Par Christobal et Vida (un ami de Christobal)
Conversation fictive entre Christobal le procureur-vengeur et deux accusés : Jean-Yves Le Bienpensant, sociologue quadragénaire affilié au PS et Luc Bobojournaleux, journaliste de la même génération dans un grand quotidien plus ou moins de gauche.
Christobal est drapé de noir et étend ses bras comme une chauve-souris de mauvaise augure, que dis-je, un vampire assoiffé du sang de la revanche. Il parlera en son nom et ses accusés se tairont pour une fois. Cela les changera, eux qui, tels des puits de science, asséchés de bon sens cependant – les idées les ont quittés il y a fort longtemps – s’expriment régulièrement au nom des autres. C’est le privilège des experts mandatés : d’expliquer à tout le monde ce que tout le monde pense. Cette fois-ci, le mutisme seul leur tiendra compagnie, devant le procureur et le bourreau du cœur – Christobal juge et exécute la sentence en même temps, la division du travail en matière de justice il connait pas ! Nus comme des vers, Jean-Yves et Luc sont accablés. Ils ne comprennent pas, pire, ils ne veulent pas comprendre, eux qui disaient bien faire. C’est terrible ce qu’un homme peut souffrir quand son pouvoir le quitte et qu’il n’a pas appris à compter sur lui-même. Nulle position sociale, nulle bureaucratie et nul soutien médiatique ne viendront ici bas, dans ce lieu sombre et terrifiant, les secourir. Du haut de son glacé pupitre, grand comme un monolithe, Christobal a pointé sur le pauvre Jean-Yves et sur le pauvre Luc un doigt vengeur…
Christobal :
Vous allez vous décomposer, laisser de vos visages tomber des lambeaux, autrement dit perdre la face, comme arrosée de vitriol, celui de mes accusations. Tremblez mes petits Môssieurs, devant la force de mon courroux… coucou, comme disait Pierre Desproges qui aimait les chansons mexicaines !
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
…
Christobal :
Oui, car je vous accuse de faits très graves ! En voici la triste liste que je jette à vos tristes faces, trop sérieuses pour savoir en rire. D’ailleurs, vous êtes trop occupés: l’un à vivre sa carrière de sociologue engagé et dans sa tour d’ivoire enfermé, l’autre à jouer les journaleux en quête de dénonciations faciles!
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
…
Christobal :
Vous faîtes bien de vous taire. Il n’y a pas de droit de réponse. Pas de débat possible. A l’instar de vous, je ne le tolère pas ! Cependant, je n’ai guère besoin de déguiser mon aversion pour celui-ci dans de fausses polémiques, de fausses tribunes, de pseudo exigences académiques, en évitant de publier, d’ailleurs, ceux qui pensent autrement. Il n’y aura pas ici de fouetteur judiciaire, comme dans le procès du fameux Joseph K., Je vous couperais la langue tout simplement si vous ouvrez la bouche !
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
Je vous accuse, vous le sociologue, ainsi que vos pairs, de pratiquer une sociologie de la jeunesse des cités compassionnelle, ethnocentrique et orientée. Une sociologie qui ne tolère aucune contradiction, que l’on rabâche comme on récite une prière ! Vous avez, certes, le droit de penser ce que vous pensez, mais pas d’occuper tant d’espace, au point d’interdire quasiment à d’autres alternatives un droit de cité. Et vous le journaliste je vous accuse de soutenir tous ces savants !
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
…
Christobal :
Certains, parmi vos pairs, ont fait de l’insécurité un domaine d’étude ou d’exploitation journalistique prolifique. L’histoire de cette catégorie et l’analyse critique des statistiques de la délinquance étaient, je vous le concède, nécessaires. Mais l’étude approfondie de l’évolution des rapports ordinaires entre les jeunes des cités et les membres des autres catégories de la population française, ainsi que la manière dont les protagonistes les vivent au quotidien, ont été délaissées. Peu d’ethnographie ou de monographies pour en parler. Vous aviez déjà les idées claires ! Or, les contextes dans lesquels ces rapports prennent place sont très variés. Les choses se passent, en effet, différemment à l’école et dans les espaces publics, mais aussi selon que les rapports impliquent les enseignants, les travailleurs sociaux, la police ou le voisinage. Pas étonnant alors que l’insécurité ne soit dès lors pour vous qu’un fantasme, un syndrome de la Lepénisation des esprits ! Vous ne savez pas ce que tous ces gens ressentent au quotidien, ni comment ils interagissent. Quelques entretiens, statistiques ou études ponctuelles ciblées vous suffisent !
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
…
Christobal :
Grâce à vos soins, l’étude des discriminations et du racisme est devenue à la mode. On ne peut évidemment pas nier que ces jeunes sont confrontés à des attitudes discriminatoires, dans les lieux de sortie, quand ils cherchent un logement ou un travail, ou quand ils font l’objet d’un traitement policier et judiciaire. En outre, ils ont socialement peu de filets de sécurité. Les moyens que la société et les familles aisés déploient, par exemple, pour rattraper les erreurs ou les errements des jeunes bourgeois sont, en effet, sans commune mesure avec ceux déployés pour les enfants des classes populaires. D’origine immigrée ou pas d’ailleurs…
Mais le ressentiment qu’ils expriment et dont ils se servent au besoin n’est pas toujours sincère. Il peut aussi être repris et utilisé comme une rationalisation a posteriori d’actes de violence ou de délinquance. Les motifs des discriminations ne sont, en outre, dans les études, jamais vraiment donnés, ni réellement analysés. Il semble plus commode d’invoquer le racisme. Toujours à sens unique. Or, si pour cette jeunesse, des portes se ferment, du fait de discriminations ou d’inégalités sociales, des mains se tendent aussi : soutien, aide, voire favoritisme dans certains contextes. Malheureusement, vous et vos pairs ne semblez voir, à l’instar d’une partie de ces jeunes, que les portes fermées !
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
…
Christobal :
Tout cela se comprend aisément. Antiracistes par conviction humaniste (mais cet antiracisme présente des limites quand il s’agit de scolariser vos propres enfants), vous percevez ces jeunes comme des victimes du racisme au point de minimiser le fait qu’ils peuvent eux-mêmes avoir des comportements racistes (tout en ayant des discours antiracistes), ou faire un usage trivial des catégories raciales dans leurs rapports ordinaires, ou encore se présenter à l’occasion comme des victimes du racisme dans le but d’obtenir des profits ou des réparations. Pour finir, vous assimilez souvent à du racisme les déclarations hostiles aux enfants d’immigrés et les comportements d’évitement, sans toujours faire la part des choses entre hostilité réelle et exaspération, et sans vraiment confronter les paroles des acteurs à leurs actes.
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
Une autre question est totalement ignorée de vous : celle des transferts sociaux, des dépenses sociales et des fraudes. Qui bénéficie réellement de quoi et comment ? Cela reste un sujet tabou, comme si les gaspillages, la répartition inégale des ressources publiques et leur détournement n’étaient le fait que des hommes politiques, des entreprises, mais jamais des ménages ou des associations au service de cette jeunesse, voire des jeunes eux-mêmes !
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
Votre militantisme de chercheur ou de journaliste moralement hypocrite, d’autant que vous ne risquez rien, a étouffé d’autres approches possibles. Vos points de vue ont même alimenté un discours politique censeur qui a plus fait pour le racisme, que les racistes eux-mêmes ! Cela ne sert à personne, sinon à votre bonne conscience, et surtout pas les classes populaires immigrées et non immigrées ! Peu importe si aujourd’hui vous nuancez votre propos et écartez un peu de vos œillères, parce que votre discours rabâché se fissure. Le mal est fait. Enfin, malgré tout, mieux vaut tard que jamais…
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
On aurait pu, par exemple, s’intéresser bien plus tôt à ce que certains nomment la culture de rue. Ce genre de vie existe dans les banlieues, mais aussi dans les centres-villes, en bref au bas des immeubles et aux coins des rues. Il culmine durant l’adolescence, période de la vie où les garçons et les filles cherchent à affirmer leur indépendance vis-à-vis des adultes et sont en proie à une intense vie pulsionnelle.
Évidemment, les enfants des quartiers populaires, du fait de leur lieu d’habitation, de leurs fréquentations quotidiennes, sont malheureusement plus exposés à cette culture que ceux qui habitent dans d’autres contextes résidentiels. Pour autant, bien que née dans les cités, la culture de rue étend son influence au-delà des grands ensembles. Et elle s’avère d’autant plus encline à se diffuser qu’elle parvient à s’affirmer sans difficulté dans les espaces publics et semi-publics et dans certaines institutions. Certains jeunes issus des classes moyennes cherchent, par exemple, à s’encanailler et à jouer les durs. Ce genre de vie exerce réellement de la fascination auprès des jeunes, mais pas tous. D’ailleurs, même au sein des quartiers pauvres, la jeunesse est hétéroclite. En bref, c’est à la fois de la complexité, de l’autonomie, de la force et de l’hétérogénéité des codes de la rue dont il aurait fallu rendre compte plus souvent, plutôt que de parler de domination sociale sans arrêt ou de ne voir dans cette culture de rue qu’une simple réaction de défense.
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
Combien de travaux américains sur les ghettos avez-vous ignoré ? Combien de livres dont les conclusions vous dérangent ? Est-ce ainsi que l’on construit la science ? Et l’évolution du contrôle social de la jeunesse en général, et de cette jeunesse des cités en particulier, pourquoi ne pas l’avoir étudiée davantage ?
De nombreux auteurs réfractaires aux politiques de répression, perçoivent de manière univoque une tendance au durcissement du contrôle social. Mais les choses sont plus variées et plus complexes qu’il n’y paraît. La police (qui comprend des catégories de personnels aux métiers très différents) n’est pas seule au contact de ces jeunes. D’autres institutions et acteurs sont présents sur le terrain, tels que les personnels scolaires, les travailleurs sociaux, les gens du voisinage, les commerçants, les membres d’autres institutions, les parents, les aînés. Toutes ces catégories, toutes ces personnes, n’exercent pas le contrôle de la même manière. Et les évolutions sont variées, voire contradictoires, les interactions compliquées.
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
Mais là encore vous n’accordez de l’importance qu’à la répression qui vous indigne ! D’ailleurs, celle-ci n’est pas totalement arbitraire. Elle est une réponse, maladroite parfois, à un vrai problème. La culture de rue repose essentiellement sur la force, la ruse, l’honneur et la réputation, à travers la confrontation et la compétition entre des jeunes livrés à eux-mêmes. Chacun cherche à s’affirmer et à exister de la sorte. Elle produit chez les plus impliqués des jeunes des ego forts et ombrageux, fascinés par la figure du dominateur, sur fond de virilité exacerbée. Ils sont des candidats parfaits au rôle de chef de bande.
Actuellement, il semble que ces ego et ces comportements ne trouvent plus vraiment de limites. Les jeunes les plus durs font à peu près ce qu’ils veulent au domicile familial, où ils passent peu de temps : la vie est ailleurs avec le groupe de pairs. Ils paraissent en mesure de s’imposer à l’école. L’absentéisme et l’indiscipline triomphent dans bien des établissements populaires. Enfin, ils se comportent en maître dans les espaces publics : généralement, les membres des autres groupes sociaux se taisent et préfèrent éviter les affrontements. En définitive, durant un laps de temps assez long pour certains jeunes, aucune institution ne s’avère en mesure de leur imposer ses normes et de contrer l’influence que la culture de rue peut avoir sur eux. Seule la police, qui arrive en fin de chaîne, est capable de poser des limites, en faisant usage de la violence, soit dans le cadre de la loi, soit même en outrepassant ce cadre. Ceci alimente évidemment une hostilité réciproque et une logique de surenchère.
Le vide laissé par le monde du travail et les organisations ouvrières, ainsi que la faiblesse des autres institutions permet donc à la culture de rue de s’affirmer davantage, qui plus est dans un contexte sociétal de grande tolérance vis-à-vis de l’individualisme, de liberté prise à l’égard des règles de civilité et de consumérisme qui attise les désirs matériels.
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
Les « racailles » ou les « cailleras » ont mieux compris que d’autres les règles du jeu social ; des règles que ne renierait pas une certaine bourgeoisie : le cynisme, la force et le paraître, dont ils savent user abondamment. Il suffit de les observer de retour au « bled », par exemple, en été, pour se rendre compte que leur arrogance et leur frime devant les autochtones n’a rien à envier – même si elle s’exprime dans un style bien particulier, souvent très tapageur – à celles des plus superficiels et des plus méprisants parmi les « golden boys ».
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
Comme la culture des rues émane souvent de jeunes garçons relativement pauvres issus de l’immigration, nombreux sont ceux, parmi les membres des autres groupes sociaux, qui associent ensemble la délinquance et le critère de l’origine étrangère, voire aussi les critères du milieu social, de l’âge et du sexe. C’est ainsi que le « jeune arabe des cités » ou le « jeune noir des cités » est devenu, dans les représentations communes, un personnage potentiellement menaçant, et ce même quand il est calme, ou peu impliqué dans la culture de rue. Il suffit qu’il ressemble, par son type physique, certaines de ses manières et son style vestimentaire, aux plus durs ou aux plus délinquants. C’est également de cette façon que se crée une ethnicité négative, car les comportements provocateurs et agressifs sont associés à l’origine étrangère autant, voire plus, qu’à la classe sociale par une partie des membres des autres groupes sociaux. De fait, en se comportant de la sorte, ces jeunes finissent par alimenter la stigmatisation ainsi qu’une mise à l’écart qu’ils vivent mal et qui est susceptible d’amener d’autres provocations en retour.
Ils peuvent aussi être tentés de se définir sur la base de leur origine étrangère face aux autres. D’une part, ils vivent dans des banlieues où les immigrés sont nombreux et concentrés ; d’autre part, ils sont souvent jugés d’après ce qui est immédiatement visible – leur apparence – et ils disposent de discours médiatiques sur la question des discriminations, du racisme, etc., notamment les vôtres, dont ils peuvent se saisir pour donner un sens racial à leur situation. L’hostilité marquée envers la France, voire la haine, chez les plus extrêmes, et les diverses manifestations symboliques qui revendiquent et affirment la différence culturelle, signalent une certaine radicalisation de la situation, même s’il ne faut pas tomber dans le catastrophisme.
En bref, nous avons besoin d’enquêtes sereines, qui ne s’attachent pas tant à analyser les discours (souvent biaisés) recueillis en entretien qu’à collecter des faits de la manière la plus directe possible. Des enquêtes par observation pourraient être menées de manière systématique dans les espaces publics ou dans les quartiers populaires. Et davantage de comparaisons devraient être faîtes avec la jeunesse populaire qui vit dans les pays d’origine des parents. Au lieu de cela, avec vos pairs, vous n’avez su que parler de racisme, pour mieux le dénoncer. Pas une once de terrain, pas une enquête, pour peu qu’elle s’avère empirique, n’échappe en France à votre sociologie « morale » ou à votre journalisme « moralisateur ».
Jean-Yves Le Bienpensant et Luc Bobojournaleux :
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Christobal :
L’étude des institutions et des professionnels du traitement de la jeunesse populaire implique de prendre en compte leurs intérêts. Ces institutions ont leurs spécificités, mais elles ressemblent à toutes les organisations, dans le sens où elles agissent et font leur possible pour se maintenir, se perpétuer, se développer, augmenter leur emprise, trouver des clients, les conserver, etc.
Il en va de même pour les professionnels. Leurs métiers ont des particularités, mais ce sont des travailleurs comme les autres, qui défendent des avantages acquis, qui cherchent à améliorer ou à conserver leurs revenus, leurs conditions de travail, et qui font preuve, pour cela, d’un certain esprit corporatiste. D’ailleurs, les discours les plus convenus de ces professionnels confondent souvent l’intérêt général, l’intérêt des jeunes et leurs propres intérêts de travailleurs au sein d’institutions qu’ils défendent par la même occasion. Mais qu’importe, depuis quelques années, vous préférez vous lamenter sur la baisse des moyens – par ailleurs discutable sur le long terme – plutôt que de regarder de près ce qui se passe.
Jean-Yves Le Bienpensant :
Vous me caricaturez moi et mes amis, vous simplifiez, vous n’avez pas tout lu ! C’est une parodie de procès ! D’ailleurs qui êtes vous pour juger ? Qu’avez-vous fait vous-même ?
Luc Bobojournaleux :
La critique est aisée… Moi, je suis allé voir, j’ai vérifié mes sources, je…
Christobal :
Je caricature, je simplifie, je suis de mauvaise foi et pas le mieux placé ? C’est bien possible. Mais vous n’êtes pas lavés de toutes mes accusations pour autant. Ce procès, une parodie ? Bien évidemment. Quelle importance ! Pour l’instant, ce qui compte c’est que vous avez parlé, contesté, et ce malgré mon interdiction et mon avertissement.
Alors le cruel Christobal bondit de son pupitre tel un fauve, un couteau aiguisé à la main, et trancha d’un coup sec la langue du pauvre Jean-Yves et celle du pauvre Luc, après leur avoir ouvert la bouche de force en leur serrant le Kiki. Nos deux amis ne diront jamais plus ni vérités, ni bêtises…