentes contradictoires (et pas seulement car des groupes sociaux différents s’y côtoient) : ils veulent une protection à la soviétique mais une prospérité à l’américaine, ne pas payer d’impôts mais avoir un Etat efficace, peu d’armée mais une protection contre leurs ennemis, une union européenne mais la liberté de décider sans se soucier des autres… Et enfin des dirigeants qui dirigent mais en même temps une société civile qui décide.

Tout le problème est donc de comprendre les intérêts, les points de vue, les logiques et les marges de manœuvre de ces différents acteurs. Les juger au tribunal de notre morale n’aide pas à comprendre comment les choses vont évoluer.

Papandréou, le bon élève européen ?

Si l’on prend le point de vue du Premier ministre grec, les choses sont assez claires. Son pays est au bord de l’insurrection. Le moment est historique. Il a très bien compris que la Grèce est prisonnière de l’euro. Non seulement parce que cette monnaie empêche l’économie de fonctionner à sa mesure, mais également car les dirigeants de la zone euro se soucient avant tout de sauver la monnaie. Papandréou a beau expliquer que le pays est au bord de l’effondrement, pour le couple franco-allemand l’important c’est l’euro.

Dès lors, il n’avait plus rien à perdre en tentant un référendum. L’opposition grecque refusait l’union nationale et un tour de vis d’austérité de plus plongera le pays dans le chaos. Le référendum placerait chacun devant ses responsabilités. Le peuple ne pourrait plus continuer à exiger sans regarder. Les partis qui appelleraient à l’abstention montreraient leur refus d’assumer la situation. Dans le meilleur des cas, l’Europe pourrait même être contrainte de desserrer l’étreinte financière.

Cette analyse impose que l’on abandonne les remontrances morales au sujet de l’incurie grecque. Bien sûr, le pays fonctionne selon des normes qui le rapprochent du Tiers-Monde. Mais le problème actuel du dirigeant grec est de sauver son pays. En ce sens, Papandréou s’avère peut-être l’un des meilleurs politiciens qu’ait eu la Grèce depuis longtemps. Polyglotte, diplômé des meilleures universités mondiales, rompu aux négociations internationales, ouvert et novateur (il a favorisé la discrimination positive pour les musulmans et voulu imposer des primaires dans son parti), c’est un homme d’action et de compromis. Il n’a cessé de plaider la cause de son pays dans toutes les capitales et de jouer le bon élève européen. Maintenant, il tente le tout pour le tout. Le grand bond en avant dans l’inconnu du retour à la drachme ne pourrait, de toute façon, être imposé par un homme seul ; il ne pourrait l’être que par les circonstances.

La crise, la Grèce la vit déjà…

Alors bien sûr, la colère des partenaires européens est légitime si l’on part de leur point de vue. Tout ce travail pour rien. Mais, enfin, imagine-t-on que Papandréou allait, au moment du champagne de fin de négociation, lancer sur un ton badin : « Au fait, je songe à consulter le peuple ! Comme ça pour le principe » ? On l’accuse de placer l’Europe devant une crise sans précédent. Mais on oublie que la Grèce, elle, est déjà dans cette crise et que ceux qui ont peur refusent, pour l’instant, de prendre la moindre mesure d’économie.

Alors pour saisir les dynamiques en jeu il faut bien voir que :

1) En temps de crise grave, chacun essaie de trouver la meilleure solution pour soi en laissant les efforts aux autres. Si vous, premier ministre, ne le faites pas, c’est que vous n’êtes pas à votre poste.

2) Le but des négociateurs est de faire croire aux autres « qu’il n’y a pas d’autre solution ».

3) La morale, l’image de soi, les symboles comptent moins que le résultat : éviter l’effondrement de l’entité que l’on représente.

4) Les mesures douloureuses qui modifient les structures et les avantages acquis ne se prennent que dos au mur.

Christophe Brochier, sociologue (université Paris-VIII)

Été 36, c’est pour bientôt ? (Suite)

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Avec la participation de l’auteur du blog http://jeanpeneff.eklablog.net/

 

Conversation encore une fois presque réelle entre Jean La Niaque, prophète prérévolutionnaire soupe au lait, et Petit prince (presque) naïf, d’ailleurs de moins en moins naïf plus le temps passe, dans le même chalet dénudé que la neige n’ose toujours pas toucher…

Petit prince (presque) naïf :

L’Europe serait-elle sur le point de se sortir d’un mauvais pas ? Une solution voit le jour qui pourrait nous éviter une crise majeure.

Jean La Niaque :

A ce plan pour sauver l’euro je n’y crois guère ! Reculer pour mieux sauter… ou pour mieux tomber. Assainir les comptes publics grecs et donner de l’air à la Grèce en tirant un trait sur une partie de sa dette sont des options qui vont dans le bon sens, mais le pays n’en sera pas pour autant plus compétitif, ni mieux organisé. Avec un euro fort et une économie mal ficelée, cela prendra des années pour redresser la situation. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge comme dirait… je ne sais plus qui… D’ailleurs, le premier ministre grec vient de proposer un référendum susceptible d’annihiler ce plan douloureusement négocié. Il y a un calcul politique risqué derrière… ou bien une logique terriblement réaliste (l’idée pour lui que, de toute façon, les Grecs souffriront et que la sortie de l’euro s’avère, de fait, acceptable voire à terme inévitable). L’histoire se fait aussi par des coups de tête, des coups de folie, des bras d’honneur ou par des rebondissements inattendus… Ce référendum sera peut-être le choix du peuple contre le choix des élites européennes avec tout ce que cela comporte d’imprévisible.

Petit prince (presque) naïf :

Toujours optimiste !

Jean La Niaque :

Oui. En outre, indépendamment des obligations grecques, tous les actifs toxiques n’ont pas encore été digérés par les banques et la croissance européenne s’annonce faible pour les années à venir. Enfin, l’appel aux pays émergents, en fait surtout la Chine, va jusqu’à faire bondir, à juste titre, les plus naïfs de nos politiciens. Je croyais que cette Europe, qu’on ne cesse de nous vendre et de nous imposer même quand certains peuples la rejettent par le vote, devait nous rendre forts et capables de nous affirmer dans un monde multipolaire. Or, si c’est pour accroître notre dépendance vis-à-vis des autres…

Petit prince (presque) naïf :

En effet. Tout plutôt que de sortir du carcan. Tel semble être, pour l’instant, le mot d’ordre de nos dirigeants. Il est vrai que la fin de l’euro c’est le grand bond… vers l’inconnu et vers une certaine forme de chaos. Paraît que l’idée que l’on se fait d’une chose, quand on sait qu’elle comporte une part d’échec ou de la souffrance, est souvent pire que la chose elle-même.

Jean La Niaque :

L’histoire ne s’écrit pas dans la douceur. L’accouchement sans douleur est une invention moderne. J’ai bien peur, mon ami, que celui-ci ne s’applique qu’à un domaine strictement médical…

Petit prince (presque) naïf :

Si jamais le remède proposé, ou plutôt imposé par les Allemands, ne fonctionne pas, que se passera-t-il ?

Jean La Niaque :

Désolé, bien que souvent pessimiste, je ne suis pas, malgré tout, un oracle de malheur dont la bouche transpire de bave quand il annonce, avec des mots qui tonnent, un cataclysme.

Petit prince (presque) naïf :

J’ai pas dit ca…

Jean La Niaque :

L’important c’est d’avoir des idées, alors que tant de gens sérieux en manquent… Il ne faut pas que la pensée ressemble à un désert aride, à une steppe glacée aussi vide que la Sibérie ; elle doit plutôt être comme le printemps qui fleurit… J’anticipe des événements selon moi plausibles et j’imagine des scénarios. Je peux juste te dire en quoi la situation actuelle ressemble et diffère de celle de 36.

Petit prince (presque) naïf :

Et donc ?

Jean La Niaque :

Au printemps 2012, le dégoût pour la droite culminera. Chirac élus deux fois, puis Sarkozy, cela fait long, même s’il y a eu une cohabitation et un grignotage électoral au niveau local et parlementaire. En 36 aussi le retour au pouvoir de la gauche a succédé à une longue absence. Elle n’avait pas gouverné depuis le cartel des gauches en 24. On peut donc imaginer que les attentes seront démesurées dans un contexte général d’inquiétude. De plus, Sarkozy a été un mauvais président : infantile, adolescent gâté, hargneux, trop impulsif et faible finalement. Il est probable qu’il ne passera pas le premier tour. Dans son camp on veut se débarrasser de lui, il a déçu ceux qui ne votent pas à droite habituellement mais l’ont rallié en 2007 par écœurement vis-à-vis de la bêtise de la gauche, et puis l’électorat de la « gauche morale » et une partie substantielle de la jeunesse le détestent toujours autant. On ne va pas bien loin avec trop de déçus et d’ennemis contre soi. Tu t’apercevras aussi que la mauvaise foi et la haine grandiront à droite, à l’inverse de 2007 avec la gauche.

Petit prince (presque) naïf :

Tu veux dire qu’il y a là un véritable boulevard pour Hollande ? Sans doute verra-t-on des manifestations de joie, des fêtes, comme en 36… ou en 81.

Jean La Niaque :

Oui. Mais au même moment la situation en Europe pourrait se dégrader. Si c’est le cas ou si l’Allemagne – qui reste la locomotive de l’Europe ou plutôt le « radeau de la méduse » auquel les pays voisins se raccrochent – exige des actes de sérieux concernant la gestion des comptes publics, la pression extérieure pour une politique d’austérité drastique sera insoutenable. En 36 également les aspirations du peuple, que le gouvernement fraîchement élu devait satisfaire, cadraient mal avec les contraintes de la situation internationale.

Petit prince (presque) naïf :

Ouf ! Doucement. Le contexte était différent. Des dictatures d’extrême droite encerclaient la France, et puis celle-ci avait connu une quasi-guerre civile en février 34 avec les ligues nationalistes. Rien à voir. Les Français peuvent aussi se résigner et, globalement, accepter aujourd’hui la « rigueur ».

Jean La Niaque :

Ressembler ne signifie pas être identique, mon cher… La guerre économique larvée qui s’amorce en 2012 a, en effet, quelque chose de nouveau, voire d’étrange. En revanche, une sorte d’internationale se met en place avec les indignés (bien que je déteste ce terme). Ce mouvement, que l’on connaît mal, va durer, rassembler des publics épars, prendre des formes disparates d’un pays à l’autre, que ce soit à travers les protestations ludiques, les grèves, les détournements de citernes d’essence (quand le prix montera), par exemple, ou les combats de rue… Tu rêves, mon ami, quant à l’acceptation de la « rigueur ». Qui voudrait voir rogner ses acquis dans un pays habitué à vivre sous perfusion, d’autant que les élites ne donnent pas l’exemple ! L’été 2012 va sans doute être passionnant.

Petit prince (presque) naïf :

Et au sein de la gauche les dirigeants sont-ils comparables à ceux de 36 ?

Jean La Niaque :

Il y a, aujourd’hui comme hier, des jeunes à gauche. Je veux dire des personnalités âgées de 40 à 50 ans. Mais en 36, les Auriol, Moch, Salengro, Pivert, Thorez (trop dépendant de Moscou celui-ci), par exemple, n’ont pas eu le temps d’apprendre à gérer la crise sociale et le contexte international désastreux auxquels ils étaient confrontés. Tout comme le « vieux » Blum, âgé de 65 ans, désarçonné par les événements.

Petit prince (presque) naïf :

Pas facile pour ce pauvre Blum !

Jean La Niaque :

Non, tu peux le dire. Il ne disposait pas d’économistes autour de lui et il n’avait pas anticipé l’effondrement du franc. Blum était un littéraire, donc pas formé à gérer l’économie. Il mit 2 ans à se former et quand il revint en 38, avec un plan économique et fiscal anti-riches crédible, il manqua de temps pour l’appliquer. En 39 la guerre éclatait.

Petit prince (presque) naïf :

Hollande n’est pas Blum !

Jean La Niaque :

Pour sûr ! Mais quelque chose les rapproche. Apparemment, « Guimauve le Conquérant », comme ses adversaires l’appellent, n’a pas pronostiqué un affaiblissement de la France à « l’italienne » et pourtant cela nous guette si l’on y prend garde. Une puissance qui sombre. Cela ne sera pas le tiers monde, évidemment, mais nous vivrons un déclin économique et une dégradation des conditions de vie réels. Or, Hollande semble faire des projets comme si tout allait bien et parle seulement de « rigueur » de temps à autre, pour rassurer à droite et au centre sur sa gouvernance à venir. Sous-estime-t-il vraiment la situation ou bien fait-il semblant afin de ménager la chèvre et le chou durant la campagne électorale ? Mieux vaudrait qu’il limite rapidement ses promesses. Si cela se dégrade vraiment, il aura à faire face à un danger de ruine financière ou de crise majeure. Dans ce cas, ses plans sur la comète ne serviront à rien. On verra alors de quel bois il est fait, car il devra réagir vite. On saura également s’il est entouré de gens calmes capables de naviguer dans des eaux troubles. Le sang froid, l’esprit d’initiative, le courage intellectuel voire physique, l’acceptation du conflit, l’audace, le bon sens et la remise en question seront requis.

Petit prince (presque) naïf :

Tout le contraire de ce que j’entends chez certains à gauche depuis des lustres et qui préfèrent mettre en avant le compromis systématique plutôt que le conflit, le risque zéro, l’émotion au détriment de la raison, la routine ou le statut quo contre l’incertitude du changement, la discussion prolongée plutôt que la sanction quand elle s’avère nécessaire, les bons sentiments, etc.

Jean La Niaque :

Exactement. Tous ces gens politiquement corrects, les politiciens comme les sympathisants, vont devoir changer leurs confortables manières de penser pour s’adapter à la situation. Et ca ne va pas être triste !

Cette fois-là, Petit prince (presque) naïf se sentait guilleret. Si la tempête devait arriver, il en verrait des « curés » des droits de l’Homme et des idéologues de tout poil démunis et démentis par la réalité. On se console comme on peut…

Au royaume des aveugles…

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Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois à ce qu’on dit. En vérité, il n’y en a guère, des borgnes, parmi nos chers commentateurs et nos chers « politiques ». En revanche, les aveugles…

Ils n’ont rien vu venir. Rien vu du tout ! Comme d’habitude. Désemparés à la présidentielle de 2002, persuadés que le oui à la Constitution européenne en 2005 avait une réelle chance de l’emporter, et, aujourd’hui encore, étonnés par le score de Montebourg et par la victoire écrasante de Hollande. En fait, non pas tant par la victoire elle-même, mais par l’écart de voix entre les finalistes.

Les pronostics ratés et la myopie, ca devient, chez certains, une habitude. Pas grave, puisque le ridicule n’est pas mortel. Au fond, ne pas prévoir est notre lot à tous, car la prescience n’existe pas, sinon dans la fiction. Il ne s’agit donc pas de cela. Non, nous voulons juste dénoncer le manque de bon sens politique et de lucidité parmi les soi-disant experts et politiciens de métier. A défaut de prévoir, ils auraient pu anticiper. En l’occurrence, la nuance, ici, n’a rien d’un luxe ou d’un effet de rhétorique.

Serait-ce un problème d’intellect chez ces faiseurs d’opinions et ces grands gestionnaires ? Certes pas. Il faut plutôt y voir une volonté de ne pas voir et un enfermement social et idéologique marqué. Car la primaire socialiste a révélé combien la cécité et la mauvaise foi étaient grandes. C’est à droite, tout d’abord, que la surprise fut de taille. Ce qui paraissait un gadget amusant au départ est rapidement devenu un objet inquiétant, voire une arme fatale et un sujet de déchirement au sein de l’UMP. Si maintenant il faut convier le peuple pour qu’il décide de qui doit postuler à la présidence de la République où va-t-on ! A quoi servent alors les jeux politiciens et les luttes de factions entre les militants aguerris et dociles ! Les réactions d’un Jean François Copé s’avèrent, par exemple, éloquentes. Le pauvre homme n’a plus envie de rire ou de sourire.  Le succès ne monte pas qu’à la tête des gagnants… Au PS aussi, d’ailleurs, on ne fut pas en reste. Et ce malgré un enthousiasme de façade. Dur-dur d’avoir sur les bras un bébé dont certains ne veulent plus… Car pour la gauche d’appareil quel camouflet ! L’ouverture à tout le monde c’est la grande inconnue. Le petit grain de sable qui fait crisser la mécanique politique habituelle. Marrant que cela dérange tous ces gens qui n’ont à la bouche que le mot de « démocratie » ; un terme qu’ils savent postillonner dès que l’occasion médiatique se présente…

Hollande sera-t-il, s’il gagne en 2012, un Président à la hauteur des enjeux de l’époque ? Il ne faut préjuger de rien. Il a d’ores et déjà montré qu’il était un rusé candidat. Quelle ironie que le représentant de la « gauche molle », selon Martine Aubry, ait battu à plate couture la femme d’appareil, celle qui reprochait, il n’y a pas si longtemps, à Montebourg d’avoir mis sur la sellette le « mafieux » Guérini à Marseille. Faut bien fermer les yeux sur les turpitudes de certains des édiles du PS, dès lors qu’ils apportent des voix…

Un ex secrétaire qui triomphe de l’actuelle secrétaire. Cela aussi, ca vaut son pesant d’or. On n’est pas loin de la tragédie théâtrale. L’homme Hollande, champion de la gauche provinciale, celle des petites villes et des villes moyennes, s’est imposé sans peine face à la représentante de la gauche parisienne (exception faîte de son fief lillois), de la gauche bobo/écolo, de la gauche féministe, de la gauche de son ami Delanoë. Une gauche parisienne qui méprisait Georges Frêche, le bouillant trublion du PS – dont les manières d’être et de faire s’avéraient, il est vrai, discutables, mais grand bâtisseur devant l’Eternel.  En bref, quel délice pour nous que tout cela ! Et quel message subliminal ! Que nos amis d’une certaine droite et d’une certaine gauche se réjouissent, nous allons le leur décoder. Histoire qu’ils ne se retrouvent pas à côté de la plaque, une fois encore. Ce qui ressort des résultats de cette primaire c’est bien la désaffection pour tout ce qui incarne la logique d’appareil habituelle surmédiatisée. Un exercice démocratique novateur, dans un contexte social qui se complique, attire le monde (bien qu’il faille relativiser : près de 3 millions de votants au 2ème tour constitue un vrai succès, mais non un raz-de-marée). Il n’y a pas de hasard. Ce coup d’éclat marque une certaine adhésion citoyenne à la politique, mais pas aux structures politiques consensuelles où tout est verrouillé.  Il révèle aussi l’aspiration à un changement dans le pays, que le Président Sarkozy n’a pas su provoquer. « T’as eu ta chance, mon pote ! », comme dirait l’autre. Pour le reste, on verra bien.

Eté 36, c’est pour bientôt ?

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Conversation presque réelle entre Jean La Niaque, prophète prérévolutionnaire soupe au lait, et Petit prince (presque) naïf, d’ailleurs de moins en moins naïf plus le temps passe, dans un chalet si dénudé que même la neige n’ose pas se poser sur son toit quand vient l’hiver drapé de blanc…

Jean La Niaque :

Tu as suivi la primaire du PS ? La seule bonne idée que la gauche ait eu depuis fort longtemps !

Petit prince (presque) naïf :

Ironie du sort, elle la doit indirectement à Nicolas Sarkozy qui, sans le savoir, a joué un rôle historique : celui de provoquer au sein de la gauche humiliée et en état de décomposition intellectuelle avancé un sursaut salutaire.

 Jean La Niaque :

Oui, de la défaite on apprend. Et en politique, certains cadavres ressuscitent, en plus de mettre longtemps pour disparaître… Nicolas Sarkozy aura aussi eu le mérite de susciter des réactions d’hostilité démesurées, parfois à la limite du fanatisme. Je n’en avais pas vu de telles depuis 1981 avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir. A cette époque, la haine et la peur étaient à droite.

Petit prince (presque) naïf :

Que veux-tu dire ?

Jean La Niaque :

Que Nicolas Sarkozy a permis, malgré lui, de faire tomber quelques masques ! Certes, il est agaçant… et très critiquable, autant dans sa manière de faire de la politique que de gérer le pays. Mais depuis 2007, on a vu à quel point la gauche et une partie de sa clientèle électorale pouvaient faire preuve d’intolérance. En vérité, ils sont nombreux parmi ceux qui se disent de gauche à n’être tolérants qu’envers leurs idées propres, leurs intérêts et… leurs chères différences. Au-delà des aspects de sa personnalité qui déplaisent, Nicolas Sarkozy les a surtout effrayés en arrivant au pouvoir. D’où cette haine viscérale. Alors que la droite ne supporte pas qu’on la trahisse – François Mitterrand l’a appris à ses dépens – la gauche morale, elle, ne pardonne guère à ceux qui lui font peur ou égratignent son si délicat et si hypocrite sens moral. 

Petit prince (presque) naïf :

Revenons à la primaire. Il y a, certes, du positif, mais il ne faut pas, pour autant, attendre une renaissance. Le PS n’est pas encore un phœnix.

Jean La Niaque :

Certes non. La primaire va cependant faire bouger les lignes et modifier partiellement les rapports de force au sein du parti. C’est ce qu’il faut. Elle a mis en avant les « outsiders » ou, pour le dire autrement, les « jeunes lions », selon une expression chère au chantre de la « dé-mondialisation »… D’ailleurs, grâce à son score honorable, ce dernier est devenu un faiseur de roi pour le second tour. Or, dans l’histoire, ceux qui font les rois un jour, par la suite quelquefois les défont…

Petit prince (presque) naïf :

Que veux-tu dire ? Qu’Arnaud Montebourg représente l’avenir de la gauche ? Un futur leader charismatique ?

Jean La Niaque :

Je n’en sais rien. Mais dans un vote novateur comme celui-ci il ne faut pas favoriser les apparatchiks, ceux qui appartiennent aux courants dominants. L’époque n’est plus au consensus ou au compromis. Il faut de la nouveauté, des idées iconoclastes, des positions tranchées et du courage.

Petit prince (presque) naïf :

Ok, sauf que les « outsiders » restent encore minoritaires au sein du PS ! Arnaud Montebourg devra se soumettre à l’un des deux futurs candidats à la présidentielle !

Jean La Niaque :

Peu importe ! Si la situation économique, sociale et politique se dégrade en France, les « outsiders » seront peut-être parmi ceux qui saisiront l’histoire au vol, comme on attrape une balle sur un terrain de base-ball. En 1789, des bourgeois provinciaux, le plus souvent inconnus, pour certains intimidés par l’aristocratie, mais résolus à se faire entendre, pour d’autres avec des idées folles, sont devenus en quelques mois, voire en quelques semaines, des chefs de « guerre » en politique redoutables, des tribuns détonants, des hommes d’Etat consciencieux… Certains ont changé radicalement leur façon de penser. En vérité, les événements font les hommes ; ils les transcendent, les amènent à se dépasser ou les dépouillent de toute gloire et les rejettent dans les douves de l’oubli ou dans celles de l’infamie ! Or, je vois mal les apparatchiks du PS, autrement dit les représentants de la « gauche morale », ou ceux de la « gauche caviar », si tu préfères, adeptes du statu quo depuis des lustres, devenir, sous la pression des circonstances, des hommes ou des femmes d’action capables de sentir l’époque et de prendre des risques importants. Mais peut-être me trompais-je…

 Petit prince (presque) naïf :

Tu vas un peu vite en besogne avec ta vision révolutionnaire ! Nous n’en sommes pas là !

Jean La Niaque :

Si la gauche arrive au pouvoir en 2012, ce qui me paraît fort probable, on pourrait très bien connaître un scénario proche, par certains côtés, de celui que nos ancêtres ont vécu en 36.

Petit prince (presque) naïf :

C’est-à-dire ?

Jean La Niaque :

Le candidat de gauche qui aura su rallier les voix d’une partie de la droite et du centre déterminée à lâcher Nicolas Sarkozy et qui se contenterait d’un candidat respectable ou, à leurs yeux, responsable, gagnera sans doute la primaire socialiste ouverte à tous. La nouveauté de cette primaire tient à ce qu’elle ouvre la voie à une participation extra militante. En quelque sorte, il s’agit d’une mini élection présidentielle et les sympathisants de gauche ne seront pas les seuls à faire valoir leurs voix compte tenu du contexte actuel et des enjeux à venir. Cette primaire aura même des conséquences sur la droite: division, radicalisation de ceux qui n’ont rien vu arriver, etc.

Petit prince (presque) naïf :

Et donc ?

Jean La Niaque :

Si le candidat de gauche bat en 2012 l’actuel Président de la République, il risque de se retrouver face à des corporatismes et des syndicats relativement frustrés depuis 2007 et habitués à quémander. Ceux-ci pourraient exiger des moyens financiers et des renoncements concernant la politique de rigueur. Quand il s’agit de se serrer la ceinture, on préfère généralement que ce soit les autres plutôt que soi-même… Ces dernières années, les hommes politiques ont surtout appris à reculer. En outre, leur marge de manœuvre s’avère restreinte.  Aussi, cela m’étonnerait que le futur Président de gauche joue les « pères Mendès France » comme lorsque ce dernier était ministre de l’Economie nationale du Gouvernement provisoire de la République française à la fin de la 2ème guerre mondiale. Lâcher du lest, sous la pression d’une certaine base, un peu comme le fit Léon Blum en 36, alors que la France est, du fait de son endettement et de la faiblesse de sa croissance, tenue par la finance internationale et par les marchés revient à ouvrir la boite de Pandore. De même, les discours radicaux inquièteront les puissants qui se sont vautrés dans les profits ces dernières années, ont joué et ont perdu en spéculant, mais ne veulent surtout pas en assumer les conséquences financières.

Petit prince (presque) naïf :

Tu oublies que la situation peut s’améliorer si l’Allemagne accepte de payer davantage, si l’on monétise la dette en contrôlant l’inflation, etc. Et puis le futur probable Président de gauche pourrait très bien résister aux pressions de son électorat et rassurer les marchés…

Jean La Niaque :

Quel optimisme !

Petit prince (presque) naïf :

Que se passera-t-il ensuite, selon ton scénario ?

Jean La Niaque :

Sans doute verra-t-on un divorce consommé entre certaines élites, celles qui ont largement prospéré grâce à la mondialisation, et certaines couches moyennes et populaires, celles protégées par les corporatismes, dont le seul point commun était jusqu’à présent de chercher à maintenir un Etat complaisant : avec le modèle libre-échangiste actuellement en vigueur, pour les premières, et avec les dépenses publiques et sociales excessives pour les secondes. Il arrive, effectivement, que des milieux opposés se rejoignent, en dépit de leurs différences ou d’une certaine hostilité, sur l’essentiel, à savoir sur ce qui matériellement leur profite. En bref, lorsque le divorce sera prononcé pour ce mariage contre nature, la lutte des classes se durcira, les intérêts des uns et des autres entreront violemment en conflit puisque l’Etat ne pourra plus jouer son rôle de tampon. Sans compter l’agitation sociale que provoquera un certain recul du niveau de vie. Va-y-avoir du sport !  La confusion et la rancoeur accumulée offriront, qui sait, l’occasion de changer certaines choses et de faire pression sur les puissants. 

Petit prince (presque) naïf :

Et après 36, ce sera 39, comme certains le prédisent ?

Jean La Niaque :

Je n’en sais rien. Dans son texte sur le 18 Brumaire, Marx écrit que l’histoire se reproduit toujours deux fois, mais que la deuxième fois c’est une farce ! Aussi, je t’encourage à exercer tes zygomatiques pour la période à venir.

Tandis que Jean La Niaque se réjouissait de la pagaille prochaine qu’il espérait voir venir à grands pas, car pour lui, en bon marxiste, le conflit est dans l’histoire salutaire,  Petit prince (presque) naïf se disait qu’il aurait aimé vivre à une époque plus tranquille. Parfois les jeunes envient les vieux.

Un manifeste pour les ouvriers et les employés…

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Manifeste pris sur le blog http://jeanpeneff.eklablog.net/, avec l’accord de l’auteur.

Christobal y souscrit volontiers. Ce texte a d’ailleurs le charme suranné d’une époque industrielle révolue, cependant très dure à vivre pour le prolétariat. Les lecteurs comprendront aisément qu’il a été écrit comme un clin d’œil à Friedrich Engels.

Dans ce manifeste, l’auteur traite, en dehors des ouvriers et des employés du privé, de classes sociales qui représentent peut-être un quart ou un tiers de la population. Il manque sans doute à l’analyse les « petites » classes moyennes plus ou moins liées au secteur public et qui regroupent les fonctionnaires (catégories B et C), les salariés du monde associatif ou médical, les enseignants des premier et second degrés. Celles-ci se distinguent de l’autre composante de ce vaste ensemble hétéroclite que constituent les classes moyennes (certains cadres du public ou du privé, les petits chefs d’entreprise, les agents de maîtrise, certaines professions libérales, etc.), dont il est aussi implicitement question dans le texte. Elles s’avèrent, pour une partie d’entre-elles, relativement « planquées » ou protégées. Enfin, elles jouent, dans une certaine mesure, le rôle politique des paysans jadis, dont Marx disait qu’ils étaient dominés, mais toujours prompts à rallier dans les luttes sociales les classes situées au-dessus d’eux par attachement à la propriété privée. Aujourd’hui, ces « petites » classes moyennes veulent surtout sauver une rente de situation – dont les avantages s’érodent avec la dégradation de la société française – à défaut d’un lopin de terre comme leurs ancêtres ruraux… Elles seraient pourtant bien inspirées de s’allier dans les luttes à venir aux ouvriers et aux employés moins protégés, plutôt que de reprendre les mots d’ordre corporatistes des syndicats ou de s’accrocher à certaines prérogatives.

Les découpages en termes de classes sociales se révèlent toujours discutables et caricaturaux. L’époque se caractérise, en outre, par une certaine porosité sociale. Au sein d’un même ménage, les cas de figure où des conjoints sont issus de milieux différents ou bien accèdent par leur emploi à des univers socialement disparates ne sont plus si rares. Malgré tout certaines tendances subsistent qui ne disparaitront pas de sitôt. Et puis, peu importe, finalement, qu’une typologie soit réductrice ou imparfaite, seules comptent en politique les idées que ces découpages partiels et flous sous-tendent au sujet des conflits d’intérêts à l’oeuvre.

Pour finir, Christobal voudrait dire aux ouvriers et aux employés que vivre au-dessus de ses moyens pour le pays les dessert, ils n’en ramassent que les miettes et paient plus que les autres. Quand le pays s’endette, ce sont sur eux, les plus nombreux, que pèsent les impôts pour rembourser, tandis que les classes aisées achètent souvent des obligations d’Etat dont elles tirent profit (pour 1/3 de la dette, puisque le reste appartient aux étrangers). Enfin, en imaginant que le pays puisse dévaluer librement afin de faciliter le remboursement de la dette, eux ouvriers et employés souffriraient davantage de l’inflation du fait de leurs revenus plus faibles (avant que la dévaluation ne relance éventuellement la croissance). En bref, dans tous les cas, ils se font avoir!

 

Manifeste en faveur des ouvriers immigrés et non immigrés

L’auteur et ses amis pensent que ce texte devrait servir à la discussion avec des candidats de gauche à la Présidentielle.

Prenant acte de la « disparition » morale de la classe ouvrière dans la vie politique – malgré le fait qu’elle compte encore aujourd’hui 8 millions de travailleurs manuels répartis dans les usines et les bureaux, de productifs dans les transports et les services, de retraités ou de chômeurs ; subalternes oubliés de la croissance et abstentionnistes non par goût mais par absence d’écoute et de compréhension – les signataires de ce présent manifeste proposent dans les lignes suivantes une réelle justice sociale.

-Ouvriers ! Pas de salaire net de moins de 1500 euros. Il est indigne de vous le refuser, voire indécent d’en discuter.

-Prise en compte de la véritable pénibilité au travail sur la base d’un coefficient incluant le taux par profession d’accidents du travail, de handicaps et de troubles physiques liés à la fatigue, de déplacements quotidiens. Il est impératif de prendre en compte l’altération précoce de la santé pour un abaissement substantiel de l’âge légal de la retraire.

-Comparaison entre, d’un côté, la participation à la couverture sociale par les cotisations et, de l’autre, les indemnités, remboursements et rétributions perçus par chaque grand groupe social.

Il nous semble effectivement indispensable de poser la question du coût et du profit de l’assurance sociale pour chaque catégorie. Car l’usage des sommes versées diffère grandement selon la place de chacun dans le travail, selon la durée de cotisation et selon l’espérance de vie, sachant que ces facteurs sont déterminants dans le coût  médical et le poids des catégories de retraites, par origine sociale des malades ou des pensionnés. 

Divers biais minimisent, par ailleurs, le différentiel des dépenses en fonction du revenu et du patrimoine. Par exemple, le refus de l’euthanasie opposé aux classes populaires, lorsqu’elles le demandent, accroît les dépenses involontaires et inutiles à leur santé, et génère d’immenses profits médicaux et pharmaceutiques. Les exemples de ce genre sont nombreux qui font, finalement, le bonheur des corporatismes et des industries médicaux au détriment de la santé publique. 

D’où parlons-nous pour interpeller les candidats ?  Nous sommes des ouvriers et des intellectuels, directement sensibilisés, des fils, des frères ou des pères d’ouvriers. Nous les côtoyons tous les jours et nous disons :

« Nous avons vécu assez longtemps parmi eux, pour être informés de leurs conditions de vie ; nous avons consacré, à les connaître, la plus sérieuse attention ; nous avons étudié les différents documents, officiels et non officiels, que nous avons eu la possibilité de nous procurer ; nous ne nous en sommes pas contentés. Ce n’est pas seulement une connaissance abstraite de notre sujet qui nous importait, nous voulions les voir dans leurs demeures, les observer dans leur existence quotidienne, parler avec eux de leurs conditions de vie et de leurs souffrances, être témoin de leurs luttes contre le pouvoir social et politique de leurs oppresseurs. Voici comment nous avons procédé : nous avons renoncé à la société et aux banquets, au porto et au champagne de la classe moyenne et nous avons consacré nos heures de loisirs presque exclusivement à la fréquentation des simples ouvriers ; nous sommes heureux et fiers d’avoir agi de la sorte ».

Adresse aux classes ouvrières de France

A défaut d’écrire un grand livre de sociologie politique, comme celui du jeune homme de 25 ans (dont nous citons l’exergue), qui date de 1845, nous en transposons les idées essentielles.

« Grâce aux vastes possibilités que j’avais d’observer simultanément la classe moyenne, votre adversaire, je suis parvenu très vite à la conclusion que vous avez raison, parfaitement raison, de n’attendre d’elle aucun secours. Ses intérêts et les vôtres sont diamétralement opposés, bien qu’elle tente sans cesse d’affirmer le contraire. Ses actes démentent ses paroles. » [1] 

Le jugement de l’auteur, le jeune Engels, transposé à l’époque actuelle, doit être tempéré dans la mesure où, d’une part, il utilise le terme de « classe moyenne » pour parler, en fait, de la bourgeoisie,  et, d’autre part, parce que la crise touche aujourd’hui durement les enfants, non avertis et non préparés, des classes moyennes (cette fois-ci dans l’acception moderne de ce terme). 

« Mais quels que soient vos futurs alliés, Ouvriers, vous avez raison de proclamer la spécificité de votre situation et le rattrapage nécessaire de 30 ans d’injustice et de cadeaux faits à d’autres par l’Etat. Vous aurez raison de demander ces enquêtes que l’on nous interdit sur les avantages et les inconvénients de l’universalisme des droits sociaux. Cette crise ne vous ouvrira aucune perspective, ni avantages, ni rattrapage ; et c’est même probablement le contraire qui s’annonce avec la prochaine élection, quel qu’en soit le résultat, tant votre voix autrefois puissante s’est éteinte. Dans ce cas : refusez de payer pour les autres. Ou alors exigez le contrôle des dépenses qui creusent les déficits dans votre dos et dont on vous demande ensuite de réparer les dégâts. Exigez un minimum salarial de 1500 euros. Faites-en le plancher de toute négociation raisonnable. Demandez ainsi simplement le droit de survivre avec votre famille avec 50 euros par jour. »

« Réclamez le retournement de l’Etat : qu’il soit aussi généreux pour les plus modestes que pour les classes supérieures et moyennes. Il est temps que la Providence, détournée de son effet originel (le système fonctionna jusque vers 1970), change de camp. Il est temps que la solidarité soit proportionnellement redistribuée ! »

« En effet, Ouvriers, qui profite de l’assurance maladie, le plus longtemps et le plus coûteusement ? Qui bénéficie des retraites les plus élevées et sur une longue durée : dix ans d’écart par rapport à vous ? Qui exploite au plus haut degré l’assurance chômage ? Une partie des cadres et des professions intermédiaires ! Vous le savez ! Vous connaissez, intuitivement ou par calcul, les différences de profits qu’il y a à tirer des Caisses que vous ne gérez pas (sauf par bureaucrates interposés, professionnels non contrôlés et aveugles). Vous  vous méfiez des principes consensuels affichés en votre nom, à corps et à cris, ainsi que des bienfaits de l’universalisme des droits, de la paix sociale… et vous avez raison ! »

« Le problème de la dette à payer ne vous concerne pas ; restez en les spectateurs. Les classes moyennes auront besoin de votre participation pour refuser leur part du déficit. Abstenez-vous de les aider sans contrepartie de leur part ! Persistez dans votre retrait du vote, de la “ manif ” ou de la mobilisation manipulée par des tiers ! »

La  lutte interne à la bourgeoisie et à la petite bourgeoisie

Vous ne l’ignorez pas, Ouvriers, le jeu se déroule sans vous, le bal dont vous êtes exclus se danse à quatre.  Deux fractions de la grande bourgeoisie et deux fractions des classes moyennes riches s’affrontent maintenant que les comptes sont à apurer. Que de tension entre ceux qui vivent  avec 500 euros par jour et ceux qui en dépensent 5000 par jour ! Mais cette rivalité intestine ne départage pas les revenus et le patrimoine seuls. D’autres facteurs culturels, idéologiques, fractionnent les deux grandes classes qui dominent le pays. Et ces fractions ne s’allient pas automatiquement avec leurs homologues de fortune ou de position. Des clivages religieux, politiques, historiques les amènent à diverses alliances et à des luttes fratricides. On voit tous les jours ces combats au sein de l’UMP et au sein du PS. Ouvriers, vous savez à travers les débats dits « d’actualité » et à travers les « problèmes » déclarés d’intérêt national par les différents médias, qui sont entre leurs mains, combien les tensions s’aiguisent entre ces fractions.

Vous savez combien leur rivalité s’accroît à mesure que la grande crise qui a surgi les touche pour la première fois depuis la guerre. Les débats de société qu’on vous impose (et qui excluent ceux de la condition ouvrière évoqués par Engels il y a 150 ans) se trouvent là où leurs « intérêts » sont en jeu ; ils déchirent alors le voile de leurs accords de façade quand tout allait bien.  

I La Bourgeoisie manifeste quotidiennement ses divergences internes. Depuis les années « Giscard », elle est divisée en deux camps :

La vieille bourgeoisie nationale, sociale-catholique ou protestante, sincère, puritaine, économe, parfois mesurée dans l’exploitation de ses travailleurs. Cette fraction fut l’ossature du gaullisme social dont le sens patriotique et du devoir de progrès valorisaient le travail industriel et l’indépendance nationale. Cette fraction existe toujours, mais depuis la disparition du Général, elle reste discrète et se tait.

La nouvelle bourgeoisie des affaires et de la finance est sa sœur cadette. Spéculative, affairiste, cosmopolite, bancaire, elle se dit « moderne » et emboîte le pas à ses homologues anglaise et américaine. Arrivée sans effort, sans tradition de l’Etat, elle s’exhibe jouisseuse, hédoniste, le plus souvent dilettante dans les emplois qu’elle s’octroie à la direction des grands groupes et du service d’Etat. Mais elle possède une armée de serviteurs titrés de haut rang, aux aptitudes inépuisables, qu’elle recrute dans les classes moyennes.

 II Les classes moyennes riches sont les parvenues de ces 30 dernières années. Elles se divisent en deux également :

Les éléments les plus récents sont fascinés par la bourgeoisie sans scrupule qui les domine. La classe moyenne riche a hérité et a souvent peu travaillé ; elle vit en partie de ses rentes et a bénéficié éphémèrement d’un emploi par piston (qu’on pense, par exemple, à notre Président, merveilleuse illustration…). L’euro est sa monnaie de cœur ! Une monnaie bénie qui a, en effet, prodigieusement enrichie ses avoirs bancaires et/ou immobiliers, durant les 10 dernières années, grâce à la stabilité des taux d’intérêts et des prix (pas d’inflation pour éroder son capital). C’est en son sein que la spéculation boursière put se déployer, et ses diverses facettes  – bobos, écolos, gauchos – cessèrent de travailler dans le monde de la production pour celui des services publics assistés ou bien pour vivre des rentes et de l’embauche à peu de frais de ses frères et sœurs qui la servaient. D’où, Ouvriers, cette guerre civile au sein des classes moyennes que vous pouvez observer de loin, amusés.   

Une guerre civile dans laquelle, vous le devinez, on se déchire au sein des repas de familles, des réunions d’associations ou de discussions entre cadres. Les professionnels de la Fonction publique s’opposent ainsi aux agents du privé. Malgré une origine familiale commune, des contradictions internes au groupe social apparaissent. La divergence soudaine des fortunes et des patrimoines altère les relations d’amis, de parents ou d’héritiers. La source des revenus, que ce soit la banque ou les jeux boursiers, que ce soit le travail d’employé ou de cadre, a détruit l’unité. La cohésion traditionnelle des classes moyennes, riches ou seulement aisées, a volé en éclats et des formes d’exploitation intra-classe apparaissent, ainsi qu’on le voit, par exemple, dans les relations propriétaires-locataires d’un patrimoine immobilier hérité. 

L’autre petite bourgeoisie s’est établie par le travail et non par le capitalisme spéculatif ; elle est restée besogneuse et n’aime pas l’exhibitionnisme de sa sœur aînée. Mais alors qu’elle veut profiter à son tour de l’enrichissement national, placer ses enfants, les ressources manquent et les portes de l’embourgeoisement se ferment. La crise affecte son avenir et celui de sa progéniture, mais pas encore son présent (malgré un sens de la famille en crise). Sa sœur, dont nous avons parlé plus haut, se moque, en revanche, de sa descendance à qui elle assure néanmoins des rentes substantielles dès lors que celle-ci se tient tranquille, comme une jeunesse entretenue doit savoir le faire.

Les alliances et les compromis entre ces quatre fractions varient selon le sujet et la position de l’indice Boursier ou les chances du maintien de l’euro. Quand se rapproche le moment des règlements de comptes, la musique du bal grince, le quadrille se défait, les tensions agitent les danseurs… Cela donne lieu à des révélations incroyables (« affaires » Bettancourt, DSK) sur leur niveau de vie, sur le dessous de leurs affaires, sur leur fuite devant l’impôt.

Ces quatre fractions se positionnent différemment selon les grands thèmes politiques de la vie nationale. Leurs accords et leurs ententes, qui rythment les élections, se pratiquent à 2 contre 2 ou à 3 contre un. Ces combinaisons sont constitutives de la politique nationale et les divergences se manifestent, par exemple, sur le problème scolaire, la place de l’école publique, sur sa fonction autoritaire ou indulgente. La bourgeoisie nationaliste et une frange de la classe moyenne souhaitent que l’école traditionnelle retrouve son rôle éducatif directif et sévère. Mais les autres fractions se fichent pas mal de cette question ; elles ont leurs enfants dans le privé ou à l’étranger et ne voient pas d’urgence à préserver l’enseignement public de son laxisme.

Le soutien financier à l’art et à la culture, immense source d’emplois pour la petite bourgeoisie cultivée, est une autre question génératrice de clivages pour les classes moyennes riches, sur ce thème-là, d’ailleurs, en harmonie avec la bourgeoisie hédoniste. Beaucoup de leurs enfants aux diplômes universitaires vagues, sans réelle formation, n’auraient aucune chance de trouver un emploi gratifiant si le domaine illimité de l’art protégé et de la culture assistée ne les sauvaient provisoirement du chômage.

Concernant les profits des grandes entreprises, on perçoit au sein du MEDEF, les déchirures entre fractions, celle des services ou des industries financières et celles des industries de l’économie réelle. Notamment au sujet des rémunérations patronales.

Sur la dette, une autre configuration  apparaît dans  le groupe des quatre. Après l’avoir niée, puis minimisée, la bourgeoisie dispendieuse tente de se rapprocher de sa rivale pour sauver l’essentiel : le libéralisme menacé. Les classes moyennes riches (bien représentées au PS) restent sur la position que toute révélation de déficit ou de menace de faillite est une pure fiction, dangereuse à manier, et qu’un seul mot doit être entendu, « La croissance », croassement magique chanté par maints oiseaux de bonne augure ayant  leur couvert mis tous les jours dans leurs médias !  

Dans ces luttes internes, jeunes Ouvriers et Employés, on voudra vous enrôler pour aider telle ou telle faction. Si vous acceptez de prêter votre concours (votes, actions de force, mobilisations de longue durée), demandez le prix pour cette collaboration : veillez aux engagements pris pour vos familles et pour vos enfants qui veulent retrouver une école responsable et rigoureuse, y compris sélective mais égalitaire ; surveillez l’usage des fonds publics venant de l’impôt ou des cotisations sociales ; maintenez vos élus syndicaux ou de partis sous la pression de votre surveillance. Bref organisez-vous comme vos pères le firent. Défendez-vous ainsi qu’une longue tradition de vos ancêtres le pratiquèrent !

  [1] Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, Editions Science Marxiste (2011), p. 29.

Billet d’humeur: tout va très bien madame la marquise !

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« Tout va très bien madame la marquise ! », comme le chantait Ray Ventura. D’après une chaine de Tv, les banques centrales des pays du G 7 auraient décidé, d’un commun accord, d’assouplir leur politique monétaire. Si cette rumeur se confirmait, car il n’y a encore rien d’officiel (l’Allemagne s’y opposerait probablement), cela signifierait que les Américains ne seront plus les seuls à faire ce qu’on appelle techniquement du quantitative easing. Ce qui revient, au fond, à de la création monétaire massive ex nihilo, puisqu’il faut bien appeler un chat, un chat, avant de l’avoir dans la gorge. Aux Etats-Unis, toujours unis avec eux-mêmes, le quantitative easing découle de la volonté de la FED de racheter les bons du trésor dont les investisseurs se méfient de plus en plus et qu’ils commencent à délaisser. Cette politique monétaire permet aussi de rembourser une dette qui s’évapore d’autant plus que la monnaie s’affaiblit. Les prêteurs qui pensaient s’enrichir doivent s’en mordre les doigts… Thanksgiving a lieu bientôt je crois, au moins là-bas ils ne manqueront pas de dindes et de dindons!

Dans le club des nantis, apparemment on s’inquiète beaucoup. Trop de dettes et si peu de croissance. Laquelle d’ailleurs commence à souffrir de la dette. Un véritable cercle vicieux. En outre, s’endetter davantage pour différer les mesures douloureuses et les réformes radicales n’a servi, depuis 2007, qu’à offrir aux populations un sursis. Bien relatif d’ailleurs. En bref, ces messieurs et mesdames des sommets, et ces institutions prétendument omnipotentes ne savent plus vraiment à quel saint se vouer. Il y a, qui plus est, tant d’intérêts à préserver… Or, de vraies menaces à l’horizon se profilent. Certains prophètes de mauvais augure parleraient même de grande dépression à venir ou bien de guerre. A les en croire, un festin nous attend, rempli de réjouissances. Aussi, la solution de l’inflation volontaire, dont John Maynard Keynes disaient qu’elle euthanasie les rentiers, ne me surprendrait guère. 

Une inflation dans le genre, relativement maîtrisée, ce qui n’est, certes, pas gagnée, finalement, pour certains, ca a du bon. Ca évite aux hommes politiques des vieilles démocraties, de moins en moins capables de se réformer par elles-mêmes, de mener des politiques impopulaires  – à des populations devenues « riches », il est bien difficile d’imposer quoique ce soit – et ca permet aux Etats affaiblis de rembourser leurs dettes sans trop payer. En bref, une inflation transnationale, décrétée par les riches, ce serait sans doute le moyen suprême de les absoudre de tous leurs péchés financiers et de leur incapacité politique. Bien sûr, aucun médicament ne s’avère sans danger. Et surtout celui-là. On songe aux terribles années de la République de Weimar, en proie à une hyper inflation, au point que les familles allemandes avaient troqué les poussettes contre de viles brouettes remplies de billets sans valeur. Pour éviter de telles dérives ou un tel emballement des prix, il conviendrait sans doute de bloquer le niveau des salaires – si tant est qu’il puisse vraiment s’élever – ce qui rendrait plus amère encore la potion salvatrice. Bien sûr, on pourrait m’objecter que les rentiers et les nantis subiront comme les autres. Sauf que, malheureusement, la réduction du pouvoir d’achat se ressent toujours davantage pour qui se trouve en bas…

Je ne suis pas un mage ou un devin, le genre capable de lire le futur dans les huîtres ou les fonds de pastis. La grande crise ou la lente agonie ? Qui sait ? La brutale « fin des temps » de la domination heureuse pour nous autres Occidentaux ? Pourquoi pas ? Ou bien encore l’imprévu qui surgit de sa boite tel un diable et modifie une situation que d’aucun, en Europe ou aux Etats-Unis, croyait désespérée ? Tout est possible en théorie ! Mais si cette solution de l’inflation à grande échelle était choisie par les pays occidentaux, qui pèsent encore de tout leur poids dans la marche du monde, elle aurait, quelles qu’en soient les conséquences économiques – les meilleures et les pires – une signification historique importante. Celle d’un Occident qui profiterait là de son pouvoir déclinant pour faire porter en partie à d’autres, les prêteurs des pays émergents, le faix de ses excès. La politique monétaire américaine montre déjà la voie. Une guerre larvée, par la finance interposée, a commencé entre parties du monde, imprévisible, avec des dommages collatéraux à venir… D’ailleurs, affolés qu’ils sont par un dollar en chute libre, au rythme des caprices de la FED, et par des bons du trésor de moins en moins rentables, de moins en moins crédibles, les investisseurs se rabattent sur l’or ou les matières premières, y compris les denrées, et font monter les prix partout sur la planète. Les crises alimentaires récentes en sont les hauts-de-cœurs, dont pâtissent les populations les plus pauvres. En diversifiant leurs placements géographiques, là où le profit semble encore préservé, ces investisseurs de toute origine alimentent, de plus, des phénomènes de bulles dans les contrées lointaines en plein développement. « Gardez messieurs vos maladies ! », peut-être un jour pas si lointain, s’exclameront les dirigeants et les élites de ces pays.

Dans cette évolution mondiale récente de l’économie intriquée, personne n’a les mains vraiment propres. Chaque pays défend son intérêt au détriment des autres. La Chine, d’ailleurs, se taille la part du lion, impitoyablement. Seuls les rapports de force, les compromis font les ajustements et les équilibres précaires. Mais il faut bien le reconnaître, depuis plusieurs années, l’Occident vit au dessus de ses moyens. Il semble, d’ailleurs, si difficile d’y renoncer. Des Etats qui empruntent et des ménages aussi… c’est le monde de la surconsommation, la loi d’airain du toujours plus, alors que s’ouvre la boite de pandore de la concurrence internationale. Le système financier a d’ailleurs su en profiter largement, au point de nous mener au krach. Pourquoi s’en indigner ? L’essence du capitalisme est la recherche aveugle du profit. La faute à qui s’endette et ne peut rembourser. Les doléances actuelles, qui pointent du doigt, à tord et à raison, les banques, me rappellent une histoire. Vous en tirerez vous-même une morale.

Un scorpion indolent voulait franchir une rivière. Mais il ne savait pas nager. Il s’adressa alors à un hippopotame qui trempait là comme un bout de biscotte dans un bol de lait. « Dites moi mon cher ami, accepteriez-vous volontiers de me faire la rivière passer ? Sur votre dos musclé je viendrais me nicher, sans vous déranger plus que le souffle du vent », dit le scorpion d’une voix de fausset. « Ma foi, je suis de nature serviable et je le voudrais bien. Mais toutefois ma confiance à vous je ne puis l’accorder, car si vous me piquiez le dos, animal venimeux que vous êtes, j’en mourrais certainement », répondit le placide mammifère. « Mais si je vous piquais, très cher, moi aussi je mourrais. Vous n’avez rien à craindre », renchérit le scorpion. Convaincu par ces douces paroles, l’hippopotame accepta. Son passager sur son dos, il commença à traverser l’onde claire. Brusquement, au milieu du cours d’eau, ce dernier le piqua. Surpris et terrifié,  car le venin allait faire son effet avant que les deux animaux n’atteignent la berge boueuse, l’hippopotame s’exclama : « mais pourquoi avez-vous fait cela ? Nous allons périr tous les deux ! » Alors le scorpion lui souffla, comme une ultime sentence : « vous aviez bien raison, je ne suis qu’un scorpion venimeux. Et c’est là ma nature profonde. »

Les effets délétères des options politiques et économiques, plus ou moins réfléchies, que les élites des pays les plus riches ont choisi au nom d’une certaine vision et de l’enrichissement de certains groupes sociaux sans le dire, sont, en vérité, fort nombreux: certains salaires quasi bloqués, développement de services dont une partie ne repose sur rien de concret pour compenser une industrie perdue et ne rendent guère l’économie plus productive, Etats providence dépensiers, ménages endettés, secteur financier qui ne connaît aucune limite et préférence politique pour les classes âgées dont les habitudes et les choix pèsent plus que de raison… 

En vérité, dès la fin des années 1970, la machine à faire du profit montrait des signes de faiblesse du côté des pays avancés. La dérèglementation de la finance et l’intensification de la libéralisation des échanges permirent, la décennie suivante, de relancer en apparence un système qui commençait à s’essouffler dans sa recherche de la rentabilité. Il fallait une sortie par le haut. Le Tiers monde était là, prêt à le lui fournir. Une armée de réserve comme dirait Marx. Tandis que les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest inventaient une économie, de son industrie progressivement amputée (sauf exception), une économie qui fait pssschit – avec une « pseudo » croissance pour les Américains et une croissance molle pour les Européens – les habitudes consuméristes ne cessaient de s’étendre et les besoins des populations de croître, de plus en plus voraces. Logiquement et sans le dire vraiment, les ménages et/ou les Etats occidentaux, avec de profondes différences suivant la politique publique menée par chaque pays, commencèrent à tendre la main systématiquement. Il fallait bien recourir à la dette avec les banques privées et les marchés, puisqu’on avait banni la « terrible » inflation (par création monétaire des banques centrales et dévaluation), ce phénomène économique qui tout au long du siècle avait causé, il est vrai, bien du souci. 

Tous ces déséquilibres, jusqu’à présent, personne, ici, ne s’en plaignait vraiment, hormis parfois les ouvriers, ou ne voulait les voir, jusqu’au grand vacillement… Certes, pour certains les emplois s’envolent, comme les oiseaux migrateurs. Mais même ceux qu’on appelle chez nous les perdants de la mondialisation peuvent se consoler en achetant des produits à bas prix fabriqués en grande quantité par les ex colonisés. Ironie de l’histoire, puisque de la décolonisation à la délocalisation, il n’y a qu’un pas, ces peuples jadis dominés deviennent de redoutables prédateurs. Ils ne se cantonnent plus dans leur rôle de simples exécutants. Enrichis petit à petit, à la satisfaction de cette fraction de la bourgeoisie occidentale gavée de mondialisation (le soit-disant remède au profit déclinant), ils pourraient prendre une revanche, poussés par leurs intérêts et par l’implacable volonté que portent en eux les anciens miséreux.

Aussi, les tensions liées à nos excès et à la mondialisation vont amener à un réajustement nécessaire. Mais il n’y a en Occident pas vraiment de modèle ou d’idées neuves pour profiter de l’occasion. Où sont les grands penseurs et théoriciens impétueux capables de sentir l’époque ? Les plus lucides, les plus originaux, on les entend si peu ! La solution, je vous le dis, il ne faut pas l’attendre des aînés. Nous n’avons plus besoin de leur pensée. Au contraire, nous devrions la rejeter. Qu’on me permette alors de faire une suggestion, ou plutôt une invitation à la modestie. Les élites des pays émergents nous observent. Ils ont, dans certains domaines, un retard à rattraper. Pour autant, peut-être regardent-ils aussi les erreurs commises par leurs précieux voisins. Nous pourrions faire de même, et sans ethnocentrisme aucun, nous en inspirer volontiers. Leurs Etats providence, par exemple, vont devoir s’affermir, pour que se développe leur marché intérieur. Ils ont compris avec la crise que vers le fond nous pouvons les emmener. Quel type d’Etat social vont-ils alors créer – qui ne soit pas un terrifiant panier percé – au regard de leur tradition nationale et des luttes de classes ? Certains, parmi ces pays nouveaux riches, feront-ils mieux que leurs anciens dominateurs ? Autant de choses à voir et à utiliser, plutôt que camper sur nos certitudes et nos solutions éculées.  

Vers la fin du 17ème siècle, la croissance démographique avait trouvé ses limites. Certaines régions d’Asie et pi d’Europe, mon Dieu, devaient connaître un coup d’arrêt à leur heureux progrès. Fallait nourir le surplus de personnes en exploitant de nouvelles terres et renoncer à l’aventure industrielle. Le sieur Malthus allait encore avoir raison. Heureusement pour les Anglais d’abord, et le reste du continent Europe ensuite, l’avait dans le sol de la perfide Albion beaucoup de charbon noir, tout près des villes où fleurissaient les belles innovations. De l’énergie en quantité et à portée de main pour satisfaire une industrie naissante. L’avait enfin le nouveau monde, pour y cultiver des denrées, s’approprier des terres faute d’en avoir assez chez soi, des excédents de population se débarrasser sans famine (« allez-y voir dans nos belles colonies! »), et laisser le champ libre à la main d’œuvre des manufactures. La graine du capitalisme une fois semée, elle ne pouvait que prendre. Et c’est ainsi que nos ancêtres échappèrent à la contrainte écologique qui remit à sa place les autres bouts d’humanité en avance sur leur temps. Dans quelques décennies, une nouvelle contrainte écologique menacera le développement de toutes les sociétés. Le rêve américain pour plusieurs milliards d’êtres humains n’est pas tenable. Notre bonne vieille terre ne le supportera pas. Quelles solutions surgiront-elles alors de l’histoire capricieuse et quelles parties du monde en sortiront vainqueurs ? Mes descendants peut-être seuls le sauront. En attendant, faudrait au moins couvrir ses fesses et ménager ici, je veux dire chez nous, un avenir décent, pour que les 200 ans de l’ère industrielle, bâtis sur la souffrance, la sueur et la domination, comme un immense sacrifice, souvent non consenti, n’aient pas servi à rien.

Journal de Christobal: L’habit fait le moine!

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La vie sociale est un cruel théâtre, fait d’illusionnisme ou de prestidigitation. Heureux les comédiens et mentalistes talentueux, car le royaume d’ici bas leur appartient. Très tôt, j’ai pressenti combien celui qui sait manipuler les impressions qu’il dégage, afin d’influencer au mieux l’idée que les autres se font de lui, profite d’un avantage considérable en société. En vérité, le secret de la réussite dans les interactions quotidiennes avec ses congénères tient à ceci, en plus de la fausse ou vraie réciprocité qui constitue une clef indispensable dans les rapports humains.

J’ai su aussi précocement que la ruse, la duplicité, le calcul égoïste et la capacité à observer les réactions d’autrui se révèlent des armes sociales particulièrement redoutables. Pour saisir cette vérité humaine, fort banale, on peut être un observateur naïf, ou bien l’apprendre à ses dépens et en tirer quelques leçons. Le tout étant, si l’on veut dépoussiérer réellement ses yeux innocents, de regarder la vie en laissant de côté les prêches des nombreux idéologues qui dès l’enfance vous assaillent et vous expliquent comment vous devez percevoir les choses et comment vous devez les interpréter. Soit dit en passant, dans la France morale d’aujourd’hui, cela n’est guère facile.

Au sein de chaque milieu on trouve des personnes douées pour l’art consommé de la ruse et du cynisme en société. Si parmi eux, certains ne font, en réalité, que se protéger pour survivre, d’autres cherchent absolument à réussir. Au nom de leur égo. Le narcissisme est notre opium, comme dirait un certain Al Pacino dans un film d’ailleurs pas si terrible…

La manipulation ne s’apprend pas dans les manuels, elle ne puise pas sa source dans les théories psychologiques ou psychosociologiques. Elle se pratique, en fait, au jour le jour, dans les circonstances les plus diverses. D’abord avec l’entourage proche. Ensuite on élargit. C’est un apprentissage souvent long et fastidieux. Malgré cette révélation, entraperçue tout jeune – il y a toujours durant l’enfance des situations vécues qui font mouche en termes de prise de conscience et qui s’adressent à vous comme un livre grand ouvert pour délivrer un message que l’on aimerait souvent ne pas connaître – je n’arrivais pas à m’y résoudre et à me départir d’une certaine transparence ou spontanéité dans mon comportement. Question d’éducation ? Peut-être. Ou bien est-ce là une sorte d’idéalisme personnel (je ne sais pourquoi, la victoire du cynisme, de l’hypocrisie et de la triche je trouvais ca injuste) ? Qui sait. Mais aujourd’hui encore, il m’arrive de le payer chèrement.   

Je me souviens d’un bon copain débrouillard. Il a toujours su utiliser son apparence pour évoluer au mieux au sein des classes moyennes et supérieures. Il avait compris très tôt lui aussi. Pour réussir dans certains milieux, il faut être surclassé socialement. Vu par les autres comme l’un des leurs, ou susceptible de le devenir. Qu’on me permette alors d’évoquer son parcours brièvement. Le brave garçon occupe actuellement un poste de consultant. Un titre professionnel qui en jette. L’est en contact avec les huiles des entreprises ou des administrations publiques. Il gagne assez bien sa vie.

Ca avait commencé avec son recrutement. Une année seulement à Sciences Po Paris sur un Cv, après un cursus généraliste à l’université, suffisait. Un bon contact pour le recommander et un Cv mis en valeur grâce à la prestigieuse école et le tour était joué. Peu importe finalement s’il n’avait pas pleinement suivi le cursus complet de la rue Saint Guillaume. Fallait juste le laisser supposer. Avec le label Sciences Po, le doute devient un bénéfice. Étant donné qu’il trainait quelques mois de chômage et que ses fins de mois devenaient dures, n’étant pas issu d’une famille bourgeoise susceptible de le soutenir longtemps, ce petit arrangement avec la réalité ne constituait pas à ses yeux un crime odieux. Il tenait sa clef d’entrée. Le droit de passer les tests compliqués, une journée durant, pour un prestigieux cabinet de conseil. Sésame ouvre toi !

Et Sésame s’ouvrit. Une fois dans la place, il découvrait avec stupeur qu’il était capable de faire un travail fastidieux, basé sur la mémoire, l’attention et la logique, le sens du contact aussi, que d’autres diplômés de l’université pourraient sans doute faire tout autant. Sauf qu’on ne les prenait pas. Il n’y avait autour de lui pratiquement que des ingénieurs ou des diplômés des grandes écoles. C’est ce que l’employeur vend aux clients. Un diplômé de l’université, même dégourdi ou brillant – ce qui n’est, certes, pas le cas de tous les diplômés de l’université – se monnaie sans doute moins cher au taux horaire dans le cadre de la prestation proposée.

Ce petit mensonge ne faisait pourtant pas de lui quelqu’un d’unique, car les menteurs, dans son métier, il y en a bon nombre. Et de très grassement payés même ! Des collègues capables de rédiger des mails professionnels en pleine semaine et de les envoyer le soir à minuit de chez eux, devant le film télévisuel, ou bien le dimanche à 11 h du matin en buvant le café pour faire croire qu’ils travaillent d’arrache-pied. Des collègues capables aussi de se montrer quand il le faut et devant les personnes qui comptent dans la boite. Des collègues capables enfin de dézinguer un autre collègue absent en réunion, devant des chefs, en se plaignant de manière allusive de son comportement ou de sa compétence à propos d’une mission à laquelle ils n’ont, en fait, jamais participé… C’est le monde d’une certaine élite professionnelle. Celui du paraître et des parties d’échec subtiles pour évoluer dans la carrière au détriment des autres et faire de l’argent.

Le travail dans son sens le plus large me fait parfois penser à une recette culinaire bien gardée. On ne sait pas vraiment quels sont les ingrédients, ni quel a été le tour de main. Des gens très forts pour laisser croire que le produit de leur travail résulte d’un effort colossal, cela n’a rien d’exceptionnel, bien au contraire. La réalité s’avère cependant plus triviale. Dans le monde du consulting, par exemple, ceux qui ne rusent pas et ne font pas semblant ou, tout simplement, ne savent pas refiler à d’autres la « patate chaude » souffrent, d’autant que la pression et les horaires peuvent être lourds. L’avenir appartient aux malins, voire aux « politiciens ». La compétence technique pure est, malheureusement, souvent loin de suffire…

Mon pote, lui, l’est beau gosse, il sait se saper et grâce à son goût pour la lecture, au temps heureux des études, il parle bien. Un français châtié quand il le veut. Il fait intello quoi ! Evidemment, ca bluff ! Ses interlocuteurs le surclassent souvent. Ils imaginent probablement chez lui une origine sociale plus haute qu’elle ne l’est réellement. Il fait crédible, mon poto ! Ca lui sert bien.

Chez un consultant, le paraître et la présentation de soi sont fondamentaux. On fait semblant d’être un expert sur des sujets que l’on survole, car on n’a pas le temps de tout voir en profondeur. Comme le dit mon ami, un consultant c’est un peu comme un psy : à savoir un spécialiste de l’écoute ! Au bout d’une dizaine d’entretiens et de quelques documents collectés, un bon professionnel peut évoquer avec le client n’importe quel sujet concernant son entreprise et comprend surtout aisément ce que ce dernier aime répéter, veut dénoncer ou protéger. Après quelques semaines ou mois de mission, il finit par faire un tour d’horizon des problèmes avec les uns et les autres. Il a repris leur méthodologie, récupéré de l’information sur leur organisation, qu’il peut alors critiquer, même s’il ne connait pas le domaine en profondeur. Mais le vocabulaire interne, il l’a acquis, et au final, il montre au président général de l’organisation qu’il le maîtrise ; il lui raconte également ce qu’il a envie entendre et/ou sait déjà. Quand ca vient de quelqu’un pour lequel il n’y a pas de préjugés sociaux négatifs, évidemment ce genre de discours affuté, ca passe toujours. Il faut, en plus d’un certain talent, le costume et les manières. Très important çà, le costume et les manières. Certains prolos doués pour les études commencent à le comprendre…

Une histoire sur le classement social et les apparences j’en connais une autre. Elle finit relativement mal celle-ci. Pas pour celui qui fut « bien » classé et joua la carte de la ruse. Mais pour les autres, enfin ceux qui se laissèrent berner. Elle concerne un autre ami, fils d’artisan laborieux. Un besogneux méritant, calme et pondéré, bon commercial dans les télécommunications. Il travaille pour une boite américaine. Il y  a quelques temps, la succursale française fut malmenée et l’équipe mise en difficulé. Un « chantier » avec un gros client avait, en effet, été saccagé, de sorte que le chiffre d’affaire s’en trouvait affaibli. Le désastre venait d’un nom à particule. Monsieur De Mielleux se chargeait à cette époque du client. En réalité, pendant des mois il avait fait illusion, traînant les pieds, profitant du bon temps et d’une très confortable rémunération. Son secret pour durer et ne pas être évalué ? Séduire son chef d’équipe et ses coéquipiers. Facile pour notre aristo. Avec son nom, porteur de tradition, et avec son assurance sociale naturelle, il sut très vite faire preuve de l’entregent nécessaire  pour passer à tout le monde la douce pommade, avec la manière et l’art de le faire. Un véritable magicien. Mon ami de loin, pourtant, il l’avait vu venir. Mais comme Cassandre, l’était condamné à ne pas être cru. Jusqu’à ce que le charme de l’enchanteur Merlin se dissipe. La réalité rattrape tout le monde, un jour ou l’autre. Quand le chef d’équipe prit conscience de son erreur d’appréciation, le son du glas allait malheureusement sonner pour lui. Pour autant, il ne s’excusa pas auprès de mon ami, discrédité pendant des mois. De Mielleux le jalousait – un commercial efficace finit toujours par menacer quelqu’un par son talent – ou peut-être le détestait-il car mon ami l’avait percé à jour. Alors, le chef d’équipe, très remonté, rendit compte à ses supérieurs américains des errements du marchand de tapis qu’il avait embauché et soutenu. Fatal mea culpa en vérité. Un chef qui reconnaît s’être trompé à ce point sur un subordonné n’est plus crédible. Et les Américains n’aiment guère perdre beaucoup d’argent. Le gentil chef aggrava même son cas. Pour se débarrasser de celui qui l’avait subjugué un temps, il décida d’embaucher un remplaçant avant de l’avoir licencié. Vraiment, de l’illusion au coup de sang, il n’y a qu’un pas… vers le précipice. La conclusion de cette histoire. Presque toute l’équipe fut remerciée. Licenciement économique. Certains étaient contents. Mon ami y échappa. Le chef partit. Toujours s’en excuser. De Mielleux le suivit, bien évidemment. Avec un chèque faramineux. Le licenciement économique reste quelque chose d’avantageux, surtout quand vous sourient les fins de mois. Pas de faute sérieuse ou grave pour l’aristo. Ayant été grassement augmenté, l’année où son petit monde se tenait à ses pieds, il profita, en conséquence, d’une aide au retour à l’emploi à faire pâlir plusieurs smicards. A cette époque, c’est-à-dire il n’y a pas si longtemps, l’UMP n’avait pas encore songé à plafonner l’aide retour à l’emploi pour les cadres. Une idée que, d’ailleurs, la patronne des patrons s’empressa de critiquer vertement en cette fin de mois d’août 2011, sans discussion, ni réflexion sur l’efficacité de la mesure. Le Medef veut des efforts, mais pas pour tous. Cette dernière histoire, ca me rappelle beaucoup ce que certaines banques ont connu aux alentours de 2007. Quand les erreurs, l’incompétence, l’appât du gain et les préjugés sociaux se combinent à l’aveuglement des classes supérieures, les conséquences sont généralement désastreuses. En réfléchissant à tout cela, je me dis que parfois il vaut mieux comprendre les proverbes à l’envers. Ils sonnent plus vrais comme ça. L’habit fait le moine, faut dire, ca a d’la gueule quand même !

Journal de Christobal: Ca vous gratouille ou ca vous chatouille ?

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C’était au mois de juin, il m’en souvient, je terminais ma classe de 6ème. Le programme scolaire bouclé, les profs devaient tenir la marmaille adolescente, celle que les hormones et les pulsions assaillent. Nos éducateurs avaient donc décidé d’organiser une grande représentation théâtrale. Fallait bien encourager les élèves à ne pas déserter l’école avant le 28 ou 30 juin. Des petits jusqu’au grands, il était question que tous participent. Chacun avec une fonction bien précise : qui devenait acteur, qui metteur en scène, qui s’occupait des décors, etc. 3 semaines, environ, suffisaient à mettre en place le spectacle. Belle prouesse d’organisation, en vérité, mais plus ou moins enthousiaste. Malgré l’aspect ludique et novateur de l’entreprise, certains avaient déserté, au moins partiellement, les couloirs et les salles de classe transformés pour l’occasion en annexe du cours Florent. Même les menaces d’avertissement du principal semblaient vaines face à l’appel du soleil. Et dans ma ville natale, Dieu sait qu’il tape fort et aguiche jusqu’aux âmes les plus insensibles. Fin juin cependant, le pari avait été tenu. Presque tous les élèves de ce charmant collège pouvaient se sentir fier d’avoir organisé et joué le fameux Docteur Knock. Ma contribution de l’époque s’avérait, faut bien le dire, assez modeste : je n’étais que costumier, ou plutôt « couscous-tumier », comme disait un camarade taquin. Point de gloire sur les planches. Pas grave, la tchatche et la Commedia dell’arte, je l’apprenais plus tard. Au sein d’une autre école. Celle du bitume.

Docteur Knock, du sieur Jules Romains, voilà un nom que je trouvais bizarre. A l’aube des grandes vacances, les oreilles encore vertes, je n’avais, de la pièce, retenu que quelques citations, surtout préoccupé par les jours de loisir imminents. Le fond m’échappait complètement. De même que je ne saisissais guère la subtilité du célèbre « est-ce que ca vous gratouille ou est-ce que ca vous chatouille ? »

Jules Romains compte pourtant, dans la lignée du sieur Molière, et ce malgré certains choix politiques selon moi très discutables, parmi ces hommes dont le regard acéré perce le front de leur époque. Que dis-je, avec sa pièce satirique, Jules Romains a fait, à sa façon, œuvre de lettré visionnaire. Il avait bien saisi, tout comme Molière, les dérives auxquelles l’abus de médecine et l’appât du gain peuvent mener. Depuis 30 ans au moins, en France, nous y sommes jusqu’au cou.

Notre système de santé l’un des meilleurs au monde ? Certes, pour qui veut y croire et surtout ne pas voir… Des anecdotes à ce sujet, à la pelle j’en ai, je pourrais en compter jusqu’à plus soif, pour donner à bien des rapports, des études ou des enquêtes, dont la presse ne fait pas trop la pub, un peu de couleur du vivant. Les chiffres et les écrits « objectifs », ca n’est, en effet, pas vraiment folichon. Et pi là d’où je viens, on aime bien raconter les histoires, un peu à la manière des griots africains, les maîtres de la parole, mais dans un autre genre bien sûr.

Ca avait commencé par une boule entre les omoplates, juste au bas de ma nuque. Rien de grave, un kyste de sébum. Un truc courant. Ca gonfle et ca dégonfle, au gré de ses humeurs inflammatoires. Le kyste n’était pas trop visible en outre. Je l’ai gardé 2 ans. A la fin on s’attache… Pourtant, avec mon sport, ca me posait problème. Toujours un type prêt à m’étrangler ou à me tordre le cou. Ca frotte, ca serre, et à la fin le kyste il s’énerve… Faut pas le chatouiller. Je décidais de m’en débarrasser. C’en était fait de lui. Après tout, l’était venu sur moi sans s’inviter…

Je savais que Paris tendait à inspirer chez de nombreux médecins la tendance au dépassement d’honoraires légal ou illicite. Y a des fortunes dans la capitale, également des gens aisés prêts à payer très cher pour le meilleur et pour le pire dans la préservation de leur petite santé, cela n’a donc rien d’étonnant. Mais ce genre de pratique se retrouve aussi dans les quartiers populaires. De fait, je filais droit vers un centre de soins public, un peu dans le genre dispensaire. Moi ce que je voulais, c’est pas une superstar ou un docteur déterminé à me flatter ou à me chouchouter, non, je désirais une piqûre pour endormir la zone, un coup de bistouri et 2 points de suture. Rien de luxueux. Le tout en cabinet. Ca suffisait largement. Il a fallu 4 mois. Une erreur d’orientation vous fait perdre 2 mois très vite. Ce genre d’institution est, à la manière anglo-saxonne, très souvent surbookée. Malheur au RDV manqué par votre faute ou celle du personnel.

Le jour J une dermatologue me reçoit. On négocie. Ôter ce kyste prendra une demi-heure. Or, c’est l’été, il y a du monde, les RDV ne doivent pas excéder ¼ d’heure. On consulte ici, l’été, monsieur, on « n’opère » pas. Je râle, ca fait 2 fois qu’on m’éconduit, si je pouvais le faire je percerais moi-même ce kyste avec une aiguille chauffée à blanc, mais pas facile car situé dans le dos, etc. La doctoresse cède. Ok. « Attendez, me dit-elle, je vous prendrai entre 2 patients. » Je reviens dans son cabinet un peu plus tard. Avant le coup de canif, on discute à nouveau. J’explique pourquoi je suis ici : les dépassements d’honoraires souvent. L’été du côté des dentistes c’est encore pire. Je me souviens d’un ex collègue de travail flanqué d’un abcès. Une dizaine d’appels infructueux plus tard – pour cause d’absence de praticiens liée aux départs en vacances, « tous » au même moment, ou du fait de tarifs prohibitifs en dehors du remboursement assuré par la couverture médicale – il n’a dû son salut buccal qu’au conseil salutaire de la pharmacienne de quartier. « Ne cherchez plus, je connais un vieux dentiste qui prend le tarif conventionnel et vous recevra ». Ouf, l’avait trouvé la perle rare.

Bref, ma dermato du moment, elle écoute ce que je dis, je ne veux pas de dépassement, je veux du simple, de la médecine authentique comme de la bonne cuisine. Pas de chichi. Alors elle m’explique pourquoi ce n’est pas évident de tomber, dans le privé, sur un spécialiste qui respecte le tarif et accepte de porter dans mon dos ce coup de lame bénin. Il y en a, certes. Mais pas autant qu’on voudrait bien le croire. « C’est un acte rémunéré 30 euros d’après le barème fixé par la sécurité sociale. Ce type d’intervention prend environ une demi-heure. Or, en une demi-heure on peut faire 2 consultations. Cela n’est donc pas très rentable. C’est pourquoi certains dépassent. Et comme il y a beaucoup de médecins sur Paris, ceux qui n’ont pas le sens du service public peuvent se permettre de refuser ce type d’acte. » Merveilleux ! Quand on sait ce que le système de santé coûte au pays ! J’ai aimé la franchise de cette femme. L’a fait du bon boulot aussi. Je les ai enfin eus, mes 2 points de sutures. Ce genre de couture, je connaissais d’ailleurs. Faut du doigté. Un interne africain très doué m’en avait posé 5 sur l’arcade sourcilière gauche, un soir de semaine aux urgences d’un hôpital de banlieue, il y a 5 ans déjà. La cicatrice n’est quasiment pas visible. Et je l’en remercie encore.

Après les dépassements, y a les dessous de table. Surtout, ne pas les oublier ceux-là. Aujourd’hui, les chirurgiens en demandent fréquemment. Ils ne sont pas compris dans le ticket modérateur. Cette habitude n’est en rien systématique – certains chirurgiens n’y cèdent jamais – mais il n’y a que le Conseil de l’Ordre pour clamer qu’elle s’avère exceptionnelle ou qu’il s’agit d’un abus perpétré par quelques galeuses brebis. La vénérable institution souffre, en effet, depuis longtemps déjà, d’une sévère myopie. Je lui conseillerais bien un ophtalmologiste, sans dépassement d’honoraires, mais j’aurais peur de paraître un tantinet déplacé…

La dernière fois que j’ai été confronté à cette logique des dessous de table, ce fut indirectement. Par le biais de ma mère. Son dos tordu, à force de mauvaises habitudes dans le maintien et parce qu’elle passa son temps à briser son échine dans les cuisines et à servir des petits déjeuners aux retraités, nécessitait une intervention lourde de toute urgence. Le bistouri ou la canne à court terme. Pas vraiment de choix cornélien. 2 spécialistes furent consultés. Des RDV pris à l’avance. Etc. Moi, voir plusieurs médecins, j’étais contre. On dit que 2 avis valent mieux qu’un. C’est parfois vrai, c’est parfois faux aussi. Les 2 praticiens prenaient des dessous de table. Pour l’un, il faut le dire, cela variait suivant les patients. Celui qui, finalement, opéra ma mère une seconde fois – la première opération effectuée par l’autre chirurgien ayant échoué – estimait, apparemment, qu’un ex agent de service, autrement dit une ex ouvrière, avait de quoi allonger la monnaie… Il demanda 1000 euros de dessous de table. Quelques bijoux de famille furent vendus pour l’occasion. Sont pas malheureux mes parents, généreux même, mais ils ne disposent pas d’une retraite faramineuse. A l’heure où certains vendent les objets hérités pour racheter de l’or de peur de perdre leurs économies, on ne sait jamais sur quoi la crise de la dette peut déboucher après tout, mes parents soldaient quelques babioles pour financer un second tour sur le billard…

A quoi sert-il alors, ce prodigieux système de soins, qui s’enorgueillit de sa CMU et de son AME, si une partie des patients, pas les plus exigeants et pas les plus nantis non plus, en viennent à faire leurs fonds de tiroir pour financer les soins dont ils ont réellement besoin ? L’assurance maladie est, en France, un système bizarre, une vache à lait pour les uns, pauvres et riches, une mère avare, voire injuste, pour les autres, pauvres et riches également, mais pas souvent les mêmes, bien entendu. Un bateau ivre qui file cahin-caha vers le naufrage. Mieux vaut donc s’en passer quand on peut. Mon père, lui, vieux roublard, il en a fait l’expérience. « Le voisin du dessus fiston, il est prothésiste dentaire. Il m’a refait mon appareil pour 600 euros seulement. Sans passer par le dentiste. » Surpris, je demandai : « Et la sécurité sociale ? » Imperturbable, mon père me rétorqua : « j’ai fait un calcul. Par la voie normale, l’appareil coûte 1200 euros, une partie revient au dentiste. J’y suis de 800 euros de ma poche. La sécu ne couvre pas grand chose, et ma mutuelle non plus. » Dans ces conditions, effectivement, payer directement le voisin et s’arranger avec lui s’avère une option bien meilleure… On trinquera à la santé du système de soins plus tard. En attendant, on s’adapte.

Les combines, les escroqueries à la sécu, comme on dit vulgairement, les abus, bon sang j’en ai vu un paquet ! Un pote bossait dans une PME spécialisée dans la location de matériel médical, un autre fut ambulancier pendant quelques années, un autre enfin exerça, à son grand désarroi, le métier de visiteur médical. Tous dans le sud de la France. Leurs expériences fourmillent de pratiques et de situations éloquentes. Médecins, autres professionnels de la santé, patients, partout des gens profitent sciemment ou même sans le savoir, c’est l’orgie financière du gaspillage organisé, avec l’argent de la collectivité, le grand pillage pour le plus grand bonheur des marchés financiers qui nous prêtent, mais commencent à s’en inquiéter néanmoins. 

S’attaquer à ces dérives, vous n’y pensez pas ! Avec le nombre de médecins à l’Assemblée nationale, la population qui vieillit et la peur des parents pour les enfants en bas âge – on a une bonne natalité – cela revient au suicide politique, assisté celui-ci. Des chevaliers blancs, des courageux et des lucides s’y sont cassés les dents.

Z’ont bien raison les Suédois. Il y a quelques années, leur système prenait l’eau. A présent, ils ont une médecine d’Etat performante. Pas de paiement à l’acte, pas de système semi-privé. Des médecins en moyenne mieux payés, pas harcelés, et qui de leur art ne font plus le commerce. De quoi en finir, en vérité, avec les inégalités de revenus scandaleuses dans cette profession, telles qu’elles existent au pays des Gaulois. Les patients sont mis au pas. Là-bas, point de clients capricieux, élevés au petit lait de la consommation médicale. On ne consulte pas pour rien. On passe d’abord par un système de filtrage. On s’adresse à l’apothicaire ou à un centre de soins spécifique où le docteur n’intervient qu’en fin de chaîne, on téléphone à  un service de consultation à distance, et l’on essaie pendant 3 ou 4 jours les remèdes génériques pour les maux saisonniers. Les Suédois vivent bien. Ils vivent vieux. Ils ne font pas non plus vraiment d’acharnement thérapeutique. L’hôpital n’est, d’ailleurs, pas un endroit pour mourir… Personnellement, j’aimerais mieux ne pas y finir ma vie. Peut-être devrait-on les imiter ? Cela semblerait raisonnable. Certains y ont déjà pensé.

Cependant, à l’option raisonnable,  je n’y crois guère. Pour l’instant, pas de cran suffisant dans la classe politique. Des franges entières de la population sont, de plus, socialement corrompues par la facilité d’un système vache à lait convenant tout à fait à ceux qui se trouvent du côté de la bonne mamelle. Enfin, beaucoup de vieux croient aux médecins comme on croit aux sorciers. Et les vieux, ils votent beaucoup… La situation me rappelle ce que Frédéric Bastiat écrivait il y a plus d’un siècle:  » L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. » Sauf que certaines classes s’y retrouvent plus que d’autres… Quand frappera la crise, peut-être fort, qui sait, tout cela prendra fin ou s’émiettera. En France, semble-t-il, il n’y a guère de changement dans la douceur possible.

Le Procès

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Par Christobal et Vida (un ami de Christobal)

Conversation fictive entre Christobal le procureur-vengeur et deux accusés : Jean-Yves Le Bienpensant, sociologue quadragénaire affilié au PS et Luc Bobojournaleux, journaliste de la même génération dans un grand quotidien plus ou moins de gauche.

Christobal est drapé de noir et étend ses bras comme une chauve-souris de mauvaise augure, que dis-je, un vampire assoiffé du sang de la revanche. Il parlera en son nom et ses accusés se tairont pour une fois. Cela les changera, eux qui, tels des puits de science, asséchés de bon sens cependant – les idées les ont quittés il y a fort longtemps – s’expriment régulièrement au nom des autres. C’est le privilège des experts mandatés : d’expliquer à tout le monde ce que tout le monde pense. Cette fois-ci, le mutisme seul leur tiendra compagnie, devant le procureur et le bourreau du cœur – Christobal juge et exécute la sentence en même temps, la division du travail en matière de justice il connait pas ! Nus comme des vers, Jean-Yves et Luc sont accablés. Ils ne comprennent pas, pire, ils ne veulent pas comprendre, eux qui disaient bien faire. C’est terrible ce qu’un homme peut souffrir quand son pouvoir le quitte et qu’il n’a pas appris à compter sur lui-même. Nulle position sociale, nulle bureaucratie et nul soutien médiatique ne viendront ici bas, dans ce lieu sombre et terrifiant, les secourir. Du haut de son glacé pupitre, grand comme un monolithe, Christobal a pointé sur le pauvre Jean-Yves et sur le pauvre Luc un doigt vengeur… 

Christobal :

Vous allez vous décomposer, laisser de vos visages tomber des lambeaux, autrement dit perdre la face, comme arrosée de vitriol, celui de mes accusations. Tremblez mes petits Môssieurs, devant la force de mon courroux… coucou, comme disait Pierre Desproges qui aimait les chansons mexicaines !

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Oui, car je vous accuse de faits très graves ! En voici la triste liste que je jette à vos tristes faces, trop sérieuses pour savoir en rire. D’ailleurs, vous êtes trop occupés: l’un à vivre sa carrière de sociologue engagé et dans sa tour d’ivoire enfermé, l’autre à jouer les journaleux en quête de dénonciations faciles!

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Vous faîtes bien de vous taire. Il n’y a pas de droit de réponse. Pas de débat possible. A l’instar de vous, je ne le tolère pas ! Cependant, je n’ai guère besoin de déguiser mon aversion pour celui-ci dans de fausses polémiques, de fausses tribunes, de pseudo exigences académiques, en évitant de publier, d’ailleurs, ceux qui pensent autrement. Il n’y aura pas ici de fouetteur judiciaire, comme dans le procès du fameux Joseph K., Je vous couperais la langue tout simplement si vous ouvrez la bouche !

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Je vous accuse, vous le sociologue, ainsi que vos pairs, de pratiquer une sociologie de la jeunesse des cités compassionnelle, ethnocentrique et orientée. Une sociologie qui ne tolère aucune contradiction, que l’on rabâche comme on récite une prière ! Vous avez, certes, le droit de penser ce que vous pensez, mais pas d’occuper tant d’espace, au point d’interdire quasiment à d’autres alternatives un droit de cité. Et vous le journaliste je vous accuse de soutenir tous ces savants !

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Certains, parmi vos pairs, ont fait de l’insécurité un domaine d’étude ou d’exploitation journalistique prolifique. L’histoire de cette catégorie et l’analyse critique des statistiques de la délinquance étaient, je vous le concède, nécessaires. Mais l’étude approfondie de l’évolution des rapports ordinaires entre les jeunes des cités et les membres des autres catégories de la population française, ainsi que la manière dont les protagonistes les vivent au quotidien, ont été délaissées. Peu d’ethnographie ou de monographies pour en parler. Vous aviez déjà les idées claires ! Or, les contextes dans lesquels ces rapports prennent place sont très variés. Les choses se passent, en effet, différemment à l’école et dans les espaces publics, mais aussi selon que les rapports impliquent les enseignants, les travailleurs sociaux, la police ou le voisinage. Pas étonnant alors que l’insécurité ne soit dès lors pour vous qu’un fantasme, un syndrome de la Lepénisation des esprits ! Vous ne savez pas ce que tous ces gens ressentent au quotidien, ni comment ils interagissent. Quelques entretiens, statistiques ou études ponctuelles ciblées vous suffisent !

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Grâce à vos soins, l’étude des discriminations et du racisme est devenue à la mode. On ne peut évidemment pas nier que ces jeunes sont confrontés à des attitudes discriminatoires, dans les lieux de sortie, quand ils cherchent un logement ou un travail, ou quand ils font l’objet d’un traitement policier et judiciaire. En outre, ils ont socialement peu de filets de sécurité. Les moyens que la société et les familles aisés déploient, par exemple, pour rattraper les erreurs ou les errements des jeunes bourgeois sont, en effet, sans commune mesure avec ceux déployés pour les enfants des classes populaires. D’origine immigrée ou pas d’ailleurs…

Mais le ressentiment qu’ils expriment et dont ils se servent au besoin n’est pas toujours sincère. Il peut aussi être repris et utilisé comme une rationalisation a posteriori d’actes de violence ou de délinquance. Les motifs des discriminations ne sont, en outre, dans les études, jamais vraiment donnés, ni réellement analysés. Il semble plus commode d’invoquer le racisme. Toujours à sens unique. Or, si pour cette jeunesse, des portes se ferment, du fait de discriminations ou d’inégalités sociales, des mains se tendent aussi : soutien, aide, voire favoritisme dans certains contextes. Malheureusement, vous et vos pairs ne semblez voir, à l’instar d’une partie de ces jeunes, que les portes fermées !

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Tout cela se comprend aisément. Antiracistes par conviction humaniste (mais cet antiracisme présente des limites quand il s’agit de scolariser vos propres enfants), vous percevez ces jeunes comme des victimes du racisme au point de minimiser le fait qu’ils peuvent eux-mêmes avoir des comportements racistes (tout en ayant des discours antiracistes), ou faire un usage trivial des catégories raciales dans leurs rapports ordinaires, ou encore se présenter à l’occasion comme des victimes du racisme dans le but d’obtenir des profits ou des réparations. Pour finir, vous assimilez souvent à du racisme les déclarations hostiles aux enfants d’immigrés et les comportements d’évitement, sans toujours faire la part des choses entre hostilité réelle et exaspération, et sans vraiment confronter les paroles des acteurs à leurs actes.

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Une autre question est totalement ignorée de vous : celle des transferts sociaux, des dépenses sociales et des fraudes. Qui bénéficie réellement de quoi et comment ? Cela reste un sujet tabou, comme si les gaspillages, la répartition inégale des ressources publiques et leur détournement n’étaient le fait que des hommes politiques, des entreprises, mais jamais des ménages ou des associations au service de cette jeunesse, voire des jeunes eux-mêmes !

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Votre militantisme de chercheur ou de journaliste moralement hypocrite, d’autant que vous ne risquez rien, a étouffé d’autres approches possibles. Vos points de vue ont même alimenté un discours politique censeur qui a plus fait pour le racisme, que les racistes eux-mêmes ! Cela ne sert à personne, sinon à votre bonne conscience, et surtout pas les classes populaires immigrées et non immigrées ! Peu importe si aujourd’hui vous nuancez votre propos et écartez un peu de vos œillères, parce que votre discours rabâché se fissure. Le mal est fait. Enfin, malgré tout, mieux vaut tard que jamais…

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

On aurait pu, par exemple, s’intéresser bien plus tôt à ce que certains nomment la culture de rue. Ce genre de vie existe dans les banlieues, mais aussi dans les centres-villes, en bref au bas des immeubles et aux coins des rues. Il culmine durant l’adolescence, période de la vie où les garçons et les filles cherchent à affirmer leur indépendance vis-à-vis des adultes et sont en proie à une intense vie pulsionnelle.

Évidemment, les enfants des quartiers populaires, du fait de leur lieu d’habitation, de leurs fréquentations quotidiennes, sont malheureusement plus exposés à cette culture que ceux qui habitent dans d’autres contextes résidentiels. Pour autant, bien que née dans les cités, la culture de rue étend son influence au-delà des grands ensembles. Et elle s’avère d’autant plus encline à se diffuser qu’elle parvient à s’affirmer sans difficulté dans les espaces publics et semi-publics et dans certaines institutions. Certains jeunes issus des classes moyennes cherchent, par exemple, à s’encanailler et à jouer les durs. Ce genre de vie exerce réellement de la fascination auprès des jeunes, mais pas tous. D’ailleurs, même au sein des quartiers pauvres, la jeunesse est hétéroclite. En bref, c’est à la fois de la complexité, de l’autonomie, de la force et de l’hétérogénéité des codes de la rue dont il aurait fallu rendre compte plus souvent, plutôt que de parler de domination sociale sans arrêt ou de ne voir dans cette culture de rue qu’une simple réaction de défense.

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Combien de travaux américains sur les ghettos avez-vous ignoré ? Combien de livres dont les conclusions vous dérangent ? Est-ce ainsi que l’on construit la science ? Et l’évolution du contrôle social de la jeunesse en général, et de cette jeunesse des cités en particulier, pourquoi ne pas l’avoir étudiée davantage ?

De nombreux auteurs réfractaires aux politiques de répression, perçoivent de manière univoque une tendance au durcissement du contrôle social. Mais les choses sont plus variées et plus complexes qu’il n’y paraît. La police (qui comprend des catégories de personnels aux métiers très différents) n’est pas seule au contact de ces jeunes. D’autres institutions et acteurs sont présents sur le terrain, tels que les personnels scolaires, les travailleurs sociaux, les gens du voisinage, les commerçants, les membres d’autres institutions, les parents, les aînés. Toutes ces catégories, toutes ces personnes, n’exercent pas le contrôle de la même manière. Et les évolutions sont variées, voire contradictoires, les interactions compliquées.

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Mais là encore vous n’accordez de l’importance qu’à la répression qui vous indigne ! D’ailleurs, celle-ci n’est pas totalement arbitraire. Elle est une réponse, maladroite parfois, à un vrai problème. La culture de rue repose essentiellement sur la force, la ruse, l’honneur et la réputation, à travers la confrontation et la compétition entre des jeunes livrés à eux-mêmes. Chacun cherche à s’affirmer et à exister de la sorte. Elle produit chez les plus impliqués des jeunes des ego forts et ombrageux, fascinés par la figure du dominateur, sur fond de virilité exacerbée. Ils sont des candidats parfaits au rôle de chef de bande.

Actuellement, il semble que ces ego et ces comportements ne trouvent plus vraiment de limites. Les jeunes les plus durs font à peu près ce qu’ils veulent au domicile familial, où ils passent peu de temps : la vie est ailleurs avec le groupe de pairs. Ils paraissent en mesure de s’imposer à l’école. L’absentéisme et l’indiscipline triomphent dans bien des établissements populaires. Enfin, ils se comportent en maître dans les espaces publics : généralement, les membres des autres groupes sociaux se taisent et préfèrent éviter les affrontements. En définitive, durant un laps de temps assez long pour certains jeunes, aucune institution ne s’avère en mesure de leur imposer ses normes et de contrer l’influence que la culture de rue peut avoir sur eux. Seule la police, qui arrive en fin de chaîne, est capable de poser des limites, en faisant usage de la violence, soit dans le cadre de la loi, soit même en outrepassant ce cadre. Ceci alimente évidemment une hostilité réciproque et une logique de surenchère.

Le vide laissé par le monde du travail et les organisations ouvrières, ainsi que la faiblesse des autres institutions permet donc à la culture de rue de s’affirmer davantage, qui plus est dans un contexte sociétal de grande tolérance vis-à-vis de l’individualisme, de liberté prise à l’égard des règles de civilité et de consumérisme qui attise les désirs matériels.

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Les « racailles » ou les « cailleras » ont mieux compris que d’autres les règles du jeu social ; des règles que ne renierait pas une certaine bourgeoisie : le cynisme, la force et le paraître, dont ils savent user abondamment. Il suffit de les observer de retour au « bled », par exemple, en été, pour se rendre compte que leur arrogance et leur frime devant les autochtones n’a rien à envier – même si elle s’exprime dans un style bien particulier, souvent très tapageur – à celles des plus superficiels et des plus méprisants parmi les « golden boys ».

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

Comme la culture des rues émane souvent de jeunes garçons relativement pauvres issus de l’immigration, nombreux sont ceux, parmi les membres des autres groupes sociaux, qui associent ensemble la délinquance et le critère de l’origine étrangère, voire aussi les critères du milieu social, de l’âge et du sexe. C’est ainsi que le « jeune arabe des cités » ou le « jeune noir des cités » est devenu, dans les représentations communes, un personnage potentiellement menaçant, et ce même quand il est calme, ou peu impliqué dans la culture de rue. Il suffit qu’il ressemble, par son type physique, certaines de ses manières et son style vestimentaire, aux plus durs ou aux plus délinquants. C’est également de cette façon que se crée une ethnicité négative, car les comportements provocateurs et agressifs sont associés à l’origine étrangère autant, voire plus, qu’à la classe sociale par une partie des membres des autres groupes sociaux. De fait, en se comportant de la sorte, ces jeunes finissent par alimenter la stigmatisation ainsi qu’une mise à l’écart qu’ils vivent mal et qui est susceptible d’amener d’autres provocations en retour.

Ils peuvent aussi être tentés de se définir sur la base de leur origine étrangère face aux autres. D’une part, ils vivent dans des banlieues où les immigrés sont nombreux et concentrés ; d’autre part, ils sont souvent jugés d’après ce qui est immédiatement visible – leur apparence – et ils disposent de discours médiatiques sur la question des discriminations, du racisme, etc., notamment les vôtres, dont ils peuvent se saisir pour donner un sens racial à leur situation. L’hostilité marquée envers la France, voire la haine, chez les plus extrêmes, et les diverses manifestations symboliques qui revendiquent et affirment la différence culturelle, signalent une certaine radicalisation de la situation, même s’il ne faut pas tomber dans le catastrophisme.

En bref, nous avons besoin d’enquêtes sereines, qui ne s’attachent pas tant à analyser les discours (souvent biaisés) recueillis en entretien qu’à collecter des faits de la manière la plus directe possible. Des enquêtes par observation pourraient être menées de manière systématique dans les espaces publics ou dans les quartiers populaires. Et davantage de comparaisons devraient être faîtes avec la jeunesse populaire qui vit dans les pays d’origine des parents. Au lieu de cela, avec vos pairs, vous n’avez su que parler de racisme, pour mieux le dénoncer. Pas une once de terrain, pas une enquête, pour peu qu’elle s’avère empirique, n’échappe en France à votre sociologie « morale » ou à votre journalisme « moralisateur ».

Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :

Christobal :

L’étude des institutions et des professionnels du traitement de la jeunesse populaire implique de prendre en compte leurs intérêts. Ces institutions ont leurs spécificités, mais elles ressemblent à toutes les organisations, dans le sens où elles agissent et font leur possible pour se maintenir, se perpétuer, se développer, augmenter leur emprise, trouver des clients, les conserver, etc.

Il en va de même pour les professionnels. Leurs métiers ont des particularités, mais ce sont des travailleurs comme les autres, qui défendent des avantages acquis, qui cherchent à améliorer ou à conserver leurs revenus, leurs conditions de travail, et qui font preuve, pour cela, d’un certain esprit corporatiste. D’ailleurs, les discours les plus convenus de ces professionnels confondent souvent l’intérêt général, l’intérêt des jeunes et leurs propres intérêts de travailleurs au sein d’institutions qu’ils défendent par la même occasion. Mais qu’importe, depuis quelques années, vous préférez vous lamenter sur la baisse des moyens – par ailleurs discutable sur le long terme – plutôt que de regarder de près ce qui se passe.

Jean-Yves Le Bienpensant :

Vous me caricaturez moi et mes amis, vous simplifiez, vous n’avez pas tout lu ! C’est une parodie de procès ! D’ailleurs qui êtes vous pour juger ? Qu’avez-vous fait vous-même ?

Luc Bobojournaleux :

La critique est aisée… Moi, je suis allé voir, j’ai vérifié mes sources, je…

Christobal :

Je caricature, je simplifie, je suis de mauvaise foi et pas le mieux placé ? C’est bien possible. Mais vous n’êtes pas lavés de toutes mes accusations pour autant. Ce procès, une parodie ? Bien évidemment. Quelle importance ! Pour l’instant, ce qui compte c’est que vous avez parlé, contesté, et ce malgré mon interdiction et mon avertissement.

Alors le cruel Christobal bondit de son pupitre tel un fauve, un couteau aiguisé à la main, et trancha d’un coup sec la langue du pauvre Jean-Yves et celle du pauvre Luc, après leur avoir ouvert la bouche de force en leur serrant le Kiki. Nos deux amis ne diront jamais plus ni vérités, ni bêtises…

Journal de Christobal: Le travail c’est la santé ! Enfin, pas pour tous…

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Début août 2011. Il fait un chaud soleil. Pas fréquent ce type de temps sur Paris en ce moment. C’est l’heure du déjeuner. Enfin pas pour moi. Dans un espace public fait de barres pour un parcours du combattant, je tire sur mes bras et je pousse sur le sol. Le corps ruisselant, nimbé de sueur, aussi trempé qu’un coton qu’on imbibe. Mes petits sacs de muscles sont gorgés de sang. Alors que je souffle comme un dragon, un autre gars arrive en footing. Les yeux clairs, la quarantaine, petit, coiffé d’une casquette. Il s’étire puis entame une séance de musculation. Plusieurs minutes s’écoulent. J’ai fini mon entraînement.

On commence à discuter pendant qu’il récupère d’une série de tractions avec les jambes en équerre. On évoque le sport et ses bienfaits, les besoins psychologiques et physiologiques auxquels il répond pour nous, sportifs, etc. Vint l’inévitable comparaison narcissique avec les sédentaires du même âge. Après tout, on en bave assez dans l’effort pour ne pas profiter d’une bouffée de vanité, sans nicotine celle-là. Enthousiaste, je lui dis que le sport c’est tellement bien, que ca sert même en cas de coup dur! D’après un médecin, mon père aurait sans doute eu un AVC, à cause d’une artère encrassée, si son cœur n’était pas celui d’un sportif adepte de la course à pied hebdomadaire depuis qu’il décida d’arrêter la cigarette il y a bien longtemps. Il acquiesce. Il me raconte alors qu’un ami proche, à peu près de son âge, vient de mourir. Foudroyé. En 10 minutes seulement. « Depuis 15 ans il avait arrêté le sport. Il était un peu plus enrobé que dans sa jeunesse, mais pas énorme. Surtout, il bossait comme un fou. Plus le temps de rien, les repas au restau, les déplacements, etc. Tous les jours, il se levait à 4 heures du matin et rentrait chez lui vers 20 heures. Je lui disais de se calmer. Depuis quelques semaines il se plaignait d’une douleur dans le dos. » Je demande alors pourquoi son ami travaillait autant. « Il était devenu responsable d’un secteur pour une entreprise française ayant une succursale en Espagne. Une entreprise qui vend des lames, des instruments de coupe. Il avait une dizaine d’ouvriers sous ses ordres. C’était un gars d’origine espagnole issu d’un milieu modeste, alors quand il est monté en grade il s’est investi corps et âme dans le travail. Il gagnait très bien sa vie. Toujours en première ligne. D’ailleurs, il a eu sa crise cardiaque pendant une livraison qu’il ne devait pas faire. Un de ses gars manquait. Il l’a alors remplacé, comme un simple ouvrier. Il laisse une femme et 2 enfants. »

Triste histoire. La mort d’un bon soldat du capitalisme. Marx les appelait les idiots utiles. Par mépris ou par compassion ? Moi je préfère y voir, dans ce cas-là, de la compassion… Des bons soldats morts au front du travail, en quête de reconnaissance, qui marchent à la promotion autant qu’à l’estime de soi, j’en ai connu, à l’occasion de mes boulots d’été, quand j’étais bien plus jeune. J’ai vu par exemple ce que faisaient les ouvriers promus, les petits chefs, les responsables de second rang ou futurs contremaitres. Du zèle souvent. Il faut prouver aux autres, aux supérieurs et à ceux de son rang, celui dont on s’extirpe. Certes, il y a des tires-au-flanc, mais des surinvestis aussi très souvent. Des gars qui font le boulot de 3 personnes, tiennent la boite ou le service dans lequel ils travaillent à bout de bras ; des piliers, des étais, en fait, qui ne plieront jamais comme le roseau mais finiront par rompre. Mon père a fait partie de ceux-là. Dans son genre. Chef. Les responsabilités en plus du combat quotidien à mener. Quand ca va pas, faut retrousser les manches, faut pas laisser tomber les gars. Pour les types consciencieux ca signifie un double emploi. Ses médailles à mon père ? Les blessures au combat. Tout simplement. 8 accidents du travail. A chaque fois un peu plus amoché. La der des ders, c’était 8 cotes cassées en tombant des escaliers d’une grue. L’a eu le loisir de goûter aux paradis artificiels à un an de sa retraite. Mieux vaut tard que jamais. 3 semaines sous morphine, ca vous requinque un homme. Des drogues, des soins médicaux et l’assurance de la considération distinguée de son patron. Voilà la récompense. Le type responsable de la région, avec son bouquet ridicule, dans la chambre d’hôpital ne s’est, d’ailleurs, pas fait prier : « revenez-nous vite surtout ! » On a besoin de vous… Ma mère l’a incendié, bien sûr. Dommage que ce jour-là je manquais à l’appel. L’aurait peut-être goûté de mes poings. Qui sait.

Les petits chefs qui contribuent à leur aliénation, après tout, c’est un peu de leur faute, on ne leur en demande pas temps. Et pi, il y a les autres. Les pas chefs. Interchangeables. Encore qu’un bon ouvrier, même un manœuvre, ne se trouve pas comme ça. Les recruteurs qui connaissent le métier vous le diront. Quand je travaillais l’été sur le chantier de ferrailleurs où mon père exerçait ses talents, j’en ai côtoyé deux au moins, qui sont morts avant le temps de la retraite heureuse ou quelques mois plus tard. Jaï, par exemple. Un Africain noir comme l’ébène. Grand et musclé. Je lui ai peu parlé. Tout ce que je savais c’est qu’il restait 8 heures par jour devant une machine à trier des métaux, enfin ce qui restait des véhicules qu’un immense broyeur avait déchiqueté de ses puissantes mâchoires quelques instants auparavant. 8 heures par jour dans cette position, face à ce Léviathan, dans la chaleur, la crasse, le bruit et la fumée. Un enfer. Pendant quelques semaines, je faisais la même chose devant une autre bande de tri, plus loin, mais seulement 4 heures par jour. Le reste du temps, je nettoyais, tel un sapeur, les abords et les soubassements du monstre de métal, afin que la boue de matériaux ne s’accumule pas. Tout était pénible. Ainsi, des douleurs me saisissaient les jambes à certains moments et ne voulaient plus les lâcher. Un mal au rein m’aiguillonnait aussi parfois. Enfin, mes yeux se fatiguaient, avec cette impression désagréable que le mur des toilettes défilait à son tour comme la bande de tri, tandis que je me délectais avec ma pause pipi. Dans ces moments-là, même l’ennui de certains cours à la fac me semblait délicieux. Je me souviens m’être alors demandé plusieurs fois comment Jaï faisait pour tenir 7 ou 8 heures. Ce gars m’avait marqué rien que pour cela. Toujours fidèle au poste. Il est mort à 45 ans. « Ca a été brutal. Un truc qui couvait. Tu sais, il ne se plaignait jamais, il n’allait pas chez le médecin. Il se faisait soigner par les marabouts, les charlatans de son pays installés ici », me dit un jour mon père.

Et puis il y avait Sally, le vieux maghrébin. Son dynamisme impressionnait mon père. Toujours le même bonnet de docker sur la tête, été comme hiver. Un petit homme souriant, qui transpirait la bonne humeur. Conducteur de Clark, mais aussi habile manœuvre. Sally, lui, il l’a atteint l’âge de la retraite. Il en a joui pleinement… durant 2 ans et demi. Ensuite, clac ! Merci, au revoir, on vous écrira… au ciel… auprès des anges… au paradis des manœuvres. Saluez-les pour moi avec vos mains rugueuses…

Trimer dans ces conditions plus de 40 ans ça use forcément. Je dis plus de 40 ans, car Sally comme bien d’autres ouvriers de sa génération a bossé pour la gloire. Ses patrons, pas très sympathiques, ne le déclaraient pas toujours. De fait, il a dû travailler plus longtemps pour rattraper tous les trimestres qu’on lui avait dérobés. Ce genre de chose existe encore aujourd’hui. Dans le secteur du bâtiment par exemple. Y a la durée de travail officielle et pi y a la durée officieuse (les années perdues car non déclarées). La plupart des professions ne souffrent pas d’un tel décalage. Dans certains secteurs professionnels, pour les ouvriers, ca n’a, en revanche, rien d’exceptionnel. Qui s’en émeut ?

Une partie des enfants d’ouvriers échappe à ce bagne et au destin de cette armée de réserve qui fait rentrer les devises et crée de la richesse. Certains occupent des postes dans le travail social, à l’instar d’enfants issus de milieux plus favorisés, d’autres prennent des emplois techniques ou commerciaux, il y en a même qui ont bien réussi socialement. Bien sûr, les laissés pour compte sont également nombreux. Toute une frange de « ratés » de l’école, par exemple, formés à rien, trop peu doués pour les études, trop dissipés ou trop fainéants, et qui végètent dans une sorte d’oisiveté et d’assistanat social, à la fois voulue et subie, un purgatoire existentiel pendant plusieurs années. Eux aussi échappent au bagne. Mais tous les enfants d’ouvriers, même mal scolarisés, n’ont pas cette destinée. Ceux-là endossent alors la condition du travailleur manuel, aux côtés des immigrés récents. Ils prennent les habits de leurs pères, pour le pire… et pour le meilleur aussi, car des ouvriers satisfaits, qui ne se tuent pas à la tâche, ca existe, heureusement. Les inégalités ou différences de situation sont partout.

Pas plus tard que l’autre jour, auprès de mes barres, où il fait bon rester, j’en ai croisé un. Il appartient à cette nouvelle espèce de métier d’où le travail manuel a presque disparu. Quadragénaire et d’origine algérienne. Il vit à côté. L’a acheté un appartement. Avec le train, l’a vite fait d’arriver en banlieue, au siège de sa société. De là, il prend sa camionnette et part livrer. « Chauffeur-livreur, c’est pas facile. Mais ça va. Je ne me plains pas. Je commence à 7 heures, mais je finis tôt, parfois très tôt si je vais vite. Après je fais une sieste et puis je suis libre. Travailler dans un bureau jusqu’à 19 heures je ne pourrais pas. Comme je fais actuellement, ca me convient », qu’il me dit une fois. Un homme sage en vérité, sachant apprécier la valeur de sa situation. Dans le public ou dans le privé, les ouvriers qui s’y retrouvent dans leur travail ne sont pas encore devenus rares. Des emplois plus ou moins protégés ou, en tout cas, moins exposés, il y en a ! Tant mieux pour eux (sauf s’agissant de cette aristocratie ouvrière qui se vautre dans les abus et a trahi ses aïeux. Au port autonome de Marseille, par exemple, on en sait quelque chose…). Mais pour les autres, ceux dont la vie ressemble à une journée de taf interminable, qui s’abiment à la tâche comme des outils trop élimés d’avoir été utilisés, que peut-on espérer ? Ces travailleurs, quelque part sacrifiés, délaissés, n’intéressent personne. Pas même les jeunes de leur propre milieu, enfin ceux qui ne connaissent pas le bagne. Ces derniers ne les voient que comme des repoussoirs. Où sont alors les indignés et les indignations ? Leur absence m’indigne…

J’aimerais, pour finir, évoquer la situation des cols blancs. Une partie des cadres vit, en effet, sous pression et travaille beaucoup. Incontestablement. Pas facile pour eux non plus. Sauf que le salaire est à la hauteur des efforts consentis. Voilà la différence. Et quelle différence ! Il y en a une autre. De taille. Quand on est cadre, on sent parfois le stress vous bouffer l’intérieur, comme un acide. Les travailleurs manuels, en revanche, laissent des morceaux d’eux-mêmes, des petits ou des gros, selon que le boulot les rabote par étape, ou brutalement, avec un accident.

Des cadres dévoués, j’en ai croisés aussi. Prisonniers de leur mode de vie. Continuer à bosser, encore et encore, accumuler, car on ne peut s’imaginer réduire son train de vie, car il faut payer les factures, onéreuses, celles qui consacrent le bonheur matériel. Descendre d’un échelon ou se serrer la ceinture serait vécu comme une petite mort (sociale) insupportable. Il est vrai que la famille, de nos jours, ca devient quelque chose d’exigeant. Les enfants doivent être ensevelis sous des tonnes de cadeaux, à noël, d’autant que ces « morveux » consomment avant même de parler ou marcher. Leurs études, d’ailleurs, sont déjà presque programmées, dans des établissements privés, prestigieux. Symboliquement, malgré le temps qui manque, il faut tenir son rang. Les objets achetés et les dépenses courantes y pourvoient.

C’est marrant, d’ailleurs, d’écouter les uns et les autres, de ces cols bleus et blancs qui triment jusqu’à plus soif. Malgré le fossé qui les sépare, quelque chose de fondamental les rapproche. Tous pensent être indispensables et faire le « sale boulot ». Ce qui n’est pas faux. Au fond, il s’agit juste d’une question de point de vue. Tantôt révoltés, tantôt fatalistes. Chacun prisonnier de ses choix et/ou de ses contraintes personnelles. Les uns cependant limités dans leurs perspectives par les bornes étroites de leur univers social. Car quand en on a que ses mains à offrir, beaucoup de choses sont déjà jouées – sauf dans certains secteurs où, par exemple, les mains peuvent transformer le plomb en or (heureux les artisans qui proposent des biens ou des services très demandés). C’est à ceux-ci que je pense. Les trimeurs ! Les ouvriers mal tombés, coincés dans un secteur ou un contexte ingrat. Et pour certains, morts au champ d’honneur du travail. A eux je dédie ces lignes. Ils en ont bien besoin. Avec la disparition annoncée de la classe ouvrière, depuis des années, on finit par les oublier. En fait, on voudrait bien ne pas les voir. Et on y réussit. Ils ne crient pas, ne manifestent pas souvent, n’intéressent guère nos actuels syndicats. Moi, ce peuple silencieux, hétéroclite, en revanche, il m’intéresse beaucoup. Et puis surtout, je sais ce que je lui dois. Ma santé au travail et un certain confort de vie.

Billet d’humeur: trop d’Etat providence ou pas assez… Dans les deux cas, les gens modestes paieront!

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9000 euros par an et par médecin. C’est notamment ce qui ressort des négociations entre les représentants du monde médical et ceux de l’assurance maladie cet été 2011 pour décider des règles du jeu du système de santé français, dans les années à venir, et limiter, autant que faire se peut, les dérapages financiers. Tout le monde ou presque semble satisfait… pour une fois. Les frères ennemis des syndicats de médecins, comme les réprésentants des institutions publiques.Tous y vont de leurs déclarations rassurées.
 
Ces négociations magnifiques, on nous l’a dit, reposent sur un slogan d’une simplicité et d’un bon sens déconcertants: moins de quantité pour plus de qualité! On a enfin trouvé la solution pour endiguer les dépenses de santé et régler la question des déficits chroniques de la branche maladie : dépenser mieux, favoriser la prévention et la qualité des soins. Après une multitude de plans d’action – environ 1 tous les 2 ans depuis 20 ans – les acteurs du système de santé sont parvenus, ensemble, à cette idée lumineuse. Bon sang mais c’est bien sûr! Il suffisait d’y penser fort… et, pour l’Etat, d’allonger la monnaie, encore et toujours.
 
Les médecins qui respecteront ces objectifs seront récompensés. Et 9000 euros par an, les amis, ca n’est tout de même pas rien. Ca fait environ 750 euros par mois, soit plus d’un demi Smic. Il faut bien récompenser les professionnels de la santé qui acceptent de faire correctement leur métier. Les entreprises privées devraient, d’ailleurs, en prendre de la graine! Je m’étonne aussi que les syndicats non médicaux n’aient pas eu cette idée. Une prime pour récompenser chaque employé, dès lors que le travail est bien fait, enfin, comme il doit l’être. Car il ne s’agit pas de rendement, entendons-nous bien. Et ce, même si les acteurs médicaux parlent à propos de cet arrangement de prime de performance, un terme économique qui, surtout concernant les médecins, ne semble pas, cette fois-ci, susciter la moindre désapprobation morale au nom de la « santé n’est pas à vendre! »  Sur ce coup-là, il est vrai, ces derniers encaissent la monnaie alors…
 
Rétribuer les médecins pour les remercier d’adopter une pratique médicale raisonnable et de ne pas contribuer davantage à la gabegie, c’est bien là, au fond, l’esprit de cette entente. Toute crise ne fait, finalement, pas que des malheureux… A l’heure où les solutions afin de ne pas aggraver la dette publique relèvent d’une gageure et où l’on demande des efforts collectifs, ceux qui devront travailler plus et/ou mieux en étant payés moins, et Dieu sait qu’ils seront nombreux, apprécieront…
 
En France, le système de santé, symbole de notre Etat providence, profite à tous, mais surtout moins, tendanciellement, aux jeunes, travailleurs pauvres, ouvriers et employés du privé, habitants des campagnes populaires ou de certaines villes situées très au nord. Ces 30 dernières années, il est progressivement devenu une vache à lait, capricieuse en plus de cela. Il faut dire que certaines bouches sont plus avides que d’autres et généreusement rassasiées par ses mamelles… En définitive, notre merveilleuse assurance maladie fait surtout les choux gras de certaines catégories de médecins et de certaines catégories de malades… au détriment des autres naturellement.
 
La CADES, créée en 1995, emprunte régulièrement à moyen terme sur les marchés pour renflouer le fameux trou de la sécu. Un tonneau des Danaïdes en vérité. Ceux qui viendront paieront… dans 10 ou 15 ans. Après les maladies orphelines, nous allons voir peut-être les orphelins de maladie. Ces derniers ne se déclareront plus malades et ne se feront plus soigner, à mesure que la couverture de santé se réduira comme peau de chagrin, faute de solvabilité à long terme du système. Et pour couronner le tout, paraîtrait même que la CADES emprunte parfois auprès d’organismes financiers implantés dans des paradis fiscaux douteux. Mince alors, si j’avais su que l’argent sale ca finançait un peu de mes soins médicaux, j’aurais milité pour que la lutte contre la criminalité internationale et financière arrête son char. Faut pas déconner quand même! On rigole pas avec ma santé…
 
De ces aspects déplaisants, presqu’aucun journaliste ou politique ne semble vouloir parler. Il est vrai que bon nombre parmi les grands journalistes et les politiciens sont soit enfants de médecins ou soit liés, d’une manière ou d’une autre, au milieu médical qui sait, par ailleurs, les combler de cadeaux. En bref, pas facile pour eux d’être critiques ou sourcilleux concernant les dépenses de santé… Je ne sais pas vous, mais moi, cette situation, à la longue, ca me chatouille et ca me gratouille, comme dirait un certain docteur Knock.

Aux Etats-Unis, le problème s’avère très différent – le système de santé ne protège vraiment que les heureux bénéficiaires d’une assurance privée convenable et souvent onéreuse – mais pour un résultat assez proche: des pauvres mal soignés il y en a beaucoup et ca va pas s’améliorer. Obama est quasiment sûr de devoir sacrifier son ambitieuse réforme de couverture médicale universelle sur l’autel de la dette publique, à la demande des Républicains. Les riches et leurs idiots utiles du Tea Party ne veulent pas payer pour les pauvres (exception faîte des millionnaires « patriotes », comme ils se nomment eux-mêmes, qui sollicitent d’être imposés pour sauver l’Etat de la faillite et soutenir les politiques publiques). Là-bas, les riches, z’ont généralement pas l’habitude… de payer pour les autres. Mais dépenser pour eux-mêmes leur argent et celui des autres, çà oui. Le délabrement des finances publiques américaines doit, en effet, beaucoup aux baisses d’impôts massives et au financement de guerres impérialistes coûteuses, en plus des excès de Wall Street, dont la grande bourgeoisie américaine bénéficie pleinement.
 
Qu’il s’agisse d’un Etat providence mal géré, dispendieux et désormais inéquitable, dont le système de santé est devenu l’archétype, comme en France, ou d’un Etat injustement réduit à la portion congrue, comme aux Etats-Unis, dans les deux cas, les gens modestes, ceux qui n’ont pas encore basculé dans la roublardise ou l’abus, se font avoir. Ils profitent moins, mais paieront plus afin que la collectivité supporte les conséquences du « pas assez  » ou du « trop de ». Une guerre entre les classes a d’ailleurs commencé pour savoir qui, de la dette publique aggravée par la crise financière de 2007, portera le fardeau. Encore discrète, mais bien réelle.

Le PS et l’argent : s’il te plaît, t’as pas 100 briques !

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Conversation fictive prise sur le blog http://jeanpeneff.eklablog.net/, avec l’accord de l’auteur (Christobal a participé à la rédaction)

Sans la femme de ménage fatale du Sofitel, nous aurions eu un troisième Président de la République socialiste. Le bien nommé Dominique Strauss Khan, après Vincent Auriol et François Mitterrand. Un exploit en vérité si l’on garde à l’esprit que même un homme de la trempe de Clemenceau, radical de gauche, n’avait pu le devenir…

DSK aurait sans doute été élu très largement avec les voix de la droite et de la gauche. La question qu’il faut alors se poser est la suivante : pourquoi un tel événement était-il très probable avec comme candidat pour incarner la gauche un homme aussi richissime, par naissance et par alliance ?

Il y a d’abord eu la « gauche caviar » des années 1980 et 1990. Avec DSK, nous avons, désormais, la « gauche milliards », celle des maîtresses, des soubrettes et d’un luxe démesuré affiché sans vergogne. S’y ajoute, en prime, une histoire romanesque que ne renierait pas une certaine noblesse. En effet, après la « mère courage », l’héroïne exemplaire devant la douloureuse épreuve, on a eu droit, de la part de notre presse nationale, au portrait de la reine Anne (Sinclair), héritière d’un patrimoine plus que substantiel.

Ces aristocrates et leur cour empressée, voire complaisante (grands journalistes ou anciens de la « gauche caviar », tels Jack Lang et consorts) sont sincèrement de gauche mais culturellement. Ils défendent le libéralisme en art… ainsi qu’une certaine conception de la vie en société, hédoniste et tolérante.

Il en a fallu des changements profonds et spectaculaires pour que cette gauche tienne aujourd’hui le haut du pavé politique au PS et soit, il n’y a encore pas si longtemps, très probablement sur le point de l’emporter à la présidentielle de 2012.

Il faut dire que nous sommes entrés dans une autre ère. Jusqu’ici les leaders socialistes furent moyennement riches ou parfois simplement aisés comme Jaurès, Auriol, Blum ou Mitterrand, tous issus d’une petite bourgeoisie rurale. Pas de parc immobilier, pas de château, pas de résidence secondaire, seulement une maison cossue et pour la plupart un appartement parisien (Bérégovoy a voulu agrandir le sien et l’a payé de sa vie avec l’affaire du prêt sans intérêt). Leurs biens sont, d’ailleurs, le résultat de leur travail en tant que professeur, avocat ou journaliste. Mais cette époque préhistorique est révolue. Aujourd’hui, pour diriger le PS, il faut des comptes fournis, de gros patrimoines et des profits bancaires ! Mitterrand a, ironie de l’histoire, lui-même mis en marche l’extraordinaire machine à enrichir cette petite bourgeoisie de gauche. Or, ses descendants se trouvent désormais à la tête d’empires extravagants.

La nouveauté est là : dans l’origine des privilèges. Les actuels dirigeants du PS ont profité de cet âge d’or, qui débute avec la fin des « 30 glorieuses », c’est-à-dire d’une situation de rente artificiellement créée et héritée sans effort. Leurs fortunes ne sont plus le produit accumulé de professions « réelles » ou bien de prises de risque industriel authentiques, mais celui de l’argent facile du commerce de luxe, de la spéculation sur l’art, de l’affairisme, des commandes d’État attribuées complaisamment et des portefeuilles bancaires…

Les dirigeants du PS sont effectivement presque tous des fils d’hommes d’affaires, d’antiquaires, de marchands d’art, de spéculateurs, de directeurs de cabinets ministériels (une position idéale pour retravailler dans le secteur privé avec les grandes entreprises) ou de publicitaires et de magnats de la presse. Un monde où l’argent coule à flot, non comme une conséquence d’un travail laborieux et patient, mais comme le résultat des opportunités liées à la position occupée et des combines du business. Un monde d’où disparaissent, en fait, l’intelligence patiente du chef d’entreprise, la progression économe du commerçant et le bénéfice équitable, mais différé, du savant ou de l’inventeur.

A croire qu’aujourd’hui on ne devient crédible en politique que si l’on affiche un niveau et un style de vie somptuaires obtenus sans grand mérite. Ces bouleversements ont eu des conséquences politiques terribles. Décomplexée face à l’argent, cette bourgeoisie de gauche n’a plus aucun scrupule et a perdu en partie sa conscience morale. Une certaine gêne ressentie, alors qu’il s’agit de représenter le peuple pauvre, a même quasiment disparu. Cette situation nouvelle engendre la recherche de ressources financières et une surenchère au sein de la direction du parti.  Nos 3 caqueteurs habituels débattent de tout cela au comptoir d’un bar :

Legrincheux :

Des pâtes aux truffes à 700 dollars en entrée pour DSK et sa femme dans un restau new-yorkais, afin de fêter le rebondissement judiciaire de l’affaire du Sofitel, on peut dire que c’est une mise bouche délicate ! Pourquoi se gêner ? Quand on a été député-maire de Sarcelles, commander une entrée qui coûte l’équivalent de la moitié d’un Smic en France c’est digne du roi soleil ! Un roi qui aime son peuple en manifestant son goût du luxe.

Lhésitant :

Je comprends pourquoi ces gens-là étaient réticents face aux primaires socialistes. Si, maintenant, pour être désigné candidat, il faut aller affronter des manants dans des élections sans éclat, où va-t-on !

Lindifférent :

Ils sont coupés du peuple.

Legrincheux :

Bien sûr !  Mais arrêtez avec ça ! Comme si les chefs socialistes du siècle dernier n’étaient pas coupés du peuple (sans parler de la droite, mais là c’est congénital) !  Blum, Mollet, Deferre, Mitterrand ! Mitterrand en était séparé dès la naissance. Il ne l’a découvert qu’à l’armée, prisonnier en Allemagne, comme simple soldat (il n’était pas officier, on le lui assez reproché). Allons donc, nous sommes tous coupés du peuple ! Qui d’entre nous vit avec 50 euros par jour ?

Lhésitant :

Alors d’où vient la différence ?

Legrincheux :

De ce qu’ils sont bien moins intelligents socialement que leurs pères. Puisque l’origine de leur fortune ne vient d’aucun effort, ils ne sont ni habiles, ni astucieux, ils perdent alors tout sens social pratique. C’est la partie de la bourgeoisie dilettante, désinvolte, hédoniste, moins laborieuse que ses devancières. Ils trouvent dans la politique un dérivatif à l’ennui, une sorte de jeu amusant, une occasion d’être flatté, courtisé. Bien sûr, ils ne sont pas arrivés sans manœuvrer, ni sans coups bas, mais ils ont pris l’habitude de la vie facile, de recevoir compliments et cadeaux : montres en or, voitures, filles. Tout cela, sans fatigue. Aucun d’entre eux, dans leur ancienne profession lucrative, ne produisit de biens matériels, n’eut affaire à l’économie réelle. La politique devient dématérialisée. Elle n’est plus qu’un jeu de symboles… et de promesses rarement tenues.

En fait, ce rapport à l’argent facile corrompt l’intelligence sociale et le sens de la stratégie. Ils ne travaillent plus sérieusement. Certes, ils font de la présence, car les journées sont longues, mais ce sont surtout les collaborateurs et les auxiliaires qui s’épuisent et vivent sous pression. Il y en a même qui se suicident ou attaquent leurs employeurs devant les Prud’hommes… Complaisants pour eux-mêmes nos nouveaux politiciens, mais exigeants à l’égard de leurs subordonnés.

Finalement, cette génération veut vivre dans le « fun ». La réalisation de l’égoïsme et du narcissisme par le pouvoir devient un passe temps. L’ambition politique se déroule sur une scène de théâtre aimable où les intéressés se produisent devant des admirateurs acquis. Rien avoir avec la « jungle » politique où Jaurès fut assassiné car il refusait la guerre, Blum emprisonné pour ses réformes sociales, et Salengro conduit au suicide parce qu’il s’attaquait à la droite nationaliste. Quand la politique devient une obsession narcissique, le seul chemin pour la notoriété c’est le clientélisme. Or, cela signifie, notamment, de placer les enfants des amis.

 Lindifférent :

C’est tout à fait vrai ! Regardez la mère de Tristane Banon, la jeune Française « violée » par DSK. PDG d’entreprise, elle en eut assez de bosser dans l’économie réelle (c’est dur, il y a une véritable concurrence), alors elle se déclara « écrivaine » et découvrit la politique… sans doute pour se distraire, se délasser. La politique est, au fond, une façon de se faire voir. Elle appelle un ami socialiste pour être sur une liste d’élu. Elle le raconte d’elle-même. Ce poste d’élu du peuple elle l’a vécu comme une planque ! Un poste dans le genre, en outre, ça permet de placer ses enfants et les enfants des amis. Quand les filles ne réussissent pas, qu’elles « traînent », paresseuses, dans leurs études, on les envoie rencontrer un homme politique pour qu’il s’en occupe, la sorte de la bohème, et ce de manière gratifiante. Il y a toujours des « copains » politiques pour les « caser ». C’est le nouveau négoce de la haute politique. Malheureusement, cette fois-là, apparemment, ça a dérapé. La jeune fille n’a pas voulu coucher avec le vieux prince qui voulait se faire payer en nature et comptant…

Lhésitant :

De même, regardez Anne Sinclair ! Profil identique à un niveau supérieur ! Héritière du produit de la spéculation des œuvres d’art de son grand-père. Et elle est sincèrement de gauche. Au fond, c’est pas elle qui s’avère déplacée ! Non, pas du tout. Simplement, la gauche a glissé, dans son rapport à l’argent, vers la droite… la plus avide. Elle aussi a travaillé. Comme grande journaliste et présentatrice. Un métier forcément intéressé, où il faut surtout être habile dans la création d’un carnet d’adresses au sein des milieux de pouvoir. Facile pour elle cependant. A la tête d’une immense fortune, elle pouvait s’offrir du clientélisme, à coup de manifestations somptuaires où l’on s’affiche, décomplexé et sans scrupule.

Legrincheux :

Le plus grave dans tout cela, c’est qu’une fois entrés en politique ces gens ne travaillent plus fondamentalement que leur apparence, leur image, en bref leur paraître pour garder une crédibilité. La publicité, l’illusion sont leur réalité ! Voilà pourquoi beaucoup d’entre eux croient aux sondages.

N’ayant pas eu de vrais obstacles matériels à surmonter, ni connus d’épreuves douloureuses, ils sont souvent anesthésiés dès qu’une vraie difficulté survient. Souvenez-vous l’air désemparé de DSK devant les flics !

Un silence de plomb s’abattit alors après cette dernière tirade. Que ces élites incarnent l’avenir de la gauche démoralisait nos 3 amis. Vraiment, la relève …

Journal de Christobal: des maladies d’enfants gâtés que je vous dis !

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Des maladies de riches. Voilà ce dont nous souffrons que je vous dis ! Ca a commencé avec le corps. Obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires, cancers, etc. Des pathologies liées à notre Way of life sédentaire, calorique et au vieillissement inéluctable. Heureusement, toute une industrie parvient à en vivre. Quand le malheur des uns fait le bonheur des autres et que le serpent se nourrit de sa queue…

Ce mal qui frappe là où vivent les riches, on l’observe aussi macro-économiquement. Les sociétés d’opulence se modernisent et créent de nouveaux besoins. Car, quand tout le monde possède des biens d’équipement, que faut-il apporter de plus ? Pas de panique ! Le capitalisme a trouvé. Le capitalisme trouve toujours. Ailleurs il fait presque ce qu’il faisait chez nous il y a quelques décennies, voire plus. Chez nous, en revanche, il est passé à autre chose. Une machine à stimuler les désirs. Une manufacture à produire des besoins. Voilà, en vérité, ce qu’est le capitalisme. Un mouvement révolutionnaire par excellence. Ces mutations ne sont, évidemment, pas exemptes d’accidents et de contradictions terribles qui, demain, se résoudront avec diverses formes de violence, comme ce fut déjà le cas jadis. Si les nations riches s’appauvrissent, relativement, par rapport aux nations pauvres qui s’enrichissent, il ne faut pas, pour autant, s’en inquiéter. C’est, en tout cas, ce que nos élites nous disent. On s’endette, ils nous prêtent. On consomme, ils produisent (pour caricaturer la situation). Pour le reste, on s’occupe en créant des problèmes, on vend de l’air ou de l’esbrouffe (une partie des services sert à çà), on s’y épuise parfois, et on innove. Tout est pour le mieux alors dans le meilleur de notre monde à nous. Mais jusqu’à quand ?

Même dans les têtes, les maladies de riches ont pénétré. L’exaltation du moi a sans aucun doute été leur plus grand vecteur. Je veux profiter, consommer. Ca on l’entend partout. Moi, comme les autres j’y souscris, sans, par ailleurs, m’en rendre toujours compte.

Des apôtres du moi, très souvent j’en rencontre. Des convaincus, des prosélytes et des experts qui exhortent à continuer ainsi. Pas une dimension de la vie sociale n’échappe à cette apologie du moi. Même dans l’indignation celui-ci est présent. Par exemple, l’injustice aujourd’hui ne reconnaît que le moi. On s’insurge d’autant plus que la sacro sainte personne, réceptacle du moi, est touchée. Un pauvre, un immigré, un « dominé » comme disent certains, qui tout autant pourraient utiliser le terme de « domino » – cela sonne mieux et fait moins perroquet – ne mérite d’être défendu qu’en tant que personne, au singulier, victime d’un affreux système (celui des « abstraits » que tout le monde dénonce: l’État, les marchés, les dominants…). En fait, pour les apôtres du moi, l’appartenance à un groupe n’a plus vraiment de sens de classe. Elle n’est là que pour donner à la victime un statut de martyr. Et ce d’après des causes et des indignations qui s’avèrent, de plus, totalement sélectives.

Dans nos sociétés gâtées, pour l’instant, la bonne conscience est un luxe dont il faut jouir pleinement. La lutte des classes n’existerait pas et la politique ne devrait servir qu’à faire œuvre de charité. Il faudrait se préoccuper de « l’humain », pour reprendre un terme que l’on m’a souvent opposé dans mes discussions au sein d’un certain milieu très charitable. « Il ne faut pas mettre les gens dans des catégories ! » (Sauf celles qu’on défend sans le dire bien entendu). Cette phrase aussi m’a giflé gentiment bien dés fois alors que j’osais parler classes sociales et conflits d’intérêts. Des gros mots, des injures, que ces termes marxistes. Z’ont eu raison de me remettre en place. A l’époque, je n’avais pas encore compris. Quand on est trop pauvre, comme dans certains pays, on n’a pas forcément de conscience de classe. Mais quand on devient (relativement) riche, on préfère l’oublier. C’est plus commode. Jouir de sa situation, ne voir que ses problèmes, et rester ignorant sur les implications sociales réelles de son propre positionnement et de ses habitudes de vie dans les rapports de classe. Sauf pour les élites, bien sûr. Car elles, elles n’ont jamais oublié ce qu’elles sont et quelles positions elles occupent.

Y a les caprices d’enfants gâtés aussi. Une autre maladie du moi que celle-là. Et qui peut faire des ravages. En amour par exemple. Là où il faut s’accomplir à ce qu’on dit. Personne ne devrait louper l’expérience d’une grande passion. Dans les magazines pétris de psychologie c’est ce qu’on nous vend. Tout peut donc lui être sacrifié… à cette passion-là. Gaffe à cupidon et à ses flèches alors… qui se révèlent parfois empoisonnées.

Je me souviens de ce petit couple sympa. Lui conseiller principal d’éducation, elle thérapeute (enfin psy si vous voulez). Un endroit pour habiter agréable, un enfant en bas âge. Une relative bonne entente malgré les années de vie commune. Pas de gros problèmes ou de situations invivables. Merde alors. Heureusement, cupidon passa par là. Un salaud celui-là, pour qui se retrouve comme un con. Il faut toujours un perdant, chantait Julio Iglesias… Il sait de quoi il chante, il en a fait tourner des cœurs et battre des têtes.

La belle s’en est allée avec un type bien plus âgé. Une sommité intellectuelle pleine de fric qui a visé droit au cœur. Un intellectuel avec du pouvoir qui lui fera sans doute écrire des fiches de lecture. Je l’ai déjà vu. Une belle collaboration amoureuse et intellectuelle. Cela s’appelle ainsi. Trop de responsabilités et de mondanités mangent du temps. On ne peut plus tout lire. D’autres le font alors. On sous-traite. Après tout, ca sert à çà la position sociale et l’aura. La belle, elle, elle est heureuse. La fascination pour l’aura et l’argent. L’accès à un monde qui fait mousser. Le désir (sexuel), si on réfléchit bien, c’est parfois juste une affaire de vanité ou d’ego cachée derrière. La belle, elle l’a dit clairement: « il faut que je vive ma vie de femme ! J’aspire à autre chose. » L’enfant en bas âge, le tout petit, doit comprendre et le mari aussi. J’aime bien les psy pour çà… Certains sont faits pour nous déculpabiliser. Et ils sont bons dans ce rôle-là. La société nous a trop fait souffrir jadis. La frustration, non vraiment, ça n’est pas bon. Il est grand temps pour l’individu de s’affirmer. Avec de pareils arguments, mêmes les murailles s’effondrent.

Quand j’ai expliqué à une amie, à propos de cette histoire, que c’était au fond un caprice de « petite bourgeoise » qui satisfaisait là une ambition intellectuelle, elle contesta vivement. Non, la belle voulait vivre sa passion, fascinée par un séducteur genre DSK : le type qui charme les serpents même en parlant, sans la flûte, mieux que le fakir lui-même, tellement il est brillant. Bon sang, c’est vrai que je peux être à côté de la plaque ! Mon amie, elle comprenait la belle, la passion ca n’arrive pas tout le temps. Elle aimerait même vivre une passion dans le genre. Certes.

Z’en voulez une autre ? J’en ai à la pelle. Suffit de regarder autour de soi: des proches, des amis des amis ou des rencontres occasionnelles. Quand on se promène dans différents milieux, on en apprend des choses… Monsieur et madame travaillent comme des fous. Ils réussissent dans la carrière, ils gagnent beaucoup d’argent. La petite, elle voit pas ses parents. Y a la nourrice pour ca. Elle pleure, elle ne va pas bien. Un rendez-vous chez la psy est donc pris. Après une écoute approfondie, celle-ci identifie la cause et propose le remède. Les travaux dans la maison, voilà l’origine du problème. Il a, en effet, fallu changer les enfants d’appartement, le temps que sèche la peinture des ouvriers peut-être polonais. Ca déstabilise une enfant un truc comme çà, explique la psy. Sans sa chambre, lieu hautement affectif, et ses repères, elle se sent mal forcément. Rassurés, les parents sont contents. Ils ont compris et veulent surtout y croire. La thérapie fait du bien à la famille. Ils ne transformeront pas leur mode de vie, travailleront toujours autant, ne verront pas davantage leur fille, mais ils iront consulter de temps à autre… pour son équilibre à elle naturellement.

Les excès, les désirs, les caprices modernes, désormais plus personne n’y échappe. Pas même les prolos. C’est la démocratisation de l’individualisme et de l’hédonisme. Or, individualisme et hédonisme riment souvent avec égoïsme social, quand ils sont trop poussés et vus comme des valeurs suprêmes. Je reconnais. Suis bon vivant et individualiste aussi. J’ai mes propres tourments, enfin dans le genre. Mais à trop en vouloir ou à imiter les classes mieux loties, même dans leurs obsessions, on finit par se perdre. Dans la vie, les renoncements et les frustrations ca a pourtant aussi son utilité. Faudrait-pas l’oublier, ni se créer des problèmes, et faire appel à des experts pour les régler, surtout quand il n’y a guère de raisons à cela ou surtout si l’on est (relativement) pauvre avec d’autres chats à fouetter. Des maladies d’enfants gâtés que je vous dis ! Voilà ce dont nous souffrons tous, même ceux qui ne les ont pas d’mandées.

La Chine n’est plus ce qu’elle n’a jamais été!

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Conversation presque fictive et très sérieuse de Christobal avec Manu le malin.

Manu le malin c’est un copain. L’a traversé la Chine en long, en large et en travers. Il a vécu là-bas plusieurs années. Parle le Mandarin. Connaît l’Asie centrale aussi. Un peu l’Est de l’Europe également. Manu, l’aime voyager beaucoup. L’aime les arts, l’histoire, les langues, l’ethnographie. Un touche à tout en somme. Manu a fait le journaliste, le tour opérator et l’historien. C’est un bon vivant. La bonne chère, le bon vin font partie de son quotidien. J’lui dis souvent de faire du sport. Je pense qu’il a compris maintenant… 

Christobal:

Hello Manu, totalitarisme par ci, totalitarisme par là, ici la presse ne sait que parler en ces termes de la Chine. Et toi qu’en penses-tu?

Manu:

Le concept de totalitarisme est trop général pour s’appliquer à un pays aussi vaste que la Chine. C’est un Etat-continent! J’ai traversé la Chine du nord au sud et d’est en ouest. J’ai parlé à des hommes d’affaire, des artistes, aussi à des paysans et des ouvriers, dans les grandes villes, dans les villages. J’ai constaté une grande liberté de ton d’années en années. J’ai rencontré des gens désinhibés, qui critiquent avec humour le PC, évoquent ses travers. En même temps, il y a une grande peur du vide et un attachement réel au parti. La peur de la disparition de l’Etat est ce qui rassemble les Chinois. Il y a le souvenir des parents ou grands parents qui évoquaient le chaos d’avant la victoire du PC. Bien sûr, la propagande d’Etat se sert de cette peur. La période d’avant l’arrivée des communistes au pouvoir est, en fait, paradoxalement plus présente dans l’esprit de bon nombre de Chinois, comme repoussoir, que la Révolution culturelle qui s’avère soit refoulée, soit exaltée. Enfin, je n’ai pas vu de gens terrorisés ou ultra surveillés, même si le pouvoir se montre de temps à autre très autoritaire et tente de rééduquer les dissidents (on emprisonne, on fait comprendre, on libère au bout d’un certain temps plus ou moins long).

Christobal:

C’est-y-pas que ca se démocratiserait?

Manu:

C’est compliqué. Le PC est assez irrationnel, car tiraillé par des luttes intestines importantes et imprévisibles. Cependant, il y a des signes encourageants, non pas de démocratisation au sens où nous l’entendons comme de bons petits Occidentaux, mais de décentralisation du pouvoir. Ce qui revient à une forme de démocratisation rampante. Tout d’abord, en août 2010, lors du 5ème Plenum du Comité central du PC (pour désigner le très prochain Président de la République populaire de Chine), un candidat, Xi Jin Ping, a été soutenu par Jiang Ze Min, le prédécesseur de l’actuel Président Hu Jin Tao. Xi Jin Ping prendra finalement ses fonctions en 2012. Cela montre à l’évidence qu’il n’y a pas de succession directe mais un début d’alternance, puisque Hu Jin Tao n’a pas pu désigner de dauphin. Les périphéries s’affirment aussi par rapport au centre. Il y a un projet colossal sur 20 ans: construire 30 villes de 10 millions d’habitants chacune. Le pouvoir central va devoir déléguer davantage de tâches aux pouvoirs locaux pour le rendre possible. De nombreuses entités administratives provinciales s’autonomisent. Actuellement, Bo Xilai , le maire de la plus grande ville du monde – Chong Qing, 32 millions d’habitants, située dans le sud-ouest – s’affirme par rapport au pouvoir central. C’est devenu un personnage local politiquement incontournable à l’échelle de tout le pays. En bref, on observe de réels changements, même s’il faut rester prudent sur ce qu’il adviendra. 

Christobal:

Qu’est-ce qui menace le mastodonte?

Manu:

Des menaces économiques internes et environnementales. Beaucoup d’apparatchiks et de fonctionnaires, dont les militaires, vivent au dessus de leurs moyens. Mais aussi les cadres et les chefs d’entreprises qui, depuis le début des années 1990, peuvent adhérer au parti et en tirent profit pour leurs affaires (à l’époque, il s’agissait de leur ouvrir les portes du PC pour faire évoluer celui-ci et ne pas marginaliser un groupe social prometteur). L’Etat fournit à ses fonctionnaires beaucoup d’avantages en nature très coûteux. Cela alimente la corruption et la spéculation. Tous ces gens boursicotent, spéculent sur l’immobilier, consomment plus que de raison, font monter les prix (inflation et risque de surchauffe), empruntent, s’endettent, etc. Une bulle spéculative sur l’immobilier s’est formée et prend de l’ampleur. Elle aura des conséquences économiques mondiales si elle éclate. Le grand défi pour le futur Président de la République sera de mettre fin à cela en combattant, notamment, la corruption. Mais il se heurtera à beaucoup d’intérêts conservateurs et à des gens que l’argent rend fous.

Enfin, il y a la pollution. Des nappes phréatiques et des fleuves sont toûchés, des régions souffrent de la sécheresse à cause de cela… Mais une réelle prise de conscience a eu lieu avec, par exemple, le développement de technologies pour promouvoir les énergies renouvelables. Les attitudes urbaines changent également. Dans les villes, les gens, depuis peu, ne crâchent plus sur le sol, ne jettent plus les bouteilles ou les déchets n’importe où, etc. Une conscience écologique se construit progressivement, en réaction à ces très très graves problèmes, qui n’a rien à envier à la nôtre. Il reste beaucoup à faire. N’oublions pas, pour autant, malgré nos critiques, que les Chinois souffrent davantage des problèmes écologiques liés au développement économique que nous Occidentaux…

Christobal:

En Chine, apparemment, certains vivent sur le dos des autres…

Manu:

Les cocus de cette histoire sont les paysans. Surtout les déracinés dont les conditions de vie s’avèrent très dures. Certes, le développement économique les fait progressivement sortir de la misère, mais dans la souffrance, l’indifférence, voire le mépris. Ils n’ont rien. Pas de protection sociale, pas le droit de scolariser leurs enfants dans les villes car les autorités veulent éviter le regroupement familial afin de contrôler les mouvements de population, etc. Ce sont des immigrés de l’intérieur, venus d’un autre âge, parfois de régions où le Mandarin n’a pas vraiment pénétré (ce qui signifie qu’ils ne parlent pas ou très peu la langue officielle du pays qui rend la promotion sociale possible). Cette classe paysanne migrante s’épuise au travail, elle est littéralement exploitée. Elle alimente un essor économique qui profite aux classes moyennes, aux fonctionnaires chinois, mais aussi au reste du monde, puisque les bénéfices des entreprises et l’épargne chinoise accumulés dans les banques avec la croissance servent, par ailleurs, à acheter les dettes d’autres pays défaillants, à investir stratégiquement à l’étranger dans des entreprises et des infrastructures, etc. C’est le nouveau sous prolétariat exploité, en quelque sorte, localement et mondialement par le jeu des interdépendances économiques et de la nécessité pour la Chine de se développer.

Christobal:

Point de salut pour eux?

Manu:

D’abord eux-mêmes commencent à se rebiffer. On voit aussi des défenseurs de leurs droits et de leur condition se mobiliser. Des urbains, des juristes, etc. Comme en Europe au 18ème siècle avec les paysans et les prolétaires. Ce que Marx et ses contemporains ont bien décrit. Actuellement, on observe quelques progrès sociaux, à Shanghaï par exemple. Même le PC réalise depuis peu que cette classe doit être mieux traitée, car elle est nombreuse et qu’elle se sacrifie pour construire la Chine.

Christobal:

Ici, en France ou en Europe, tout le monde se moque des paysans migrants chinois! La cause tibétaine paraît plus évidente… Certaines voix, je dis bien certaines, réclameraient même que la Chine prête davantage d’argent aux pays européens très endettés… Pour ceux-là, tout vaut mieux que la cure d’austérité ou la réforme politique en profondeur, y compris de s’assoeir sur la misère de ces paysans à l’autre bout du monde. En même temps, si on ne les croise jamais, où est le problème…

Manu:

En effet.

Christobal:

A propos Manu, la Chine est-elle une menace pour l’Europe?

Manu:

C’est équivoque. La Chine nous aide de manière intéressée. Sauver l’Europe c’est se sauver elle-même en ce moment. La crise de 2007 lui a fait prendre conscience de sa dépendance à l’égard du reste du monde en termes de croissance économique. Elle s’efforce de développer son marché intérieur, cela avait commencé avant. Mais cela n’est pas évident cependant. En bref, il ne faut pas voir l’attitude de la Chine envers l’Europe comme le résultat d’une stratégie impérialiste cynique. Cette vision serait simpliste. Le risque de tension entre Européens et Chinois tient cependant à ce que ces derniers pourraient être agacés de nous voir continuer à vivre au dessus de nos moyens, comme les Américains, quand bien même certaines classes sociales en Chine sont aussi dans cette situation.

Christobal:

Alors, au final, la Chine n’est plus ce qu’elle a toujours été?

Manu:

Hum, hum, je vois ce que tu veux dire. En fait, la Chine n’est plus ce qu’elle n’a jamais été: un totalitarisme monolithique. C’est un régime autoritaire. Les mots ont leurs nuances. Surtout si l’on apprend à penser en Mandarin…

Pour une fois, les abstentionnistes devraient aller voter… aux primaires du PS !

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Conversation fictive prise sur le blog http://jeanpeneff.eklablog.net/, avec l’accord de l’auteur

Trois interlocuteurs, l’un de droite (Lindifférent), l’un centriste (Lhésitant) et l’un de gauche (Legrincheux) échangent sur le sujet politique du jour…

 Lindifférent :

Toi, abstentionniste notoire, tu vas aller voter aux primaires socialistes ?

 Legrincheux :

Oui. C’est un événement historique peut-être ! Ouvert à tous les sympathisants, avec une procédure qui n’est pas exclusivement dans les mains des fédérations, un nombre de candidats substantiel permettant des contradictions et des divergences, des bureaux de vote accessibles…

Il est probable que les 5 ou 6 candidats socialistes représenteront l’éventail des opinions politiques en France (hormis les deux extrêmes). Le PS va offrir une palette de réformes et de politiques qui vont de l’UMP (représentée par DSK ou Fabius) à une option centriste (Royal, Valls) ou bien social démocrate (Hollande ou Aubry), avec en prime un « révolutionnaire » de gauche plutôt BCBG : Montebourg.  On a le choix.

 Lhésitant :

Quel enthousiasme !

 Legrincheux :

C’est la première élection nationale non professionnelle organisée en dehors de l’État et des syndicats, par des militants, des bénévoles !

 Lhésitant :

Ainsi, d’après toi, ça va changer les conditions électorales futures ?

 Legrincheux :

En tout cas, c’est une ouverture pour la démocratie.  Et la droite ne s’y est pas trompée : elle s’en méfie fortement et elle a raison, car cela peut devenir un désaveu des méthodes dépassées d’appareil de choix de candidats.

Lindifférent :

Qu’aurait de progressiste une élection rendue aux partis en sortant de l’État ? C’est le contraire qui est plus évident.

Legrincheux :

Parce que c’est une brèche momentanément ouverte dans la délégation aveugle aux grands partis. Après 100 ans de codifications, de réglementations, on est parvenu à l’inverse de l’objectif recherché, on est arrivé à l’appropriation de pouvoir par des cliques, à l’instrumentalisation du vote par l’argent et par des appareils constitués en lobbies de l’élection. On doit revenir au vote libre, réfléchi, organisé par les citoyens qui dépasse le cadre étroit du référendum d’initiative populaire. On doit « déprivatiser » le contexte et la préparation de l’élection, la débarrasser des intérêts des communicants, des agents du marketing, des actions de la pub politique, des instituts de sondages, des grandes entreprises de presse.

Tous ceux-là choisissent, en notre nom, parmi les candidats, ceux qui, plus ou moins, leur conviennent, et offrent peu de dangers pour la bonne marche du libéralisme. Ils font monter ou descendre la « popularité » de ces candidats « officiels » grâce aux sondages, au détriment de ceux qu’ils jugent dangereux ou « indignes » (affectés alors du nom de « populistes »).

Lhésitant :

Tu supposes donc que les primaires ne sont pas un but en soi, mais simplement une occasion de briser le tabou de l’argent et l’organisation des votes dans un cadre lourd, bureaucratique. Drôle de pari !

Legrincheux :

Pourquoi au bout d’un siècle, la formalisation des luttes électorales ne devrait-elle pas être révisée ? Une moitié du pays – celle qui s’abstient régulièrement – pense que l’institution républicaine du vote s’est épuisée, figée. L’afflux d’argent installe des enjeux abstraits, artificiels (« plus de ceci », « moins de cela… »), des faux débats télévisuels. Tout est fait pour favoriser les « experts » et les acteurs politiques qui entrent dans l’arène à 25 ans pour ne plus en sortir.

Les média font craindre aux socialistes que la dispute des primaires, l’affrontement d’un éventail de réformes, soient pour eux un gage de défaite. Ceux qui répandent cette idée veulent garder la haute main sur les contenus et le cadre des débats.

Lhésitant :

Tu veux dire que ce que l’élection nationale est devenue c’est de promettre tout et n’importe quoi, de vendre des illusions au travers d’objectifs irréalisables…

Legrincheux :

Oui.

Lhésitant :

C’est vrai qu’il n’y a plus ni équivalence, ni cohérence, entre les engagements pris dans des conditions vagues (résoudre « la crise », améliorer le sort de telle catégorie) et ce que font les élus après-coup.

Lindifférent :

Actuellement, on n’est sûr que d’une chose : celui ou celle qu’on a choisi ne tiendra pas ses promesses !

Lhésitant :

Parce que l’élu est incontrôlable ! La volonté populaire ne peut guère que le sanctionner 5 ans après et ce dernier ne s’exprime pas clairement sur ses choix passés, pour lesquels les excuses ne lui manquent pas.

Legrincheux :

C’est pourquoi on ne devrait accorder que deux mandats successifs à un élu, quel qu’il soit. Ensuite, il redeviendrait un « civil », et ce pour ne pas nouer des liens ambigus avec les clans douteux qui le financent. Les électeurs sont les mandants de leur député ; celui-ci doit respecter les termes de sa délégation et en rendre compte. Il ne doit pas présenter un « projet » qui sera trahi par son imprécision mais des plans d’action stricts aux résultats immédiatement visibles.

 Lhésitant et Lindifférent :

……

Legrincheux :

Vous voulez une référence historique ? Celle qui me vient à l’esprit présuppose un genre de primaires qui, si on l’obtient, ferait de l’été 2011 un événement du genre de celui de l’hiver 1788 ou du printemps 1789 ? Ça aurait de la gueule ! Il se passa alors une sorte de vote primaire en France. Pour élire les grands électeurs qui choisiraient ceux qui les représenteraient aux États généraux de la future Assemblée Constituante, le Tiers État s’organisa pour voter. Les hommes se réunirent dans les clubs, les paroisses, les locaux professionnels pour sélectionner des représentants (non sur leurs bons sentiments ou leur bonne mine, mais sur des réformes précises). 

Lhésitant :

Du genre ?

Legrincheux :

Leur discussion a porté pendant plusieurs jours, pas sur les hommes à élire, mais sur les réformes à mettre en œuvre. Celles qui allaient renverser la royauté, installer la République, les Droits et principes qui durent encore.

Plusieurs catégories d’innovations « révolutionnaires » furent suggérées : réforme totale de la justice ; impôts nouveaux ; remise à plat des dépenses publiques et des conditions de remboursement de la dette ; centralisation étatique ; contrôle des organisations économiques ; mesures d’encadrement des corps professionnels et des parlements régionaux.

Quand, durant l’hiver 1788, tous se furent exprimés et eurent débattu en assemblée souveraine, une grande réforme fut décidée et on choisit alors les hommes par classement des voix obtenus parmi les candidats décidés à soutenir ce programme à Versailles. La réforme d’abord, son contenu, son calendrier, les hommes ensuite ! Tout le contraire d’aujourd’hui !

Vingt millions d’électeurs, actuellement, ceux de la gauche, sont disposés à intervenir démocratiquement en rédigeant les mesures et des règles futures pour contrôler les processus des réformes à venir. On se met d’accord sur une série de lois claires et on passe ensuite au choix des hommes les plus déterminés, les plus loyaux, ceux qui paraissent les plus sincères. Non pas une vague intention, mais un plan détaillé, un calendrier de réalisation et d’objectifs chiffrés à atteindre.

Lhésitant :

Eh ben…

Legrincheux :

Soit on vote pour un parti mou, soit on vote pour des engagements à respecter, une feuille de route ! Sinon on délègue en aveugle, avec des thématiques creuses : « la justice sociale » ; « l’égalité » ; « le bonheur pour tout le monde ».

Lindifférent :

On te rétorquera que nos contemporains ne comprennent rien aux montages complexes des affaires quotidiennes. Que nous préférons, par paresse, nous exprimer sur un mode de vœux approximatifs, de revendications abstraites, sans réfléchir aux conditions de leur réussite. Donc toujours cocus…par des « avocats », des professionnels de la politique, mais toujours contents !

Legrincheux :

Le mandaté, en 1789, est tenu de rendre compte, il écrit depuis Versailles ou Paris à ses concitoyens pour les informer de la situation et des alternatives éventuelles. Une démocratie de proximité. Inspirons-nous en !

Lhésitant :

Il est vrai que les abstentionnistes, quand ils ne sont pas satisfaits des produits exposés à l’étalage, ne vont plus au marché. J’ai entendu dire qu’il faut rendre le vote obligatoire. Et pourquoi pas aussi rendre obligatoire le résultat ? Cela a existé dans les pays totalitaires. 

Lindifférent :

Ok, très bien tout ça. Mais quelles questions pourraient être maintenant débattues dans ces assemblées ?

Legrincheux :

Nous pourrions imaginer, par exemple, un vote parallèle avec des questions concrètes posées les jours d’élections nationales. Dans des bureaux improvisés, dans des salles voisines de bureaux officiels, des bulletins de vote seraient distribués, portant sur des questions aux alternatives simples. A destination de ceux qui votent blanc ou nuls ou à d’autres mécontents de la démocratie officielle.

On pourrait par exemple demander : « Voulez-vous plafonner les dépenses de santé versées par la sécurité sociale à 500 000 euros par malade annuellement et ensuite leur dépassement imputé au patrimoine de ces malades (en général riches) ? »

Ou bien : « Pour sauver les caisses en déficit, êtes-vous d’accord pour ne pas distribuer (provisoirement peut-être, jusqu’à l’équilibre des comptes) des retraites supérieures à 4000 euros mensuels) ? »

Ou encore : « Soutenez-vous le principe d’une réduction des indemnités de chômage à 2000 euros maximum par mois par chômeur ? »

Lhésitant :

Ah, oui, très bien. Cela permettrait de sortir des faux débats destinés à éluder les vraies questions sociales, comme celle des grosses retraites de plus de 6000 euros par mois qui grèvent l’endettement des caisses.

Legrincheux :

Il s’agit simplement d’un programme de réduction de déficits par le plafonnement généralisé des contributions de la solidarité nationale, laquelle ne profiterait plus en priorité aux personnes très aisées…

Lhésitant :

C’est vraiment faisable à ton avis ? Penses-tu que l’exécutif et le législatif y souscriront ?

Legrincheux :

Je te laisse imaginer l’accueil que nos édiles feront à ce genre d’idées. Elles conduisent à une réelle obligation de résultats et incluent des engagements chiffrés et datés et non des intentions vagues ou ambiguës…

En tout cas, le député étant le gérant d’un mandat de confiance accordé conditionnellement, nous pouvons lui adresser, par exemple, un vote de défiance au cours de son mandat, à mi exercice, tout en trouvant des contre-feux aux débordements gauchisants.

Les trois (en chœur) partirent en s’exclamant : « Alors, allons tous voter en chantant La Carmagnole » !

Billet d’humeur: nous regardons la Tv pour vous!

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Par Randy (un copain de Christobal)

Cette semaine sur TFI, France 2, France 3, Arte, M6 et consorts, le service culturel du Blog a identifié plusieurs programmes incontournables pour comprendre l’époque que nous vivons, cerner les grands sujets de société, accroître le niveau d’intelligence dans la population et développer sa nécessaire sensibilité morale. Journalistes, experts de la société, spécialistes en marketing et représentants du monde associatif ont contribué à ces programmes. Le florilège de notre sélection: 

Lundi 

Débat sur TFI à 22 h: Les hommes peuvent-ils être lesbiens ?

On attend en particulier l’intervention du président de l’association des hommes lesbiens de France (AHLF) qui nous expliquera pourquoi il est légitime pour un homme de désirer des rapports uniquement avec des lesbiennes. Une grande leçon de tolérance.

Mardi

Film sur M6 à 20 h 30: Itinéraire d’un petit taureau, suivi d’un débat: La tauromachie. Un crime contre l’humanité ?

Un film bouleversant et une émission qui permettent à M6 de poser les vraies questions sur la barbarie des temps modernes.

Mercredi

Emission historique sur Arte à 20 h 15 : Charles Martel était-il un affreux raciste ?

Un documentaire accablant qui expose clairement l’islamophobie du guerrier franc et nous permet de nous poser la question du maintien de sa présence dans les manuels d’histoire.

Jeudi

Téléfilm allemand sur France 3 à 20 h 40: Carnets intimes d’une femme à la recherche de son moi

Une bouleversante évocation contée avec finesse du parcours identitaire d’une femme allemande depuis la chute du mur : entre petite et grande histoire. A ne pas manquer.

Vendredi

Une soirée au théâtre sur Arte à 23 h 30: Danse contemporaine, « Songe d’une nuit d’été sans l’été » et « L’étrange psychanalyse »

On aura enfin la possibilité de découvrir deux majeures du franco-américain d’origine russe Oscar Ptrairski. Pas de musique, ni de décor, la nudité des acteurs, le jeu des corps et une réflexion décapante sur la condition de l’homme moderne. Un peu long (4 heures) mais à ne surtout pas manquer.

Samedi

Soirée Théma sur Arte à 20 h 35: Pourquoi est-ce qu’on ne parle pas assez d’écologie dans les médias ?

L’intérêt de cette soirée provient d’un débat précédent autour de la question : faut-il emprisonner les gros producteurs de Co2 ?

Suivi du magazine quotidien à 22 h 45: Ce que vous devez absolument manger pour être un bon écologiste

Dimanche

Feuilleton sur TFI à 20 h 35: Les 3 inséparables

Les aventures de Lucie la policiére de banlieue, Roger l’assistant social et Fatou la doctoresse-urgentiste, 3 amis pour la vie, face à la souffrance humaine et sociale quotidienne en région parisienne.

Suivi d’un reportage historique à 22 h 15: L’URSS massacreuse ou comment le communisme ne pouvait qu’aboutir à un carnage pire que le nazisme

Changer les institutions pas les hommes

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Karl Marx est perché sur un tas de livres poussiéreux. Le Petit prince visite sa planète. La planète capital. Une drôle de planète. Elle croule sous les livres et les chiffres. Il y fait toujours nuit et seule une lampe fonctionne.

Le Petit Prince:

Dis moi Karl, comment changer les choses en France aujourd’hui? Et de grâce ne me parle pas de bourgeois et de prolétaires, ni de lutte des classes.

Karl Marx:

Hum, hum… Absurde, mais bon… Il faut une révolution par les idées ou une révolution par les faits. Les circonstances en décideront. Mais l’une accompagne ou précède souvent l’autre.

Le Petit Prince:

Moi je trouve ça cruel les révolutions. Du sang à boire à pleine coupe. Voilà ce qu’elles apportent.

Karl Marx:

La violence fait l’histoire.

Le Petit Prince:

Et une révolution pacifique c’est possible?

Karl Marx:

Je n’y croyais pas de mon temps. Mais c’est arrivé paraît-il. Au Portugal par exemple. Dans un siècle qui n’était plus le mien. Il existe aussi une voie à laquelle je ne crois pas: celle de la réforme politique.

Le Petit Prince:

Essaie juste d’y croire. Rien que pour s’amuser. Ca serait quoi pour toi une bonne réforme en France aujourd’hui?

Karl Marx:

Un homme politique américain du XXème siècle a dit, alors que j’étais mort depuis longtemps, qu’il ne faut pas compter changer les hommes, mais simplement chercher à améliorer les institutions. C’est çà la clef. Il est naïf de croire à la seule bonne volonté des personnes. Les grands principes et l’harmonie n’existent, par ailleurs, que dans les contes de fées. Les hommes font, certes, les institutions, mais les institutions font les hommes…

Il y a quelque chose que je ne pouvais pas deviner à l’époque où je vivais, c’est l’ampleur que l’Etat providence et, plus généralement, la bureaucratie allaient prendre dans le mode production capitaliste moderne et dans les rapports entre les classes. Grâce à cela, le capitalisme a pu survivre, jusqu’à présent, à ses contradictions. Dans mon oeuvre, je n’ai, d’ailleurs, regardé que les rapports de production pour comprendre ce dernier. De fait, j’ai négligé les rapports de consommation. Je n’ai pas abordé le système sous tous les angles. Si je vivais encore, je m’intéresserais sans doute aussi aux rapports de redistribution par le biais de l’Etat.

Enfin, ce que tu dois garder à l’esprit, c’est qu’aujourd’hui les sociétés riches sont bien plus que des modes de production capitalistes. Elles sont également d’immenses et très complexes bureaucraties!

Le Petit Prince:

C’est-à-dire?

Karl Marx:

En France, depuis quelques décennies, les hommes politiques changent de poste, gardent leurs habitudes, les programmes bénéficient de quelques innovations cosmétiques, mais les institutions demeurent telles quelles voire se complexifient. Et ce, quelles que soient les retouches fréquentes, officiellement destinées à les améliorer, dont elles sont l’objet. Au final, la bureaucratie prend de l’ampleur, elle a sa propre dynamique, ses intérêts catégoriels, ses contradictions internes et résiste aux actions de ceux qui voudraient changer les situations. La France est tenue par la complexité de son Etat bureaucratique, un peu comme l’était à un niveau infiniment plus important l’URSS, cet avatar manqué de ce qui fut mes rêves.

Le Petit Prince:

Que faire alors?

Karl Marx:

Si je croyais à la réforme, je te dirais qu’il faudrait transformer et simplifier les institutions. C’est un chantier en soi énorme, mais nécessaire. Repenser l’ Etat, sur des bases concrètes, opérationnelles et de bon sens, voilà le remède, plutôt que de l’entretenir dans sa propension à la sédimentation. Toutes ces institutions qui se recouvrent ou s’enchevêtrent, souvent en concurrence les unes avec les autres, n’engendrent finalement rien de bon, sinon un blocage général. C’est alors que le corps obèse et les membres multiples dirigent plus que la tête, s’affirment et se neutralisent au détriment d’un vrai changement. Les actions politiques finissent par s’y noyer. Les hommes politiques sont comme de pauvres timoniers incapables de manoeuvrer un navire trop lourd pour eux, surtout lorsqu’ils manquent de courage et de force. A la fin, ils n’ont qu’une seule idée en tête: faire carrière et durer, changer de poste comme on change de chemise.

Le Petit Prince:

Mince alors. C’est comme dans la légende grecque des écuries d’Augias. Une tâche herculéenne!

Karl Marx:

Oui. Il ne sert à rien de proposer de nouveaux candidats et des pseudo réformes, si les institutions demeurent comme elles sont. Tout changement révolutionnaire ou toute rupture politique réelle implique nécessairement une transformation profonde des institutions et sur des bases différentes. Or, je ne crois pas que ce soit ce que les candidats proposent de nos jours.

Le Petit Prince:

Hum… Bon, moi, il est vraiment temps que je parte pour une autre planète. Plus réjouissante. Au revoir Karl.

Karl Marx:

Je te comprends. La vérité fait souvent peur. Elle a souvent un goût amer. Au revoir Petit Prince.

Billet d’humeur: il faut sauver le soldat DSK !

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Un tremblement de terre est souvent suivi par un autre. Parfois moins important. Mais pas toujours. En mai 2011, on découvrait l’impensable pour les non initiés aux arcanes des rumeurs parisiennes : le soldat du FMI, le soldat du PS… et de l’UMP aussi – tant les clivages politiques et économiques réels entre les 2 parties sont ténus – tombait au front de la tragédie humaine. Une nouvelle victime sacrifiée sur le bûcher des vanités ! Hormis ceux qui, peut-être, se réjouissaient secrètement de son accusation de viol, parmi ses rivaux et ennemis politiques, ou ses affidés qui criaient au complot, la presse et la classe politique alternaient entre incrédulité, indignation face au traitement américain d’un de nos favoris à l’élection, prudence et compassion enfin vis-à-vis de la chute d’un homme.

Il y avait un réel embarras du côté de nos élites. DSK le sauveur espéré de la cure d’austérité à venir, héraut du FMI et futur héros attendu de la France, redresseur des torts du Sarkozysme, apparaissait alors comme la soudaine incarnation des turpitudes des hautes sphères. Une polémique déontologique éclata comme un orage. Alors que les média scrutaient la vie de Sarkozy – qui se verra délivrer en 2012 un probable congé parental sans solde – ils s’étaient montrés à l’évidence plus discrets sur les antécédents sexuels et la tendance au harcèlement du futur champion de la gauche et… d’une partie de la droite également. Après le mea culpa et les (auto)congratulations médiatiques habituels, la vie semblait finalement reprendre son cours. On lui avait même trouvé des remplaçants, au PS et au FMI, pour défendre les intérêts nationaux.

Seul le PS accusait réellement le coup. Il faut dire que le symbole était terrible. Le riche et vieil occidental de gauche, incarnation des progressismes de tout poil, sautant à la gorge d’une pauvre femme de ménage venue d’un pays du tiers monde… En outre, les féministes s’emparaient de l’affaire. Prudence (présomption d’innocence oblige), mais solidarité de condition avec la victime. « Nous sommes toutes des femmes de ménage ! », affirmaient haut et fort des bourgeoises et petites bourgeoises qui se sentaient soudain si proches de leurs domestiques hebdomadaires ou des agents de service qui nettoient tôt leurs bureaux le matin.

Les élites avaient réellement de quoi s’inquiéter. On découvrait à cette occasion la débauche sexuelle et le luxe inimaginable d’un homme de gauche pour qui la possession de 7 portables, les suites luxueuses et les grands espaces (plus de 600 m2 loués dans l’urgence) semblaient indispensables à une vie ordinaire. Sur un plateau de TV, même les intellectuels critiques envers la gauche recommandaient la prudence et clamaient à l’instar de Vincent Peillon qu’on pouvait être milliardaire et de gauche. Après tout, sa femme seulement était riche, et puis la fortune avait été acquise honnêtement. Pas de quoi en rougir. Un tel discours décomplexé sur l’argent s’avère stupéfiant. En 2007, Sarkozy le tenait. Il ne faut pas avoir honte d’être très riche disait-il. Certains ne manquaient pas alors de le lui reprocher. Les mêmes qui, aujourd’hui, nous expliquent qu’on peut être milliardaire et de gauche…

Personnellement, j’ai toujours su et pensé qu’on peut être bourgeois et de gauche. C’est, d’ailleurs, une constante de l’histoire de la gauche que de recruter une partie de ses leaders dans les rangs des renégats. Les plus grands hommes de gauche issus de la bourgeoisie ont tous trahi leur classe sociale. Mais bourgeois ne veut pas dire milliardaire. Et c’est là que le bât blesse. Un bourgeois aisé, provincial, peut trahir sa classe. Son mode de vie bourgeois ne frôle pas l’indécence économique. L’écart avec les classes populaires n’a rien d’abyssal. En revanche, un milliardaire qui reste milliardaire trahira difficilement ses intérêts matériels. Peut-être fera-t-il la mendicité, s’il a un peu de coeur, en finançant quelques projets et bonnes oeuvres ou en votant quelques lois symboliques destinées à égratigner le système pour mieux le préserver. Dans un pays très pauvre et très injuste c’est, certes, déjà un progrès, mais ailleurs? Les sphères des trop riches et des pauvres ne se croisent jamais, elles sont, par ailleurs, trop antagonistes.

Et puis boum ! Second séisme. Le 1er juillet 2011. Un coup de balancier, en fait. On passerait un peu vite du coupable à l’innocent aux mains blanches… et seulement baladeuses. Attention au retour, cependant, puisque la vie réserve des surprises.

L’accusatrice de DSK aurait menti sur le motif de son asile politique aux USA. Mince, tous les demandeurs d’asile ne disent pas la vérité ! Certains arrangent leur version des faits pour obtenir un droit d’entrée. Quelle surprise ! En plus, cette femme serait impliquée dans des activités liées à la drogue et de prostitution, afin d’arrondir grassement ses fins de mois. Elle possèderait 5 portables, moins que notre DSK national. Une affaire de jalousie sans doute. Une grenouille qui voulait devenir aussi grosse que le bœuf…

Une criminelle par association et une menteuse. Voilà les accusations qui désormais pèsent sur elle. Une fille intéressée, une prostituée, qui aurait même appelé un prisonnier, pour discuter de l’aspect lucratif du forfait. Rien à voir avec la femme modèle, l’immigrée laborieuse et honnête. La réalité est toujours plus complexe, faut bien le dire. Au fond, quelque chose de surprenant, mais qui n’a rien d’improbable. Le plus intéressant, en l’occurrence, tient surtout à la défaillance de la police et de la justice américaines, poussées par les médias. Quand les institutions font des bourdes, volontairement ou non…

Tout va, semble-t-il, bien finir. On ne l’attendait plus. Car ce qui importe pour une partie de nos élites ce n’est pas cette débauche d’argent révélée par cette affaire de la part d’un homme censé représenter la gauche, ni le fait qu’il ait couché au pays des puritains avec cette femme douteuse alors qu’il se savait surveillé de près par ses ennemis politiques et connu pour ses penchants libidineux, à la veille d’une réunion cruciale pour l’avenir de la Grèce – un geste d’une grande irresponsabilité en vérité, qui vaut bien les coups de sang de Sarkozy – non, ce qui compte c’est qu’il soit RE-HA-BI-LI-TE! On respire ! Avec les récentes affaires sexuelles , les rumeurs, les scandales financiers, il y avait trop de discrédit sur cette caste politico-médiatique. Fallait un truc comme ça pour redorer son blason. Le « tous pourris » faisait peur! On agitait déjà, par le biais de sondages, le spectre terrifiant du Front national au second tour. 

Ce qui s’est réellement passé dans cette chambre, hormis un rapport sexuel avéré, gardera probablement un peu de son mystère. Peu importe. Petit à petit, au son d’un grand soupir de soulagement chez une partie de nos élites, nous revenons sagement dans le meilleur des mondes possibles. Depuis quelques heures, le système judiciaire américain est même redevenu, pour certains, équitable, malgré ses défaillances et ses dysfonctionnements. D’autres souhaiteraient carrément que DSK soit toujours candidat. Décidément, il faut vraiment le sauver ce soldat-là.

Journal de Christobal: les inégalités de situation

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« Quand un homme est dépourvu de toute perspective, il pourrait aussi bien être mort », Paul Auster.

Y a ma soeurette et pi y a moi. Ma soeurette, elle a finalement vu venir. Et elle a pas attendu Barbe bleue pour ça… Elle est plus jeune, avec une gamine, un mari, un bel appartement acheté à bas prix (à l’époque) dans un cadre sympa entouré de pins. Une voiture et un studio à crédit aussi. Tous les deux bossent en CDI et gagnent correctement leur vie. Au niveau du salaire médian pour elle, au-dessus pour monsieur. En bref, ma soeur, elle vit là-bas comme une classe moyenne, mais ne nage pas dans l’or. C’est agréable la vie d’une petite classe moyenne en province. Comme une espèce de confort tranquille, malgré un peu de stress au travail. On s’achète des trucs, on aménage son nid douillet, on part en vacances exotiques, on donne la gamine à pépé et mémé qu’habitent pas loin, ca fait des frais en moins. Mes parents n’ont pas connu ça au même âge. Eux qui au tout début de leur installation sautaient des repas et trimaient jusqu’à pas d’heure! Heureusement, les 30 glorieuses sont vite passées par là. Z’ont pu respirer par la suite.

Moi, de mon côté, j’aurais dû, jusqu’à présent, faire un peu mieux. J’ai loupé quelques trains de la vie importants. Pas trop malin, parfois, le Christobal. Plus diplômé que la soeurette, mais dans une voie de garage. A la conquête de la capitale, mais sans victoire décisive. Du coup, je rame un peu en ce moment, même si je reste encore au dessus du travailleur pauvre. Un mauvais moment à passer, voilà tout. Dans la vie la roue tourne. Je veux bien le croire!  

C’est marrant la trajectoire sociale! Même famille, pas même destin de classe. Un truc très fréquent çà de nos jours! Les inégalités de situation sont légion, jusqu’au sein des familles, terreau des classes sociales et des destins tout trâcés pourtant.

Les inégalités de situation on les sent bien aussi dans le monde du travail. Pas seulement en termes de salaires et de conditions de travail, également en termes de statut. Emplois précaires, stables, de transition, dans le privé, dans le public, avec ou sans perspective d’évolution, etc. Un véritable bestiaire de cas de figures, voilà ce que la complexification de la division du travail et l’évolution du capitalisme et des politiques publiques ont apporté ces 30-40 dernières années! Ils sont nombreux, les jeunes et les 30-40 ans, par exemple, à voir leur situation s’enliser, à stagner, à s’enterrer dans le confort facile d’un emploi protégé ou à subir la précarité, alors même que les aspirations se sont considérablement élevées.

Des perspectives. Voilà, en effet, ce qui leur manque souvent à ces générations élevées dans le confort. Exactement le contraire de ce que leurs aînés ont connu: inconfort tout d’abord – enfin, pour une partie d’entre eux – et promotion sociale et/ou matérielle ensuite.

Les inégalités de situation, les statisticiens ne les voient pas toujours. Certes, quand règne en France une atonie économique et que s’annonce une possible grande glissade, chacun planque ses enfants, de préférence au détriment de ceux des autres. En bref, les avantages et les désavantages de classe sont plus que jamais visibles. C’est ainsi qu’on devient un pays où l’objectif s’avère, pour tout le monde, de conserver sa place au sein de la hiérarchie. Si la forte croissance économique offre un royaume aux parvenus, celui des héritiers et des rentiers se nomme déclin! Aussi, faute de bons diplômes, de bonnes écoles et de relations adéquates, dur-dur pour espérer connaître une véritable promotion sociale.

Pour autant, les grandes tendances ne font pas tout. Quand on appartient aux couches populaires ou moyennes, c’est le jour ou la nuit selon qu’on vit ou pas dans un endroit où les loyers restent sobres, qu’on dispose ou non d’un véhicule, qu’on se retrouve seul avec des bouches à nourrir, que le conjoint gagne correctement sa vie ou qu’on dispose de deux salaires… Il y a, au-delà des avantages hérités ou transmis, la débrouillardise personnelle, la capacité de travail, les choix judicieux et, surtout, les hasards heureux/malheureux et les hasards du lieu qui font les différences.

Enfin, que savons-nous, au fond, des revenus? Ce qu’on veut nous en dire. Faudrait, en réalité, s’intéresser davantage aux fraudes fiscales ou à l’Etat providence, au travail clandestin, aux revenus secondaires issus de la (re)distribution sociale, aux patrimoines… On aurait alors un portrait plus fidèle de ce que la France sociale devient. Un pays éclaté, fait de classes populaires et moyennes fragmentées, émiettées même! Très probablement. Si certains s’en tirent bien, voire très bien, d’autres sombrent ou se débattent pour sortir la tête hors de l’eau. Les uns sont relativement sereins, les autres angoissés. L’exploitation intra-classe n’est pas non plus exceptionnelle, comme entre titulaires et précaires issus de milieux proches, par exemple. Comment alors fédérer tous ces intérêts divergents et ces égoïsmes profondément ancrés pour fonder un mouvement populaire qui soit fort? C’est la question qu’un homme de la gauche sensée devrait, en vérité, se poser tous les matins en se rasant. Mais « gauche sensée » est peut-être, désormais, un oxymore…

Souvenirs de Christobal: de nouveaux tartuffes?

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Ca devait être l’été 2008. Là où coule le lait et le miel. Enfin, pas seulement, le sang, les larmes, le fer également. J’étais en vacances, avec un ami juif. Je visitais un pays en guerre. Heureusement, le calme régnait à ce moment-là. Dans un pays étranger on remarque tout de suite ce qui diffère de son pays natal. On a le cerveau bombardé par des informations qui arrivent par tous les sens. Moi, ce qui m’avait frappé, entre autre, c’était la religiosité.

Ca avait commencé à Tel Aviv, à l’hôtel, dès le premier jour. Un homme en noir, la tenue religieuse, vint m’aborder. Un Français. C’était pas difficile pour lui de savoir d’où je venais, avec le mauvais accent de mon mauvais anglais. « Pouvez-vous vous joindre à nous pour la prière, nous avons besoin d’une dixième personne », me demanda-t-il.

« Je veux bien vous tenir la main, mais sachez que je ne suis pas juif », que je lui répondis.

Il déclina alors mon offre et m’interrogea pour savoir si j’avais un ami juif. Il espérait, en effet, que je le réveille pour qu’il descende prier avec lui et ses compagnons. Ce que je m’empressais, bien évidemment, de ne pas faire, car mon ami venait de passer une nuit blanche à aider sa famille. Le lendemain, je recroisais le même homme dans l’ascenseur qui discutait à propos des écritures passionnément. Je l’avais laissé dans la religion et je l’y retrouvais…

A plusieurs moments du voyage, comme cela, nous avons croisé des Français en pleine crise de religiosité. Un matin, dans un kibboutz, je vis certains de ces fiers hommes en noir se précipiter avec avidité sur le buffet, au risque de me bousculer. Et quelle avidité! La même sans doute qu’ils portent dans les yeux lorsqu’ils s’abreuvent fiévreusement des saintes écritures. Ce fut mon ami qui le premier le remarqua: « la religion pour beaucoup c’est juste une affaire de respectabilité. » L’avait vu juste. De mon côté, je me disais que pour certains de ces juifs venus d’ailleurs s’intaller en Israël ou en faire résidence secondaire, c’était vital la religiosité. Fallait bien cette ferveur pour démontrer à tous sa légitimité à profiter des promesses de la terre promise. Plus on pratique, apparemment, plus on est juif! Enfin, personnellement, je suis loin d’être convaincu que les Juifs du monde entier partagent cette vision de la judéïté…

Au fond, tout cela n’est qu’une affaire de religion ostentatoire, et ce quels qu’en soient les motifs. Religion ostentatoire. En voilà une bien belle expression! En France elle pourrait s’appliquer aussi à certains Musulmans. Je ne parlerai pas, en effet, des Chrétiens, ils ne m’ont pas marqué. D’ailleurs, je n’ai pas vraiment d’anecdotes à raconter à leur sujet. Mais peut-être est-ce parce je connais bien cette religion. Le familier finit, à la longue, par vous échapper. Et puis les libres penseurs ont tellement écrit sur eux…

Dans l’ONG où je bossais, je l’ai aussi vu, chez certains, le retour à la religion ou son renforcement. K., la quarantaine, ne faisait plus la bise aux hommes depuis son pélerinage à la Mecque. Un jour, à la pause déjeuner, elle expliquait à un jeune stagiaire d’origine marocaine qu’elle mangeait une fois par semaine avec les doigts, ses enfants et son mari de même. D’après elle, cette manière de manger facilitait la digestion. C’était médicalement attesté! En bref, les habitudes anciennes avaient du bon… Sur le moment, j’eus alors la désagréable sensation que ses confidences à son jeune coreligionnaire ressemblaient à du prosélytisme.

Une autre collègue, A., avec qui je chahutais souvent – j’adorais son côté garçon manqué… et fille réussie – la quarantaine aussi, portait assez souvent un voile sur la tête. Je ne l’avais pas, pour autant, toujours connue ainsi, bien qu’étant pieuse et élevée dans la religion dès son jeune âge au Maroc. En déjeunant en tête à tête avec elle, je ne pus m’empêcher de la questionner à ce sujet. « Un soir j’ai voulu réciter ma prière. Et là, j’avais complètement oublié un verset du Coran. Quelque chose d’élémentaire, que tu apprends en premier. C’était pas possible! En fait, c’était un signe. Je n’avais pas été assez pieuse, Dieu me le faisait comprendre. Depuis je porte le voile aussi souvent que possible », me dit-elle. « Et la Burqa ? Tu te verrais la porter un jour? », que je rétorquais alors. Après une hésitation, elle conclut par « peut-être. »

Il y avait également le cas de M., un quinquagénaire divorcé et remarié qui revenait vers la piété… de plein pied. Difficile de déjeuner avec lui, en vérité, car il refusait de rentrer dans un endroit abritant la moindre goutte d’alcool. Or, au pays du raisin et du vin, les lieux de restauration sans alcool se font rares. De fait, il m’arrivait de manger un sandwich à ses côtés sur un banc, dans un jardin urbain, pour lui tenir compagnie.

Si certains semblent s’engouffrer dans la brèche religieuse, d’autres, cependant, vouent à la religion une hostilité qui n’a rien à envier à l’anticléricanisme du passé. Des Beurs anticléricaux! Marrant qu’on en parle peu à la TV. Journalistes et politiciens préfèrent évoquer la dérive religieuse ou dénoncer l’intolérance sous l’étendard de l’islamophobie. Encore un concept bien creux que celui-ci!

Cet anticléricanisme m’a sauté au visage un soir d’entraînement. On attendait tous le RER en agrippant nos sacs de sport. Mou, maghrébin de 27 ans, fonctionnaire dans une préfecture, discutait avec un autre camarade de la salle de sport. « Attention, c’est pas parce que je suis arabe que je  suis musulman! C’est pas automatiquement ma religion! Moi j’ai pas de religion! »  Je ne pus, en entendant cela, m’empêcher d’intervenir. Fallait que je questionne, que je sache. J’en avais des fourmis dans les lèvres. Le genre de démangeaison qui vous pousse à parler. La discussion fut très intéressante. A un moment, je lui raconte une histoire, qui vaut son pesant d’or… religieux. J’avais suivi quelques jours auparavant une formation, dans le cadre de mon travail, où la question du vivre ensemble était abordée. Le formateur expliquait que dans l’immeuble parisien où il vivait, deux groupes se partageaient la cave. Le groupe de ceux qui priaient, celui de ceux qui jouaient de la musique rock. Ils se croisaient régulièrement. Un jour durant la période du Ramadan, un musicien est passé, comme d’habitude, devant la mosquée improvisée pour rejoindre son studio improvisé aussi. Il tenait à la main une bière. Mauvaise idée, car un pratiquant qui attendait estima qu’il s’agissait d’un vrai blasphème. Un coup de poing au visage lui suffit, cependant, pour réparer le crime céleste. Et la copropriété dut gérer l’incident, ainsi que la tentation à peine cachée, selon mon formateur, pour les 2 groupes de carrément se séparer et d’aller prier ou répéter ailleurs. En racontant cette histoire à Mou, je déclenchais chez lui une réaction vive: « Moi si je prends un coup de poing comme l’autre, je t’assure que je lui rentre dedans, je le mets minable! Je le force à bouffer du porc! Non mais où il se croit! En plus les nouveaux convertis ce sont les pires! »

La religion, en vérité, tout comme l’ethnicité, ca tient souvent du bricolage personnel. Cependant, si chez certains elle se loge dans le coeur, faisant appel au mysticisme, pour d’autres ce n’est rien qu’une affaire de symbole. Un truc avec lequel on s’arrange et qu’on utilise au gré des circonstances. Aussi, tous les discours sur la tolérance religieuse et le respect de la pratique individuelle s’avèrent finalement ridicules et contre-productifs. Chacun retient de ces discours ce qui s’accorde le mieux avec ses intérêts et ses idées religieuses du moment. Il faut plutôt un cadre collectif à la pratique et des limites, me semble-t-il, même si les attitudes et la réalité sont complexes. Au nom de la mère tolérance, on favorise, en effet, souvent les divisions en les encourageant. La tentation est grande, en outre, de se coucher devant les revendications par peur d’être taxé de racisme. Il est vrai qu’aujourd’hui Droits de l’homme, antiracisme et bons sentiments deviendraient presque, à leur façon, une religion.[1]


[1] La religion, en vérité, tout comme l’ethnicité, ca tient souvent du bricolage personnel, disais-je un peu plus haut. Oui. Assurément. L’ethnicité n’échappe guère à cette règle. A l’époque de mon voyage en Israël, je sortais avec une jeune femme d’origine marocaine. Les traits fins et la peau foncée au point qu’on la prenait souvent pour une Éthiopienne. Je lui demandais un jour comment elle se définissait. « Je suis française, black et marocaine », affirma-t-elle. « Mais pourquoi dans cet ordre ? » Très simplement, elle me répondit : « 1- parce que je suis né ici, 2- parce que c’est ainsi qu’on me perçoit souvent dans la rue, 3- parce que mes parents sont de là-bas. » Logique.

Journal de Christobal: à moitié beur et complètement mal-pensant

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Je me trouve dans un RER un soir de semaine de l’hiver 2011 je crois. Vraiment fourbu je suis. Pendant 2 heures j’ai lutté avec des gars plus lourds, des gars plus jeunes aussi qui voulaient bien me faire bouffer du tatami. En toute amitié bien entendu. Depuis des années je pratique des sports où la confrontation à l’autre est un art consommé. Après les sports avec des coups, je me suis mis à ceux où l’on s’attrape, où l’on se roule au sol. A un certain âge on en a marre des beignes. On veut goûter à d’autres types de blessure.

Autour de moi dans le wagon du RER y a les copains de la transpiration. Eux aussi fourbus et gais. On rit, on crie, le corps endolori et l’esprit libre. Vidés que nous sommes de tous les soucis du jour et des contrariétés. Quand le corps se relâche, l’esprit s’exalte. Ca grise autant qu’un verre d’alcool. Y a des Blacks, des Beurs et… comment dire… les autres quoi! J’aime bien ce sport, ce club de banlieue et son mélange. Comme au Rugby, des ouvriers, des employés, fonctionnaires, agents de maîtrise, voire cadres, étudiants, s’y retrouvent. Un vrai espace de mixité, pour reprendre un thème politique à la mode, qui fonctionne avec d’autres règles que la société ordinaire. Y a quelques filles aussi. Peu nombreuses, car c’est un sport de brutes. Mais courageuses et volontaires, y faut le dire.

Alors que le RER s’apprête à repartir, B. déboule dans le wagon comme une météorite. On s’esclaffe. Il a probablement effrayé des passagers. Il tape à la vitre qui sépare le conducteur du reste du wagon et le remercie avec sa voix de stentor de l’avoir attendu avant de refermer les portes. Un type bien et poli que ce B., je me dis en moi-même.

C’est une grande gueule âgée de 25 ans B. Un chambreur aussi. La déconnade ca le connaît. Un gros costaud qui ressemble à un mètre cube, avec une oreille si déformée par la lutte qu’elle tient plus du corneflake que de l’organe. Ca n’a pas l’air de le déranger, d’ailleurs, ni d’entamer son succès auprès des filles.

B., il a été videur de boite. Jusqu’à récemment. Un castagneur aux allures de nounours, ca le fatiguait de devoir cogner de temps à autre sur des abrutis alcoolisés qui ne veulent rien entendre. Alors il a arrêté. Désormais, il rend des services à son ancien boss, y fait divers trucs. Y m’en a pas dit plus.

C’est un gars qu’a voyagé aussi, B. Il a passé 2 ans entre la France et le Brésil. Y parle le portugais, se débrouille assez bien en anglais. Apparemment, il a appris comme çà, sur le tas, par les voyages. Y fait des combats pro à l’étranger. Du free fight. Un mélange de kick-boxing et de lutte pour le dire vite. Le grand truc en vogue auprès des jeunes. Les Américains et les Japonais en font des galas populaires. Ce sport est en pleine ascension. Il se diffuse comme une traînée de poudre avec internet.

« J’ai failli louper le RER à cause de ces 3 Blacks dans les vestiaires », qu’il s’exclame B.

« Pourquoi? » que je demande.

« On a discuté politique. J’ai encore refait le monde! Je les ai traumatisés. Déjà avant j’ai refroidi le Rebeu avec sa cigarette. »

On rit.

« Ce petit con arrive avec sa clope dans les vestiaires. Je l’ai repris. L’a pas bronché mais y râlait. J’ai failli le baffer. Y a que les Noirs et les Arabes qui la ramènent tout le temps. Y ont ce truc de la fierté mal placée. »

Suze, une copine antillaise de l’entraînement, lui fait remarquer avec amusement:« Comment tu parles! Et ta moitié tu l’oublies? » (B. est un métis franco-maghrébin).

« Je l’oublie pas. Mais moi j’ai pas de problème d’identité. Je suis français, né ici, j’en ai rien à foutre du Maroc! »

B. nous explique ensuite son algarade avec les 3 Blacks.

« Y arrêtaient pas de revendiquer: nous les Blacks on a souffert, etc. C’est du pipeau je leur ai dit. C’est comme les Juifs avec la Shoa. Tout ça, c’est pareil! Les mêmes prétextes! T’as pas souffert quand t’es né dans un pays où y a la sécurité sociale! »

On continue de rire.

« La fraternité noire ca existe pas. Demande aux Tutsi et aux Hutus! Faut pas déconner. Même un Black ici il hésite à louer son appartement à un autre Black de peur qu’ils le squattent à 10. Fier d’être black! Comme si c’était une performance. »

Certains, parmi nous, approuvent explicitement: « il a pas tort ». G. continue son récit:

« Y en a 1 des 3 qui me dit: c’est pas parce que t’es un combattant que tu dois te permettre de parler comme ça… Qu’est-ce que ça fait que je sois un combattant, je lui ai répondu! Où est le rapport? J’avance une idée, t’es pas d’accord, tu réponds, tu argumentes, etc. Y savait plus quoi répondre. De suite, le gars y ramène ça au rapport de force physique. Ca m’énerve. »

Il est temps pour moi de descendre pour prendre ma correspondance, car la nuit file comme la rame. La discussion a glissé sur autre chose. Les sujets ne manquent pas. Même s’ils sont, pour nous, souvent liés au sport. Je salue mes amis sportifs, dont le truculent B. Un drôle de gars que celui-ci. On le classerait facilement à droite, voire plus à droite encore. Sauf que je ne suis pas de ceux qui voient la vie en deux couleurs (politiques). Nombreux sont ceux, d’ailleurs, qui aujourd’hui ne rentrent guère dans les cases des commentateurs et des pseudo porte parole. Les mêmes, d’ailleurs, qui occupent le devant de la scène médiatique. Qu’ils y restent sur cette scène, à jouer leur rôle de pitres étouffeurs de débat. Un gars comme B., et il n’est pas unique, m’a rappelé ce soir-là que la politique ca existe d’abord dans la rue où tout peut être dit. Il m’a aussi surtout rappelé combien il est agréable de ne pas toujours entendre les mêmes sons de clôche et de parler sans avoir l’impression de marcher sur des oeufs.

Moins de « plus d’Europe » s’il vous plaît!

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Conversation improbable entre Jacques Letechnocrate, parlementaire sexagénaire européen social-démocrate, et Emilie Leuroseptique, jeune fille désenchantée en quête d’un stage de fin d’études (en économie), devant le Parlement européen de Strasbourg un matin de juin 2011.

Emilie Leuroseptique:

Je vous ai entendu parler à la radio. Ce qui nous sauvera de la crise de la dette c’est, selon vous, plus d’Europe! Vous n’avez que cette formule à la bouche!

Jacques Letechnocrate:

Parce que c’est la vérité! Il nous faut plus de solidarité. C’est en nous serrant les coudes que l’on y arrivera. Et cela passe par plus d’Europe.

Emilie Leuroseptique:

Peuh! Des mots creux que tout ça! Le « plus d’Europe » vaut bien le « plus de moyens »! Depuis que je suis toute petite j’entends ce genre de leitmotiv. On dirait que vous répétez une prière pour conjurer le sort ou bien faute d’idées!

Jacques Letechnocrate:

Vous ne devriez pas être cynique à votre âge.

Emilie Leuroseptique:

Ni vous inique! Le « plus de » ne veut rien dire. Le « plus de » évite de remettre en question les dysfonctionnements quotidiens. Il permet juste de continuer sur la même voie et offre à certains l’occasion de vivre sur les moyens alloués. Je préfèrerais entendre « mieux d’Europe  » ou « mieux de moyens »!

Jacques Letechnocrate:

C’est triste pour votre génération que…

Emilie Leuroseptique:

… je ne vous suive plus aveuglément!

Jacques Letechnocrate:

C’est vous là qui êtes injuste! Nous faisons ce que nous pouvons. Regardez avec la crise de la dette par exemple. Seuls certains Etats de l’union économique et monétaire sont, pour le moment, véritablement menacés. Et leurs dettes ne représentent pas un poids énorme comparativement à la richesse produite par l’ensemble de la zone euro. Il suffirait alors que les plus solides paient pour les autres ou même que la Banque centrale européenne tire des bons du trésor européens pour rassurer les marchés. Car l’Europe en tant qu’entité n’est pas (encore) endettée. Il n’y a concrètement que les pays qui le sont. Voyez que l’avenir ne peut se passer d’une plus grande intégration européenne.

Emilie Leuroseptique:

Mais cela ne va pas se faire comme cela!

Jacques Letechnocrate:

Bien évidemment ma chère enfant! Il faut une volonté politique. Le problème de l’Europe tient à ce que les pays sont très différents. Certains ont besoin de temps pour développer leur économie et d’une monnaie faible pour exporter car ils ne s’avèrent guère compétitifs; d’autres, en revanche, dont l’économie est une locomotive, restent performants avec une monnaie forte qui confère, d’ailleurs, à leurs habitants un meilleur pouvoir d’achat. Les importations ne leur coûtent, en effet, pas grand chose… Or, on a créé un euro fort pour tous. Aussi, il appartiendra à l’Europe de compenser les écarts en subventionnant les faibles pour les aider à être compétitifs et en imposant la rigueur là où elle est nécessaire. En bref, il faudra adopter, après une monnaie commune, une politique budgétaire commune.

Emilie Leuroseptique:

Et il vous a fallu autant d’années pour vous en rendre compte!

Jacques Letechnocrate:

Rome ne s’est pas faite en un jour! La critique est aisé et…

Emilie Leuroseptique:

… et l’auto-indulgence aussi! Pourquoi devrais-je continuer à vous faire confiance?

Jacques Letechnocrate:

Qu’est-ce que vous dites?

Emilie Leuroseptique:

Si l’Europe avait de gros défauts au départ, pourquoi l’avoir créée ainsi, ou bien pourquoi ne pas avoir attendu un peu plus longtemps pour la faire?

Jacques Letechnocrate:

Mais il fallait avancer! Et puis ce sont les crises successives que l’Europe a traversées qui la construisent. Vous verrez, même celle-ci…

Emilie Leuroseptique:

Que se passera-t-il si certains pays refusent de payer pour d’autres ou de se soumettre à un budget transnational? Vous préconisez que la banque centrale européenne émette des titres de la dette au nom de l’Europe. Avez-vous pensé aux conséquences si les finances publiques des pays continuent à se dégrader et si la reprise économique à moyen terme s’avère insuffisante? C’est tout un continent qui, au final, sera discrédité aux yeux des marchés!

Jacques Letechnocrate:

Non, car à terme nous prévoyons une croissance de…

Emilie Leuroseptique:

Vous prévoyez beaucoup mais ne voyez jamais rien venir! En réalité, vous ne percevez l’Europe qu’à travers vos idées et vos attentes. Dans la vie, malheureusement, la pratique l’emporte sur la théorie!

Jacques Letechnocrate:

Mais enfin…

Emilie Leuroseptique:

L’euro a, de plus, beaucoup servi le laxisme financier. Plusieurs pays se sont planqués derrière le mastodonde européen pour continuer à s’endetter davantage en évitant le rappel à l’ordre des marchés.

Et puis vous avez fait entrer la Grèce dans la zone euro malgré les avertissements des observateurs les plus lucides et la situation catastrophique de ce pays. Tout cela en dit long sur votre capacité à juger réellement des situations.

En fait, la crise de la dette européenne c’est aussi et surtout la crise de votre propre compétence! Vous avez voulu croire que ça pouvait marcher, que les Etats respecteraient les règles édictées, qu’ils se montreraient solidaires, que les économies se transformeraient vite et bien sous l’influence du marché, etc. Toute autre alternative était, à vos yeux, discréditée. Sans discussion sérieuse possible.

Vous l’avez cru d’autant plus facilement que vous n’aviez, de votre côté, rien d’autre à proposer et que cette Europe favorise beaucoup les gens comme vous qui ont du patrimoine et ne veulent plus d’inflation! Une croissance avec une vitesse de croisière, sans risque et sans accroc possible, sans inflation pour éroder le patrimoine, basée sur une saine concurrence et sur une harmonisation progressive. C’était le conte de fée transnational de votre génération installée et pépère qui justifiait tout cela par la volonté de réconcilier les peuples.

Jacques Letechnocrate:

Mais votre génération a besoin de l’Europe! Nous l’avons faite aussi pour vous! Plus tard vous nous remercierez.

Emilie Leuroseptique:

C’est possible. Mais d’ores et déjà je vous remercie beaucoup. Vous planquerez vos économies et vous vous ferez payer les intérêts de la dette que vous possédez grâce à celles-ci , moi je ramasserai les pôts cassés. Que m’importe, finalement, que votre Europe réussisse dans 20 ans si je dois lui être sacrifiée!

D’ailleurs, cette Europe, actuellement à qui profite-t-elle vraiment et sous quelles formes? Vous avez fait un bilan? Dans quels pays y-a-t-il eu le plus de créations d’emplois? De quels types? Quels peuples et quelles catégories sociales en ont bénéficié? Comment les profits générés par l’intégration européenne sont-ils redistribués? Les avantages contrebalancent-ils vraiment les inconvénients? Et qui porte le fardeau de ces inconvénients?

On ne m’a parlé de l’Europe qu’en termes généraux, on a brandi des principes, agité des spectres, des experts se sont balancé des chiffres et des arguments macro-économiques au visage, mais jamais, ô grand jamais, on ne m’a présenté de bilan sur les changements concrets.

Jacques Letechnocrate:

Il faut regarder les chiffres d’Eurostats et…

Emilie s’en alla brusquement, très en colère. Le « plus » d’arguments du parlementaire n’avait pas suffit à la retenir. Sans doute en fallait-il de « mieux »…

Souvenirs de Christobal: une jeunesse urbaine

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Un « collègue » dans ma ville de naissance, celle où j’ai vécu jusqu’à l’âge immature, c’est pas quelqu’un qui bosse avec vous. Non, un « collègue », c’est juste un copain, un pote, un « poto » quoi ! A chaque coin de France son patois. Le langage galvaudé est un art qui se savoure comme un bon vin, à pleine bouche, surtout quand on traîne dans la rue, au coin des bars. C’est le langage populaire. Et il a, finalement, tout d’une bonne recette culinaire locale : on y trouve des ingrédients venus de divers coins du monde. A la longue, bien sûr, il évolue. Car rien ne résiste à la force du temps. Mais il varie aussi d’un quartier à un autre.

Les quartiers populaires, d’ailleurs, n’ont rien d’homogène. Ni les prolétaires. Et encore moins leurs jeunes.

A une certaine époque, dans les années 1990, je traînais mes guêtres sur une certaine place, près d’une petite école. Celle dont j’avais rayé les tableaux noirs, à la demande des maîtres et des maîtresses qui m’apprenaient à lire et à écrire. Un endroit tranquille que cette place. Vers l’adolescence et jusqu’à près de trente ans, beaucoup de jeunes du quartier – enfants d’ouvriers, d’employés et de cadres moyens, mieux lotis que dans les cités – ont râpé leurs semelles sur son bitume grêlé.

Traîner : c’est l’essence de la sociabilité populaire masculine. Rien de plus important ! Le plus souvent, le temps qu’on consacrait à traîner était entrecoupé de quelques pauses : celles des sorties et des jobs. Voire, pour certains, des études. Traîner c’était, pour beaucoup d’entre nous, comme enfourcher un compas géant : on tournait autour d’un centre, encore et encore, celui de notre petit monde. Et de quoi était-il fait notre petit monde ? D’une constellation de potes… ou de collègues, comme vous préférez, attachés à un lieu.

Le monde des potes, vraiment, ça n’est pas rien, surtout quand on est jeune. Avec eux on apprend la rue et la ruse. Avec eux on apprend à vivre et… à perdre du temps. Je me souviens encore de ce qu’on faisait, comme si c’était hier. On parlait, on chahutait, on plaisantait, on fumait du shit souvent, on se saoulait parfois, on refaisait le monde. En bref, on macérait dans notre jus. Précisément, trois activités essentielles se détachaient de cette coulée d’habitudes « tranquilles ». La première consistait à s’insulter de la manière la plus métaphorique possible. Le gagnant était celui qui récoltait les rires du public au détriment d’un autre. Tous les registres y passaient, de la famille au physique. C’était, en quelque sorte, des joutes verbales. La deuxième tournait autour de la consommation et de la vente de shit, accessoirement d’autres drogues. Ces substances, parce qu’elles procuraient des sensations et de l’argent, suscitaient maintes convoitises. Grâce à cela, j’ai pu apprendre en observant les autres de quoi certains étaient capables. Le vice, la trahison et l’entourloupe font souvent bon ménage avec de nobles sentiments comme l’amitié (bien qu’il s’agissait surtout, maintenant que j’y réfléchis rétrospectivement, d’une chaleur humaine et d’une solidarité de circonstances)… Enfin, la troisième activité, relativement corrélée à la deuxième, consistait en la recherche de sensations fortes à expérimenter ou pour tromper l’ennui.

Le mondes des potes c’est souvent un monde en vas clos. Fait de frustrations. On s’en échappe parfois, momentanément, le temps d’un rare flirt, d’un boulot précaire ou d’une révision. Le monde des potes c’est aussi parfois la confrontation des jeunesses populaires, selon les quartiers, pour des affaires de regard, de shit ou bien d’honneur. Rien de nouveau sous le soleil… méditerranéen.

Le monde des potes ca n’a, finalement, rien de très folichon. Et, pourtant, je peux le dire, cette sociabilité masculine un peu particulière, dans laquelle certains s’impliquent plus que d’autres, voire y laissent leur âme, m’a souvent offert les plus belles tranches de rire qu’il m’ait été donné, jusqu’à ce jour, de goûter.

Au fil des ans, cette jeunesse qui dure, qui s’étire, qui vibre au rythme d’une croissance économique atone, en dents de scie, et qui se complaît dans un certain confort, celui de l’autarcie, finit par s’achever. On passe à autre chose. Enfin, certains gardent malgré tout encore un pied dedans. Marié, divorcé, avec ou sans enfant. En emploi ou chômeur. Peu importe. La propension à suivre ses penchants, le refus de l’effort nécessaire pour sortir de son milieu, etc., sont fréquents.

Et puis il y a chez quelques-uns la frime. Dans ma ville d’origine, souvent les milieux populaires rêvent d’argent facile, ils pensent réussite matérielle, mais d’après leurs propres normes. S’enrichir s’en s’élever. A sa manière. Pour les hommes, c’est par la voie de la ruse. Jouer les cadors, même à l’âge de raison, est un plaisir exquis. Aussi, l’image de soi, celle qu’on bâtit pour soi-même et les autres, au fil des mésaventures quotidiennes, ne peut pas s’écarter d’un tel modèle. 

Les coups tordus, les combines, la frivolité et les situations compliquées chez ceux-là  font le sel de la vie! Pour d’autres, ils sont vécus comme une fatalité. Quand on a été un « collègue », on le reste parfois pour longtemps…

Journal de Christobal : le commun des transports

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Adolescent dans une ville du sud, je fréquentais assidûment les transports en commun. Y fallait bien aller à l’école, à la plage l’été, se balader, etc. Or, comment faire sans permis de conduire et sans voiture ? Certaines distances ne se parcourent jamais à pied. En outre, mes parents n’aimaient pas les « deux roues ». Ils trouvaient que ça faisait désordre les traces noircies et les morceaux de viande rougie sur la chaussée fumante… Ils criaient haut, et surtout fort, qu’avant dix-huit ans, sur un « deux roues », on ne conduit qu’à ses risques et périls ! Surtout dans une ville où celui qui contrevient à la « loi »… locale est celui dont l’impudence va jusqu’au port du casque. Leur opinion n’a guère changé je crois. Faudra qu’un de ces jours je les remercie, car ils m’ont peut-être évité de finir avec un autre style de « deux roues », un « deux roues » en fauteuil, sans moteur et qui fonctionne à l’huile de coude… Et puis, pour leur bourse, à l’époque, c’était cher un « deux roues », alors plus la peine d’en parler. Je m’étais rapidement résigné à marcher et à raccompagner chez elles les filles en bus (pour celles qui le voulaient bien).

Des heures dans les transports en commun j’en ai, comme des millions de jeunes, passées, je peux le dire ! Il m’a fallu attendre quelques années avant de connaître les joies des embouteillages, de la conduite à risque et des réparations onéreuses, au volant d’une vieille guimbarde. Je prenais, en fait, surtout le bus. Seule l’Île-de-France offre, en effet, un large éventail de métros et de RER qui se déplacent comme sur une toile d’araignée. Le maillage territorial en province est surtout assuré par les bus. Malheur à qui ne possède pas de véhicule utilitaire ! Il n’y a, souvent, que les jeunes, les pauvres et puis les vieux pour en faire grand usage et pour pâtir des incidents récurrents et des grèves.

Plus tard, en arrivant sur Paris, je découvrais combien les transports en commun sont chronophages, mais aussi indispensables. En dépit d’incidents et de grèves chroniques, le réseau francilien, qui malheureusement vieillit, s’avère relativement efficace.

Drôle d’univers que celui-là en vérité ! Des millions de gens de toutes conditions sociales s’y croisent quotidiennement sans se voir, ou plutôt, font semblant de ne pas se voir. Le nez dans un journal, dans un livre, dans un mobile, dans un Smartphone, ou bien les yeux rivés sur le sol. Autant de pantins agités au bout d’une tige de bois, au rythme des secousses mécaniques des véhicules qui les transportent.

Il y a, en fait, dans les transports en commun parisiens, deux catégories d’usagers : la majorité qui veut qu’on la laisse tranquille et le reste, les provocateurs enjoués, les artistes souterrains (au sens propre comme sens au figuré), les mendiants, les racketteurs ou agresseurs chevronnés et les « agités du bocal ». Cet océan d’indifférence tranquille est donc souvent troublé par des scénettes amusantes, des échanges complices, des rires, des situations tendues voire exceptionnellement dramatiques. Quelquefois, je fus même surpris d’y trouver de la solidarité, du civisme, un peu d’héroïsme et de la politesse. Mais c’était bien trop rare à mon goût.

Un soir de 2010, je décidais de prendre un bus parisien. Le métro ça suffit ! Autant se donner la sensation de conduire un peu en regardant la circulation.  Et puis 20 mn de bus dans un quartier tranquille, c’est pas la mer à boire, pensais-je. J’étais avec une amie.

Depuis mes premières années d’expérience dans la pratique des bus en Provence, je savais, comme tout urbain non riche qui se respecte, ce qui pouvait arriver sur certaines lignes. Des embêtements. De temps à autre. J’avais aussi appris adolescent, à l’instar des autres usagers des transports, à balayer rapidement du regard l’espace intérieur du bus, en franchissant la porte dépliante, l’air de rien, afin d’identifier s’il y avait quelques « racailles » ou autres « fouteurs » de trouble et pour localiser où ils étaient assis. Généralement, on les trouve avachis vers le fond. On les évite donc dans la mesure du possible. Il faut dire que la provocation et la petite délinquance d’une partie de la jeunesse issue des milieux populaires sont récurrentes depuis 30 ans. A force de non-dits et de « trop-dits », de la part des experts et des pouvoirs publics, le fatalisme s’est installé chez ceux qui les subissent. Et puis le temps où des paysans et des ouvriers impulsifs, avec des mains comme des battoirs, cognaient sur les « morveux » insolents est révolu…  

Plus jeune, je savais aussi prendre un regard ou un air dur. Il fallait, en effet, dans ces situations, donner l’impression que je n’étais pas du genre à m’en laisser compter. Enfin, je me préparais parfois mentalement à l’affrontement possible: faire le fou ca peut marcher et rendre les coups aussi. Juste au cas où, bien entendu. A 17 ans, on est écartelé entre la peur et l’honneur. Aucune leçon de morale et aucune recommandation des adultes bien intentionnés (« surtout laisse-toi faire, c’est plus sage ») ne peuvent faire oublier l’amertume d’une humiliation physique. Certains savent la taire, ou bien la transformer en récit héroïque, voire en victoire. Il y a là quelque chose de vital pour l’amour propre. Car quand on grandit au sein d’un milieu populaire, la virilité qu’on affirme est comme une seconde peau. Dur-dur de s’en débarrasser. La peur et l’honneur… Voilà ce qui fonde l’expérience quotidienne et le stress d’une partie des adolescents issus des quartiers populaires et même au-delà. Le reste – telle l’angoisse face à l’avenir ou la société injuste, etc. – n’est que faribole ! Il se trouve malheureusement toujours quelque psychologue ou sociologue pour s’en faire l’écho.

Bref, tout cela je connaissais. Je l’avais expérimenté. Mais ce soir-là, il ne s’agissait que d’une incivilité ordinaire. Or, je ne sais pourquoi, je saisissais  pourtant avec une acuité particulière à quel point le job de chauffeur de bus pouvait être psychologiquement pénible. Comme quoi certaines prises de conscience ne sont possibles que si l’on est réceptif! Il ne suffit pas, en effet, de voir pour prendre conscience, bien que cela s’avère indispensable.

Des chauffeurs, j’avais une opinion plutôt négative. Adolescent, j’en avais effectivement connu des vulgaires, des peu serviables, des frimeurs occupés à papauter ou à draguer de ces femmes populaires fières de s’afficher, debout, à côté du volant, avec le « conducteur du bus » comme elles disaient… Je trouvais ça marrant cependant. Il n’y a que dans cette ville, pensais-je bien plus tard, qu’on joue les starlettes parce qu’on parle au chauffeur. Un vieux copain les appelait, d’ailleurs, les « poissons pilotes »…  

Leurs grèves m’exaspéraient aussi, aux chauffeurs, mais seulement passé l’âge d’en faire une occasion de déserter les cours. Car dans ma ville, bien avant Georges W. Bush et sa « guerre préventive », les syndicats avaient inventé le concept de « grève préventive ».

Enfin, je savais que de nombreux kinésithérapeutes faisaient leurs choux gras avec le « mot du docteur » que les chauffeurs désireux de s’arrêter de travailler un temps s’empressaient d’aller faire signer chez leur médecin habituel, ainsi qu’on va au marché.

Pour autant, je me permets ici de dédier ce récit en forme d’hommage collectif, non pas aux tires-aux-flancs, et sans justifer toutes les revendications syndicales, mais simplement pour manifester ma sympathie au commun des chauffeurs, qui bien souvent essuie les plâtres de la société.

Dans les quartiers populaires, en l’occurence, conduire un bus n’a rien d’une sinécure. Non pas que l’ambiance soit forcément délétère ou agressive. Mais parce qu’il faut toujours être extrêmement vigilant. Les bus sont, tout d’abord, fréquemment bondés. J’en ai pris quelques-uns qui desservent les quartiers populaires parisiens et la proche banlieue du 93, comme çà, juste pour voir, pour découvrir autrement que par les momunents et la marche à pieds ma ville d’adoption. Le dimanche, alors que les quartiers aisés de la capitale désespèrent de leurs habitants partis en week-end – hormis dans les zones touristiques où il y a foule – les quartiers populaires frémissent d’agitation. De fait, il y a du monde dans les bus.

Le chauffeur doit souvent zigzaguer entre les véhicules garés en double file, lorsqu’il y a des marchés par exemple. Il passe son temps soit à « piler » brusquement, comme si le bus hoquetait, pour éviter un « deux roues » ou un passant qui se faufile entre les véhicules, soit à ouvrir la porte en dehors des arrêts officiels. Du fait de la foule et des paquets que tiennent à la main les uns et les autres, quelques personnes ne parviennent pas à descendre suffisamment vite. Des « Ouvrez la porte chauffeur! » sont alors très souvent scandés en coeur.

Voilà pour les digressions. Comme les préliminaires en amour, j’aime à en abuser… Ce fameux soir de 2010 donc, le conducteur, qui s’arrêtait pour prendre des passagers, fit preuve de zèle en faisant son devoir.

Un jeune black, grand, vétu comme un rappeur, un balladeur posé sur les oreilles, s’engouffra sans poinçonner de ticket et sans faire tinter son pass. Le chaffeur l’interpella: « monsieur veuillez poinçonner votre titre de transport ou descendre, SVP! » La réponse fut aussi brêve que délicate: « eh c’est bon toi! » S’ensuivit un bref échange identique au précédent, qui dura plusieurs secondes. Puis le chauffeur s’énerva: « Puisque c’est comme çà, je ne repartirai pas tant que vous resterez dans ce bus! » Deux femmes, franco-maghrébines, la trentaine, à ces mots-là bondirent et interpellèrent le chauffeur. L’échange fut également vif. L’une d’elle exigea qu’il reprenne la route car c’était dimanche, qu’il était tard, qu’il fallait coucher les enfants tôt, que demain il y avait l’école, etc., tandis que l’autre lui asséna un terrible « vous êtes là pour conduire! » Mon amie interpréta cela comme un message subliminal du genre « ta gueule et conduis! »  Le mépris des classes populaires envers les classes populaires vaut bien, parfois, celui des élites…

Je commençais à bouillir, lorsque brusquement le jeune black décida de faire preuve de civisme et de se sacrifier: il bondit hors du bus, énervé, non sans avoir lâché de nouveau sa phrase favorite « eh c’est bon toi! ». Le trouble-fête héroïque étant parti, deux passagers plus âgés prirent parti pour le chauffeur tandis que les deux femmes continuaient de déblatérer: les conducteurs de bus ne sont bons qu’à faire la grève, etc. (Tôt ou tard fallait bien qu’on le leur ressorte, le coup des grèves, pensais-je à ce moment-là). Mal leur en pris, à ces deux vieux, car les deux harpies se défendirent bec et ongle. « S’il a envie de monter sans ticket çà le regarde, mais le chauffeur n’a pas à arrêter le bus », « y a des gens qui ne peuvent pas se payer un ticket de bus avec la crise », etc. Le calme revint quand je descendis à mon arrêt.

Je ne sais alors pourquoi, tandis que je rentrais chez moi, j’eus comme une bouffée de nostalgie en pensant à ma voiture. Celle que je conduisais dans le sud. Nostalgie vite étouffée, en vérité, par la nécessité de préserver notre mode de vie et notre environnement. On m’expliquait, en effet, de tous côtés, que la voiture polluait et qu’il fallait apprendre à s’en passer.

Qui paie ses dettes s’enrichit?

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Conversation improbable entre Ma Yu Lenfantbanane, une jeune franco-chinoise, étudiante dans une école de commerce et serveuse dans le petit restaurant parisien de ses parents durant son temps libre, et Olivier Rebellocrate, étudiant dilettante en lettres et membre actif de la CNT (Confédération nationale du travail), dans un café proche de la place de la Nation, alors qu’une manifestation étudiante s’achève, un jour de printemps 2011.

Olivier Rebellocrate:

Je te dis que les peuples n’accepteront pas la rigueur que les gouvernements européens vont leur imposer. Déjà les jeunesses espagnole et grecque commencent à bouger.

Ma Yu Lenfantbanane:

Ah oui, les indignés!  S’indigner c’est facile. On dirait des vieillards qui s’offusquent. Cette jeunesse ne sait que réclamer ou geindre. Mais elle n’a pas le courage de conquérir. Les « sitting » sont la révolte des paresseux… de l’action! 

Olivier Rebellocrate:

T’es révolutionnaire toi maintenant? T’as toujours été une élève modèle, sérieuse, pas contestataire. Je me souviens de toi au collège. T’es pas la mieux placée pour critiquer.

Ma Yu Lenfantbanane:

J’ai encore de la famille en Chine. Là-bas y a une vraie révolution… capitaliste! Globalement, le niveau de vie augmente. Même les ouvriers commencent à faire valoir leurs droits. C’est autre chose que les protestations de la jeunesse européenne oisive! Vous êtes des enfants gâtés… engendrés par des parents gâtés.

 Olivier Rebellocrate:

Les Chinois tombent dans le piège de la consommation. Tout beau, tout nouveau! On en reparlera plus tard! L’argent rend fou. Y a pas de raison qu’ils échappent à la règle.

Ma Yu Lenfantbanane:

En attendant, comment on fera ici avec la dette publique? L’Europe est condamnée à la rigueur qui dure ou à la cure d’amaigrissement brutale.

 Olivier Rebellocrate:

La dette c’est un faux problème.

Ma Yu Lenfantbanane:

Y a quelques années, c’est tout juste si elle existait pour toi. Aujourd’hui, c’est seulement un faux problème. Laisse-moi rire!

Olivier Rebellocrate:

La dette c’est la faute des banques!

Ma Yu Lenfantbanane:

Parle pour le Royaume-uni, l’Irlande ou bien l’Islande! Mais la France, la Grèce ou bien l’Italie n’ont pas attendu après les banques pour s’endetter plus que de raison. 

Olivier Rebellocrate:

Non, c’est la faute des banques je te dis! Si nous avions gardé le franc, nous n’aurions pas eu besoin d’emprunter sur les marchés ou auprès des banques en sollicitant, le plus souvent, l’épargne des vieux et des riches. Les banques ont fait commerce de notre endettement. Elles prélèvent des commissions quand elles prêtent de l’argent et elles spéculent sur les obligations d’Etat. La dette profite à ceux qui la possèdent et à leurs enfants qui héritent des obligations d’Etat: financiers, bourgeois, etc. On n’a qu’à refuser de payer les intérêts ou bien on n’a qu’à refuser de rembourser l’emprunt.

Ma Yu Lenfantbanane:

Si nous étions restés au franc, la Banque de France aurait dû régulièrement faire un chèque au gouvernement pour combler le déficit récurent depuis 30 ans. Ce qui revient à faire tourner la planche à billets. En bref, on aurait connu une inflation chronique mais sans la croissance économique suffisante pour l’amortir. Bonjour la baisse de niveau de vie. Je te rappelle que les 30 Glorieuses c’est fini depuis un moment!

Tu ne veux pas accepter qu’on ne puisse vivre éternellement au dessus de ses moyens. Et la dette…

Olivier Rebellocrate:

Je t’ai dit que la dette on la paiera pas! Et puis il y a toujours eu un peu d’inflation, même sans la planche à billets!

Ma Yu Lenfantbanane:

Refuser de payer! Tu vas faire cà comment? Avec tes petits bras musclés!

Olivier Rebellocrate:

Non, grâce à la pression populaire! Le bras armé du peuple!

Ma Yu Lenfantbanane:

Pffff! De toutes les façons, ne pas (tout) payer, je crois bien que c’est ce qu’envisagent à demi mot l’Eurogroupe et la Banque centrale européenne. Pour une fois, tous ces libéraux sont d’accord avec toi!

Je me demande, si cela se fait, qui sera le dindon de la farce? Les prêteurs européens ou bien les prêteurs asiatiques et arabes? Tu sais, en plus, ce que cela signifiera?

Olivier Rebellocrate:

La fin de la dette ou son allègement, tout simplement.

Ma Yu Lenfantbanane:

Cela signifiera que l’on ne nous prêtera plus d’argent pendant un bon moment, ou alors peu, ou bien encore à des taux d’intérêt prohibitifs! Plus question d’être une seule fois en déficit et bye-bye ta carrière dans la fonction publique ou ton futur emploi subventionné, tes arrêts « maladie », tes dépenses de santé…

Olivier Rebellocrate:

Hein? Tu racontes n’importe quoi! Refuser de rembourser fait surtout peur aux rentiers qui s’enrichissent grâce à la dette.Tant pis pour eux. Nous on a rien demandé.

Ma Yu Lenfantbanane:

Si! Tu as passé ta vie à demander! A tendre la main vers l’Etat. Comme tous tes amis rebelles, tu veux l’argent public pour toi et une bonne planque. Au fond, toi aussi tu vises une rente. Tu serais prêt à serrer la main des capitalistes que tu honnies s’ils pouvaient t’éviter la cure d’austérité. Mais ils chercheront à sauver leur peau et leurs économies avant les tiennes.

Olivier Rebellocrate:

Mais je… Ne m’associe pas à ces rapaces! Et puis, on pourrait aussi dévaluer massivement l’euro. Plus de croissance par les exportations, moins de dette… 

Ma Yu Lenfantbanane:

Dévaluer massivement l’euro c’est payer les créanciers en monnaie de singe! Cela n’est pas tellement mieux que de ne rien leur donner. Sauf qu’en plus il nous faudrait souffrir d’une forte inflation.

Olivier Rebellocrate:

Et alors? Au moins l’inflation touche tout le monde. Elle ne discrimine pas entre les riches et les pauvres. En plus, cela règlerait assez vite la question de la dette.

Ma Yu Lenfantbanane:

Ca m’étonnerait que la Banque centrale européenne soit de ton avis.

Olivier Rebellocrate:

Je me passe de son avis et de celui des autres pays. On peut très bien, s’ils ne veulent pas dévaluer l’euro, quitter la zone euro!

Ma Yu Lenfantbanane:

Cela implique de revenir à une monnaie plus faible. C’est bon pour les exportations, mais pendant combien de temps? Et d’ailleurs, les exportations suffiront-elles à doper suffisamment notre croissance économique atone basée sur la consommation intérieure et à amortir le poids de nos dépenses excessives? Permets-moi d’en douter. Et puis n’oublie pas que notre dette est libellée en euros…

Olivier Rebellocrate:

Et alors?

Ma Yu Lenfantbanane:

Il nous faudrait la rembourser avec une monnaie plus faible. Si nous revenions à un franc 6 fois moins cher que l’euro, cela multiplierait par 6 notre dette puisque nous devrions échanger des francs contre des euros pour payer. La facture énergétique (pétrole, etc.) et le coût des importations exploseraient aussi.

Olivier Rebellocrate:

Euh… Sauf si on refuse de rembourser. Et puis tous les économistes ne sont pas de cet avis concernant la faiblesse du franc si nous sortions de la zone euro. On  prendra la parité qui nous arrange.

Ma Yu Lenfantbanane:

Décidément.

Olivier Rebellocrate:

Il y a des solutions je te dis! Nous pouvons par exemple nationaliser la dette comme les Japonais. Ils rachètent les obligations de leur Etat avec leur épargne. Donc plus de problème avec les marchés. 

En outre, notre patrimoine national, toutes nos infrastructures, etc., valent  plus que notre dette. L’insolvabilité c’est du pipeau ma vieille!

Ma Yu Lenfantbanane:

Consacrer une partie de mon épargne pour financer la dette alors que je paie déjà des impôts pour en rembourser les intérêts, non merci! Je préfère dépenser mon argent pour mon avenir ou pour consommer, au moins cela sert la croissance. Demande au Japonais ce qu’ils en pensent vraiment.

Olivier Rebellocrate:

Pffff. Consommer encore et toujours! Jusqu’où cela-ira-t-il?

Ma Yu Lenfantbanane:

Quant à notre patrimoine national qui vaut plus que la dette, si tu veux vendre les meubles cela te regarde! Les Grecs ont d’ailleurs commencé…  à vendre Le Pirée à mes cousins chinois.

Olivier Rebellocrate:

Je disais çà pour rire. Pas question de rembourser! On paiera pas pour les banques! Et puis y a qu’à augmenter les impôts, ponctionner les riches, faire sauter les niches fiscales, taxer les revenus de la finance… Y a de l’argent en France!

Ma Yu Lenfantbanane:

Taxer les revenus de la finance, tu rêves! Si les Américains ne donnent pas le « la » pour commencer, qui le fera? Les Européens? Hi, hi, hi… Personne n’est d’accord avec personne dans cette Europe. Chacun a intérêt à tondre son voisin. Tu peux toujours courir pour une politique fiscale commune.

Olivier Rebellocrate:

Mais je…

Ma Yu Lenfantbanane:

Tu permets! Augmenter les impôts c’est croire qu’il suffit de remplir à nouveau les caisses de l’Etat. Mais si les dépenses continuent à progresser rapidement et que la croissance reste faible, comment fait-on? D’ailleurs, qui paiera ces impôts? Les riches? Ceux qui disposent d’avocats fiscalistes spécialisés dans l’évasion fiscale ou bien les autres? Taxer davantage n’est pas une panacée… 

Olivier Rebellocrate:

Mais c’est socialement plus juste.

Ma Yu Lenfantbanane:

Quand comprendras-tu que la dette est, dans le contexte actuel, davantage un problème de dépenses que de recettes!  

Olivier Rebellocrate:

Tu fais semblant de ne pas entendre ce que je dis.

Ma Yu Lenfantbanane:

Tu t’insurges au sujet des impôts et des niches fiscales, mais crois-tu que les dépenses sociales qui occasionnent la dette soient équitables? T’es-tu demandé dans quelle mesure les ouvriers et les employés du privé bénéficient du sytème de retraite et du système de santé?

Comme dit mon père, qui s’est fait tout seul depuis son arrivée de Chine il y a 40 ans: en France, ceux qui profitent le moins de l’Etat providence endetté sont aussi ceux qui devront mettre la main à la poche quand viendra l’heure de rembourser.

Olivier Rebellocrate:

Qu’est-ce que tu racontes?

Ma Yu Lenfantbanane:

Rien. Laisse tomber.

Olivier Rebellocrate:

 Cette situation ne peut pas durer. Tu vois bien que les peuples sont aux abois.

Ma Yu Lenfantbanane:

Lequels? Il y en a que j’entends aboyer, çà c’est sûr!

Olivier Rebellocrate:

Très drôle. De toutes les façons, nous ne serions pas dans une situation pareille sans la mondialisation… et les Chinois.

Ma Yu Lenfantbanane:

Tu es jaloux. Tu proposes quoi? De relocaliser les usines et de revenir à des produits beaucoup plus chers! Qui voudrait les acheter?

Olivier Rebellocrate:

Une autre mondialisation est possible.

Ma Yu Lenfantbanane:

Parle pour toi! Moi çà va très bien. Après mes études, j’ai comme projet de monter une entreprise d’import-export en lien avec la région d’où viennent mes parents. En Chine, il y a de quoi faire! C’est un pays de parvenus et non d’héritiers, au moins on peut partir à la conquête de son avenir.

Olivier Rebellocrate:

Nous y voilà. Tu défends tes intérêts futurs. Egoïste!

Ma Yu Lenfantbanane:

Au moins nous sommes deux.

Olivier Rebellocrate:

Et quand les Chinois verront leurs salaires grimper, que feront-ils? Tout cela ne durera pas!

Ma Yu Lenfantbanane:

Y en a encore pour un moment d’ici à ce que tous les Chinois vivent comme les Européens.  Ils ne resteront pas éternellement l’atelier du monde. Par la suite, il sera toujours possible de délocaliser vers le Sud-Est asiatique ou vers l’Afrique. Heureusement, la planète reste encore un océan de misère! Il y a tant de gens à faire travailler dur pour leur bien…

Olivier Rebellocrate:

Non mais alors là… Pffff… Y a pas à dire, le capitalisme est vraiment la marchandise qui se vend le mieux…

Leur conversation fut alors interrompue par une rixe devant la vitrine du café: deux policiers en civil plaquèrent au sol un jeune homme avec un coktail molotov à la main… pas encore allumé…

Expert… moi non plus!

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Conversation animée, un jour de 2011, entre Julie Bonsentiment, très investie dans la vie associative, et Sam Le Septique qui doute de tout, même de lui-même, dans un restaurant français, à Paris, où des Tamouls font la cuisine.

Julie Bonsentiment:

Heureusement qu’ils sont là les immigrés!

Sam Le Septique:

Pour faire de la cuisine française?

Julie Bonsentiment:

Sois sérieux! Tu sais bien ce que je veux dire.

Sam Le Septique:

Non.

Julie Bonsentiment:

Que l’immigration est nécessaire, bénéfique, que ces gens font le sale boulot …que les autres ne veulent pas faire! De plus, la population active va baisser. Ils nous sauvent. Il faut des bras pour l’économie! 

Sam Le Septique:

Et du travail pour les occuper…

Julie Bonsentiment:

N’importe quoi! La croissance démographique amène la croissance économique. Et nous avons besoin d’immigration pour pallier le déclin de notre population.

Sam Le Septique:

Comme toutes les généralités, c’est à la fois vrai et faux… 

Bien que je connaisse des exemples de pays très peuplés qui souffrent d’un chômage de masse,  je ne sais pas s’il en va de même pour les pays sous peuplés.

D’ailleurs, je ne suis pas sûr que le lien de cause à effet entre la démographie et l’économie soit simple.

Et puis…

Julie Bonsentiment:

Quoi?

Sam Le Septique:

Peut-être vit-on mieux si on est moins nombreux dans un pays ayant une croissance très faible et qui ne créé plus assez d’emplois?  Mais peut-être est-ce là aussi un raisonnement trop simpliste?

Julie Bonsentiment:

Je ne te le fais pas dire! De plus, qui prendra en charge le vieillissement de la population?

Sam Le Septique:

Ca ira mieux quand les vieux, actuellement nombreux et aux commandes de la société, commenceront à mourir. Ils ne représenteront plus une charge économique, le pays connaîtra d’autres problèmes démographiques et économiques – la population diminuera sans doute – mais plus celui-là.

Julie Bonsentiment:

Tu es horrible! Je devrais t’appeler Sam le cynique!

Sam Le Septique:

Le père mourra, le fils mourra, le petit fils mourra…

Julie Bonsentiment:

Qu’est-ce que tu racontes?

Sam Le Septique:

Un calligraphe japonais avait écrit cela sur un tableau pour un riche marchand. Celui-ci a failli s’étouffer en lisant ces belles lettres. Il a poussé des cris d’orfraie, mais le peintre l’a rassuré en lui disant: « ceci est une bonne sentence! Si votre fils meure avant vous ce sera terrible. Et si votre petit fils décède, alors vous et votre fils aurez le coeur brisé. En revanche, si la vie ce déroule comme il est écrit, vous l’accepterez. C’est ce que j’appelle la vraie prospérité. »

Julie Bonsentiment:

Ton histoire est jolie, mais n’enlève rien au fait que l’immigration est indispensable et bénéfique. Des experts, sociologues, démographes, économistes, l’affirment!

Sam Le Septique:

Des experts… certifiés conformes sans doute.

Julie Bonsentiment:

Parfaitement. Reconnus.

Sam Le Septique:

Et précisément que disent-ils?

Julie Bonsentiment:

Eh bien, il y a eu un article dans la presse économique sur le sujet récemment. Même les patrons semblent d’accord avec ce qui a été écrit. Pour une fois je m’accorde avec eux, alors que je me situe plutôt à l’extrême gauche.

Sam Le Septique:

Et donc?

Julie Bonsentiment:

Bon je résume. 

Premièrement, la France a peu d’immigrés (personnes nées ailleurs) en rapport à sa population totale. Beaucoup moins, en tout cas, que d’autres pays européens comme l’Italie ou l’Espagne où la proportion est plus élevée. En outre, depuis 1974, le solde migratoire annuel (différence entre ceux qui arrivent et ceux qui partent) est d’environ 100 000 personnes. C’est moins que dans d’autres grands pays industrialisés. Aussi bien en stock qu’en flux, la France ne se situe pas dans le peloton de tête!

Deuxièmement, les immigrés ne coûtent pas tant que çà. Ils ne pèsent pas sur les comptes sociaux, car ils sont peu représentés parmi les plus de 60 ans. De fait, ils bénéficient moins du sytème de retraite et de santé. Et comme, en plus, ils cotisent, ils rapportent de l’argent au pays.

Sam Le Septique:

Mais encore?

Julie Bonsentiment:

Troisièmement, réduire l’immigration ne ferait pas baisser le chômage. Les immigrés occupent des emplois plus pénibles que la moyenne et moins bien payés. Ils ne sont pas positionnés sur les mêmes postes que les chômeurs… euh… français.

Enfin, quatrièmement, l’immigration permettra de compenser le vieillissement de la population et la baisse du nombre d’actifs, comme je te le disais tout à l’heure.

Sam Le Septique:

Ok, à mon tour…

Il est évident que les immigrés ne sont pas ceux qui pèsent le plus sur les comptes sociaux de la nation puisqu’ils sont moins nombreux à profiter des retraites et des dépenses de santé (lesquelles constituent le cœur des dépenses de notre État providence). Cela étant, ils sont plus souvent au chômage, au RSA, etc. Mais delà à déduire qu’ils rapportent plus qu’ils ne coûtent c’est, selon moi, aller vite en besogne ! En effet, il existe des coûts indirects dont on peut, d’ailleurs, discuter la pertinence. Tous les fameux experts ne sont, à mon avis, pas d’accord sur ce point. Malheureusement, certains se font souvent entendre et d’autres moins. De fait, on finit par se faire du débat une idée tronquée.

Personnellement, j’ai du mal à me prononcer. Je pense que l’important n’est pas de savoir si les immigrés rapportent ou coûtent plus économiquement, ce qui s’avère très compliqué à établir, mais s’il est indispensable d’en faire venir actuellement et s’il est possible de définir une politique d’immigration et d’accueil qui ne soit, dans la mesure du possible, ni trop problématique, ni caricaturale, ni inhumaine. Car en politique, il n’y a, souvent, pas vraiment de solution ou de décision satisfaisante ! On fait au mieux à défaut de faire pire…

Julie Bonsentiment:

Oh! Quel pessimisme!

Sam Le Septique:

Je continue.

La France compte actuellement parmi les pays où l’immigration est la plus faible ! Et ce en flux comme en stock ! Là aussi, « mèèfie », comme on dit dans la ville d’où je viens. D’abord, jusqu’à quel point peut-on comparer la France, vieux et sans doute seul vrai pays d’immigration séculaire en Europe, avec la Suède, l’Espagne, etc., qui le sont devenus récemment ?

Ensuite, les chiffres ont leur limite. Tout d’abord en termes de flux entrants et de stock, il manque le surplus quantitatif lié à l’immigration clandestine qui, par définition, est difficile à estimer. En France on naturalise, de plus, beaucoup, donc bon nombre d’étrangers deviennent des Français. D’où ma question : le stock est-il le même si l’on prend en compte les naturalisations et la descendance des immigrés (les fameuses statistiques ethniques) ?

Enfin, flux et stock ne veulent, en soi, rien dire. Ce qui importe c’est de savoir si la population se transforme et dans quelle mesure. Imagine : 100 000 personnes arrivent d’autres pays (immigrés) et 100 000 personnes nées en France ou y vivant depuis longtemps s’en vont (émigrés). Le solde est nul, la proportion n’a pas variée. Mais, dans les faits, tout a changé ! Cette dimension qualitative ne semble pourtant pas préoccuper certains experts, même si les pouvoirs publics s’inquiètent des phénomènes de concentration sur le territoire qui posent de vrais problèmes et ne se résolvent pas d’un coup de baguette magique. On ne disperse pas les hommes comme les marchandises…

Julie Bonsentiment:

Tu as fini?

Sam Le Septique:

Nan! Les emplois occupés par les immigrés ne sont pas ceux des Français… Certes, mais là aussi c’est avec une assertion simpliste que l’on répond à la caricature du FN. Car c’est bien le FN qui fait peur à tous ces experts, non ?

Julie Bonsentiment:

Pffffff!

Sam Le Septique:

D’abord, il y a beaucoup de « non qualifiés » en France (d’où ce débat actuel sur l’efficacité et la pertinence du système éducatif français). Ensuite, selon certains, ces gens ne voudraient pas des emplois que les immigrés occupent. Ok, mais la question est : à quel prix ? Y-aurait-il autant d’emplois sous tension s’ils étaient mieux payés, mieux considérés et avec des horaires moins contraignants ? Ca vaut la peine de s’interroger, non ? Vu ainsi, l’utilité économique des immigrés prend une autre signification. Ils sont utiles, mais à qui ? A la France ou bien à certaines fractions du patronat qui peuvent ainsi conserver ces emplois en l’état ? Lorsque les immigrés font baisser les salaires sur ce type d’emploi, à qui cela profite-t-il ? Aux petits patrons (qu’ils s’agissent de « Thénardier » ou d’artisans écrasés par le poids des charges patronales) ? Aux grandes entreprises qui emploient des sous-traitants dont le prix des prestations repose sur l’exploitation de ces immigrés ? Ou bien aux catégories de travailleurs mieux lotis qui peuvent ainsi exiger plus ? Oui ? Non ? Si c’est vrai, c’est Merveilleux ! Continuons de les faire venir alors, sans nous poser de questions, en toute bonne conscience, et ce surtout si l’on fait partie des travailleurs mieux lotis… Quand la générosité de ceux qui ont de meilleurs emplois s’accorde avec leurs intérêts, comment ne pas s’en émouvoir…

Julie Bonsentiment:

Tu redeviens cynique.

Sam Le Septique:

A monde cynique, individus cyniques…

Julie Bonsentiment:

Excuse facile.

Sam Le Septique:

Oui, c’est vrai. Je termine.

Pendant un moment, on entendait souvent : il faudra absolument des immigrés pour nos retraites, c’est indispensable, etc. Version simplifiée d’une réalité plus nuancée. Maintenant, même la Commission européenne admet que les flux migratoires ne peuvent constituer une solution suffisante et satisfaisante, d’autant que les immigrés vieillissent aussi…

Julie Bonsentiment:

Je l’ai dit! Seulement pour compenser!

Sam Le Septique:

Justement. Cela devrait te rendre septique comme moi. Concernant les besoins en main d’œuvre, du fait de la baisse annoncée de la population active, l’Insee vient encore de revoir ses prédictions, et ce pour la troisième fois ! Alors, après avoir annoncée une baisse de la population active (nécessitant, bien entendu, une immigration compensatrice) dans les années 2010, elle a reculé la date vers les années 2020, puis récemment vers les années 2030 !

Julie Bonsentiment:

Que veux-tu dire ?

Sam Le Septique:

Méfie-toi des experts et de leurs prédictions, surtout quand ils vont dans le sens de ce que tu as envie d’entendre, et demande-toi sur quoi ils se basent et comment ils raisonnent.

En 1999, je m’en souviens très bien, un journaliste économique du Monde écrivait que le départ massif à la retraite des baby-boomers dans les années 2000, et la baisse de la population active qui en découlerait, impliquerait un recours important à l’immigration. Il annonçait que le chômage de masse disparaitrait en 2010… Entre temps, l’immigration s’est poursuivie : soit officiellement 100 000/200 000 entrées par an en moyenne, cà n’est tout de même pas rien, d’autant que bon nombre d’immigrés travaillent, même si on estime qu’il s’agit d’une immigration familiale. Par ailleurs, les baby-boomers ont commencé à partir à la retraite et… le chômage a considérablement diminué… comme tu peux le constater.

Julie Bonsentiment:

Pffffff! C’est malin ce que tu dis.

Sam Le Septique:

Beaucoup d’experts et de commentateurs ont souvent des partis pris ou des présupposés qu’ils ne remettent guère en question.

Au sujet de l’immigration, par exemple, je trouve absurde de partir de l’idée qu’à priori c’est forcément soit bon ou soit mauvais, et ce quels que soient le contexte socio-économique, l’échelle de temps, etc. Comme si l’immigration constituait un genre en soi et comme si on pouvait en mesurer toutes les conséquences!

Julie Bonsentiment:

Tu veux toujours avoir raison.

Heureusement, une serveuse black arriva, avec un plat de couscous (qui figurait à la carte du restaurant français), préparé par les cuisiniers Tamouls, et tous deux se régalèrent. Il y avait mieux à faire qu’à pérorer.

Journal de Christobal : jour de l’an compassionnel

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C’était peu de temps avant le jour de l’an… de grâce 2007. Le froid, la nuit, la routine terne d’une orgie programmée d’éclats de rire, de libations, de nourritures riches, de paroles futiles ou imbéciles, aussitôt dites, aussitôt oubliées, de susceptibilités froissées et de réconciliations de fin de soirée, etc., m’indisposaient par avance.

Une année de plus… ou bien de moins, tout dépend, en fait, si l’on est jeune ou vieux, c’est, pour moi, comme un anniversaire ! Je n’ai jamais compris ce qu’il y avait de réjouissant à le fêter. Aussi, j’avais décidé de me soustraire, cette fois-ci, à l’obligation rituelle de festoyer plus cher que d’habitude.

Une bonne action ! Voilà ce que je ferai ! On se sent utile quand on fait une bonne action. On se sent moins con aussi. Autant s’emmerder pour une bonne cause, plutôt que de dépérir seul dans son coin et ressasser son échec sentimental récent. A vouloir jouer les sauvages et à refuser la comédie sociale habituelle on finit triste. Et çà, vingt Dieux, je ne voulais point. 

Je sautais alors sur mon téléphone, comme sur une belle occasion, pour contacter des foyers de travailleurs pauvres et des associations spécialisées dans la misère des autres. Première surprise : nous étions nombreux, apparemment, à nous emmerder ! Ces institutions débordaient des sollicitations des naufragés du 31 qui, comme moi, voulaient éviter d’échouer sur les bords d’une table de convives souvent connus d’avance ou bien se retrouver seuls. Après quelques refus, je trouvais enfin un foyer de travailleurs pauvres, situé dans un quartier de classes moyennes votant à gauche, qui voulait m’accueillir moi et mes bons sentiments. Il m’avait fallu, certes, insister un petit peu : quelques bonnes âmes m’avaient, en effet, devancées. A Paris, décidément, même quand on veut rendre service il faut apprendre à faire la queue !

Le fameux soir S du fameux jour J, je me rendais donc d’un pas curieux pour dispenser toute ma chaleur humaine. Soirée intéressante en vérité.

C’était essentiellement un centre pour travailleurs pauvres. Or, certains bossaient le lendemain, n’avaient pas forcément le moral ou préféraient qu’on les laisse tranquille. Plusieurs se sont, de fait, couchés tôt. La fête du 31 est, apparemment, un concept bourgeois qui ne s’exporte pas partout…

Investis de notre mission salvatrice, nous étions prêts, nous les bénévoles, à faire le bien. En fait, à défaut de servir la soupe, il a surtout fallu danser et discuter avec les SDF qui ne s’étaient pas retirés. En bref, jouer les animateurs. Certains bénévoles ne l’entendaient pas de cette oreille, bien que prévenus par les associatifs. On veut aider, mais pas n’importe comment ! Ils sont alors partis après avoir participé à la préparation des toasts, pensant qu’ils étaient là avant tout pour cuisiner et pour servir à table les gens dans la misère. Quelle déception en effet ! Les sempiternels reportages télévisuels sur les bonnes actions de fin d’année ne montraient-ils pas des personnes brisées, avec un visage brûlé comme le désert, satisfaites et heureuses d’être repues et servies avec tant de dévouement ? Or, là que trouvait-on ? Des lieux envahis par d’autres bénévoles, dont certains se démenaient pour trouver quelque occupation urgente : passe moi le couteau que j’épluche, mince il n’y en a pas assez, que faire en attendant ?, en quoi puis-je être utile ? Etc.

Durant la soirée, les bénévoles étaient assez volubiles et les discussions allaient bon train. Pourquoi on est là ce soir (on en a marre des jours de l’an habituels, alors autant faire du bien), il faut combattre la misère, il faut aider, où va la France et pour qui l’on votera en mai 2007 à la présidentielle (opinion exprimée sous forme de sous-entendus bien sûr).

« Dans le 16ème la Croix rouge a organisé le 24 un repas pour 700 personnes, Guillaume Sarkozy et sa femme sont venus, ils ont amusé les gosses et évité les caméras, mais pas un seul type de gauche n’était là », lança une bénévole. Elle écumait, semble-t-il, les associations caritatives les soirs de noël et les jours de l’an. J’ai alors compris qu’en matière de bienfaisance, il existe des habitués, des connaisseurs, qui savent comparer la qualité des prestations et sont très attentifs à la considération accordée aux bénévoles d’un soir par les associations. Il faut, en effet, quand on veut s’investir, savoir choisir ceux qui sauront le mieux remercier l’élan du coeur…

20 heures sonna. Les bénévoles piaillaient dans la cuisine, peu sensibles aux vœux du Chef de l’État. « De toute façon on y aura droit à 13 heures demain ! » s’exclama joyeusement une bénévole qui n’écoutait pas, tandis que les SDF regardaient sans piper Jacques Chirac à la TV, certains très attentivement et silencieusement, d’autres un brin ironiques ou goguenards.

Vers 21 heures 4 jeunes filles maghrébines ont débarqué et ont apporté de la musique. Des élèves infirmières. Là, il faut bien le dire, elles ont su mettre de l’ambiance, les bougresses ! Pour peu qu’on les motive, quelques hommes s’enhardissaient et les invitaient à danser. Leur parfum me plaisait bien aussi à ces « beurettes ». A un moment, j’ai même envisagé une drague, histoire de repartir avec un numéro de téléphone. Après tout, ma bonne action méritait bien une récompense, pensais-je.

Quand 23 heures 30 arriva, il restait peu de SDF. Certains semblaient pressés de retrouver le calme et le sommeil, tandis que les bénévoles insistaient pour les retenir jusqu’à minuit. Il fallait bien respecter le rituel, mais je me demandais qui voulait faire plaisir à qui… Une fois les 12 coups retentis, les bises et les vœux aussi chaleureux qu’évanescents distribués, tous se sont éclipsés – untel pour dormir, untel pour sortir prendre l’air ou rejoindre d’autres gars de la rue, etc. – suivis des bénévoles. Et ce en moins de 10 mn. La messe était dite…

Où sont les 30-40 ans?

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Conversation générationnelle entre Jean La Niaque, vieux révolutionnaire sarcastique, et Petit prince (presque) naïf, trentenaire désabusé, au sommet d’une colline provençale au crépuscule d’une journée d’été 2011. 

Jean La Niaque 

Ce que mon passé de quarante-huitard[1] m’a appris, c’est que dans l’histoire les jeunes commencent les Révolutions en allumant les mèches, mais en définitive ce sont les gens âgés de 30 à 40 ans qui les font. En France, aujourd’hui, où sont-ils ceux-là ?

Petit prince (presque) naïf

Bonne question. Ils sont comme moi : paumés, en déclassement, occupés à « survivre » ! Ou bien ils sont en famille à lutter pour maintenir leur niveau de vie ! Ou bien encore ils sont « planqués », pépères, ou, enfin, ils sont engagés dans une carrière qui leur laisse peu de répit ! Une partie d’entre eux pensent comme leurs aînés. Les soixante-huitards ont fait des petits… Certains profitent même beaucoup de l’époque actuelle, mais je ne les crois pas très nombreux à s’enrichir.

Le confort de l’assistanat et de l’État providence, désormais financé à crédit, contribue, par ailleurs, à l’anesthésie générale. De plus, la politisation, dans le sens où elle consiste au développement d’une conscience de classe, a reculé ! L’analyse et l’action politique ont été remplacées par les faux-débats et par une espèce de salmigondis qui mélange compassion, morale chrétienne, thématiques creuses (diversité, parité, etc.) et manichéisme.

Jean La Niaque 

Mais encore ?

Petit prince (presque) naïf

Les institutions sont aux mains des vieux…

Jean La Niaque 

Je n’ai de cesse de le répéter !

Petit prince (presque) naïf

…comme toi !

Jean La Niaque 

Certes. Mais moi j’ai trahi ma classe… d’âge.

Petit prince (presque) naïf

Oui je sais. Mieux vaut trahir ses intérêts que ses idées !

Jean La Niaque 

Exactement. C’est ce qui distingue l’engagement politique sincère.

Petit prince (presque) naïf

En politique, il faut aussi savoir penser contre son milieu, n’est-ce pas ?

Jean La Niaque 

Bien sûr. Si tu veux que justice sociale soit faite et si tu prétends défendre les classes populaires alors que tu es issu d’un autre milieu social. Mais il n’y a rien de moins naturel.

Petit prince (presque) naïf

Cela s’applique aux rapports intergénérationnels j’imagine ?

Jean La Niaque 

Tu imagines bien. Aujourd’hui, les vieux ne peuvent pas défendre les jeunes, quoiqu’ils disent, à moins de trahir leurs propres intérêts économiques et sociaux. En revanche, de nombreux jeunes défendent les intérêts des vieux, sans en avoir conscience ou bien parce qu’ils espèrent en profiter plus tard, quand leur tour viendra. Mauvais calcul ! Pas sûr que ce jour arrivera et que leur vieillesse ressemblera à celle de leurs aînés.

Petit prince (presque) naïf

Oui, c’est vrai, les vieux soixante-huitards sont partout aux commandes. J’ai dit soixante-huitards, pas quarante-huitards ! Tu vois, je ne t’ai pas encore classé parmi mes ennemis de classe… d’âge.

Cette domination intergénérationnelle je l’ai vue, par exemple, dans l’ONG où j’ai travaillé pendant plusieurs années.

Jean La Niaque 

Raconte donc !

Petit prince (presque) naïf

Le directeur général a la cinquantaine passée. Il est actuellement occupé à flatter son égo avec ses maîtresses : 4 ou 5, occasionnellement, dont une belle jeune femme, salariée de l’ONG, arrivée en France depuis quelques temps, embauchée par lui, et qu’il aidera à renouveler son titre de séjour j’en suis persuadé. Il lui a déjà permis d’avoir un bureau personnel.

 Jean La Niaque 

Quel brave homme ! Le cœur sur la main et l’autre sur ses seins ! Il n’y a aucun mal à aider le Tiers monde. Il suit là sa vocation humanitaire de soutien à l’immigration et d’aide à l’insertion professionnelle.

Petit prince (presque) naïf

Comme tu dis. Cependant, cette activité ne lui prend pas tout son temps, alors il « surfe » sur le net et entretient ses contacts au PS pour 2012. Au cas où ses amis politiques le solliciteraient pour quelques services en échange de quelque nomination future. Il interrompt aussi régulièrement ses collaborateurs dans leur travail pour la rédaction de communiqués de presse insipides et d’exposés creux afin de continuer à exister médiatiquement. Mais il se désintéresse désormais de la gestion quotidienne de son ONG. Elle est laissée à mon ancien responsable de service, qui a pris du galon. Celui-ci doit assumer officieusement 2 postes: le poste de responsable du secrétariat général et celui de directeur général, puisque l’autre ne fiche plus grand chose.

Jean La Niaque 

La délégation du pouvoir c’est une chance pour la jeunesse !

Petit prince (presque) naïf

De l’ivresse du pouvoir, il ne connaît, en fait, que la gueule de bois. La griserie reste plutôt l’apanage du directeur.

Jean La Niaque 

Triste, en effet. Il n’a rien à sevrer. Mais s’il y trouve son compte et quelque satisfaction ou s’il a quelque ambition secrète, pourquoi le plaindre?

Petit prince (presque) naïf

Je n’ai pas fini. Un autre vieux « gaucho » est venu s’impliquer dans l’ONG. Haut fonctionnaire retraité, il s’ennuie. Du coup, il propose ses services 2-3 jours par semaine afin de gérer un dispositif connexe. En termes de bon sens, de décision et de carnet d’adresses, il a ce qu’il faut. Le directeur et lui s’instrumentalisent réciproquement, l’un pour le carnet d’adresses et les compétences, l’autre pour s’éviter la « mort sociale ». C’est sans doute mieux que la visite hebdomadaire chez le médecin.

Ce brave homme affable ne semble pourtant pas choqué par le fait de percevoir un salaire, en plus de sa retraite de Haut fonctionnaire, pour 2-3 jours de présence hebdomadaire, et de donner, du fait de son envie de s’occuper, du travail supplémentaire à mon ex jeune collègue de 24 ans, payée environ 1300-1500 euros net par mois. En janvier 2011, elle avait des semaines chargées. « J’ai du mal à le gérer, il part dans tous les sens, il a un projet chaque jour, il faut répondre à ses demandes en plus du cahier des charges », me disait-elle. Le même homme, il est vrai sympathique, me demanda l’an dernier, à l’époque du mouvement contre la réforme des retraites, alors qu’il m’apercevait en train de travailler à mon bureau : « vous ne faîtes pas la grêve ? »

Jean La Niaque 

Il s’est soucié de ce que sera ta situation dans 40 ans. Quelle prévenance ! Voilà bien encore un brave homme.

Petit prince (presque) naïf

Ironie du sort, plusieurs des jeunes de l’ONG défilaient ce jour-là contre Sarkozy et sa réforme…

Jean La Niaque

Qui osera prétendre que les enfants ne savent plus obéir à leurs parents de nos jours !

Petit prince (presque) naïf

Au fond, cela m’a fait prendre conscience de plusieurs choses.

Jean La Niaque

Oui, dis-moi quelle leçon politique tu penses en avoir tirée.

Petit prince (presque) naïf

J’y vois, tout d’abord, les deux figures des hommes de gauche issus de cette génération, plus ou moins impliqués en politique : la figure de l’exploiteur « cynique » poussé par son égo narcissique et celle de l’exploiteur « bienveillant » que sa morale empêche de mal se comporter en apparence.  A droite, évidemment, cela n’est guère mieux.

Jean La Niaque

Quoi d’autre ?

 Petit prince (presque) naïf

Eh bien j’y vois aussi l’illustration de cette propension d’une partie de la jeunesse à mener des faux combats qui la détournent de l’action politique utile pour ses intérêts à elle !

 Jean La Niaque

Tu en as parlé avec d’autres jeunes ?

Petit prince (presque) naïf

J’ai revu mes anciens collègues. Je leur ai alors dit crûment : « au lieu de défiler contre Sarkozy ou de vous indigner, terme à la mode depuis Stéphane Hessel, parce que Sarkozy expulse trois Rom vers la Roumanie avec 200 ou 300 euros en poche chacun, vous feriez mieux de vous battre contre ceux qui vous exploitent et que vous voyez tous les matins ! »

 Jean La Niaque

Que t’ont-ils répondu ?

Petit prince (presque) naïf

Il y a eu de l’étonnement d’abord. Certains ont ensuite acquiescé. Mais d’autres ne veulent pas entendre cela, me semble-t-il. La politique de l’autruche est plus simple. Et puis que faire quand on est isolé ou politiquement désorganisé? Vers qui se tourner? Vers les syndicats vieillissants?

Alors tu vois, pour répondre à ta question, où sont les 30-40 ans ?, je dirais qu’ils sont dispersés, tandis que les plus jeunes sont, eux, aliénés à leurs aînés. Je laisse de côté les « racailles de cités » qui, pour beaucoup, s’en fichent, pensent au fric et à la domination physique. Dans les banlieues, une partie de la jeunesse d’origine immigrée est cependant extrêmement battante, dynamique, valeureuse, travailleuse, mais aucun parti ne parvient à la mobiliser. Le NPA (Nouveau parti anticapitaliste) va chercher des « rappeurs-branleurs » ou bien, parmi les jeunes d’origine immigrée ayant réussi à rentrer dans la fonction publique, ceux qui raisonnent comme des syndiqués protégés… qu’ils sont devenus.

Bref, rien de réjouissant en perspective ! Les changements nous seront sans doute dictés de l’extérieur. Il n’y aura pas en France de « printemps arabe ».

Jean La Niaque

Hum… Il ne faut préjuger de rien. Je te préfère en Petit prince (presque) naïf qu’en Jacques le fataliste.

Et le soleil se coucha enfin sur cette colline du midi, avec l’espoir des lendemains qui chantent…


[1] Jean La Niaque n’est pas, en dépit de son nom à particule, d’ascendance noble. Il serait, selon ses dires, la réincarnation d’un ouvrier révolutionnaire parisien tué sur les barricades en 1848. Ce dernier lui aurait transmis le gène « du printemps des peuples ».