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Torts partagés

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Dring, dring ! Ca sonne encore, ca sonne toujours. Les appels, je vais les enchaîner jusqu’à ce soir. Au bout du fil, le «client » s’angoisse, le client exige, le client s’énerve. Tous différents et en un sens tous semblables qu’ils sont les clients, un peu comme les figures laiteuses ou farineuses du mime qui rit, qui crie, et pi qui pleure… Le job en lui-même s’avère assez rébarbatif. Certes, il y a régulièrement des cas intéressants, je veux dire des cas qui vous font vous creuser les méninges et brisent le carcan de la routine. Heureusement ! Cela permet d’échapper à la torpeur intellectuelle, à l’abrutissement progressif et à l’insidieuse langueur monotone des violons de l’autonome qui dans mon cœur raisonnent… Hum, je veux dire à l’insidieuse langueur que la répétition de tâches sommaires finit par engendrer. Quand cette langueur pénètre profondément le cerveau, celui-ci se met en veille et l’on devient rapidement paresseux. Aussi, le moindre effort que la nouveauté vous demande vous arrache un soupir. C’est alors qu’il vous faut en prendre conscience : vous êtes engagé dans un processus de momification de l’esprit, vous vous fonctionnarisez.

Mon job, il repose très souvent sur l’abduction. Vous savez, ce mode de raisonnement cher aux épistémologues. L’écrivain italien Umberto Ecco le décrit ainsi : sur une table il y a un paquet sans inscription ouvert dont on ignore le contenu et, à côté, une poignée de haricots blancs. L’abduction consiste à relier des éléments concrets en s’appuyant sur la déduction (déduire un fait d’une hypothèse préalablement posée) et sur l’induction (tirer une conclusion plus générale d’un fait). Ce mode de raisonnement hybride suppose, dans l’exemple pris par Ecco, que l’ouverture du paquet et les haricots déposés sur le bois de la table sont unis par un lien de causalité et aboutit à la conclusion qu’il s’agit d’un paquet de haricots blancs, même si l’emballage ne le précise pas1. Le talentueux romancier rital compare l’abduction à la « méthode du détective ». En ce qui me concerne, chaque jour « j’abduque » et parfois aussi j’éructe quand les clients deviennent odieux car il est, dans ce travail, toujours question d’argent à leur verser ou à leur reprendre. L’abduction que je pratique, à l’instar de mes collègues, n’a rien d’une sinécure. Il faut, en effet, savoir relier entre eux non pas deux mais plusieurs indices pour comprendre la situation et lui apporter une réponse. Précisément, il faut savoir lire le dossier informatique en interprétant les traces laissées par d’autres (ce qui implique diverses manipulations informatiques avec des fonctions à retenir), et ce tandis qu’il y a parfois des « bugs » susceptibles de «brouiller les pistes » (que l’on finit par mémoriser). Mais il faut également deviner ou connaitre les habitudes de travail de ceux qui ont eu à traiter le cas auparavant (ce qu’ils doivent faire en théorie et ce qu’ils font réellement). La prise en compte de ces différents éléments aide à comprendre la situation problématique, compte tenu de la réglementation complexe en vigueur – qu’il faut avoir en tête ou à portée de main – et de ce que le client raconte quant à ses démarches. Tout cela nécessite donc de posséder un sens du raisonnement logique relativement développé, notamment parce qu’il faut être capable d’articuler différents niveaux d’informations (informatique, verbal, réglementaire, etc.), ainsi que de la mémoire. Avec la pratique et la répétition des cas, dont l’éventail n’est pas infini, la compréhension des situations et la résolution des problèmes deviennent aisées. A la longue, un agent expérimenté traite un cas complexe en cinq-dix minutes. Il a appris à penser vite et à regarder l’essentiel. Il connaît les cas de figure les plus fréquents. Las, tous les agents n’y arrivent pas forcément ou, en tout cas, y parviennent insuffisamment. Plus que la vitesse, c’est la compréhension de la situation et la lecture du dossier qui posent problème. Certes, la formation dispensée s’avère actuellement trop courte et limitée, n’en déplaise à la direction. Mais l’attitude pro active ou, malheureusement, passive des agents pour apprendre par eux-mêmes joue aussi un rôle déterminant.

Personnellement, ce job répétitif « d’agent hautement qualifié » comme le stipule ma fiche de paie, ou si vous voulez d’OS des temps modernes informatisés où les services publics et privés dominent, je ne le trouve pas particulièrement pénible. Etudiant, j’ai connu pire sur les chantiers l’été. Pour autant, il finit par peser, nerveusement parlant, dès lors que l’on travaille sérieusement, cela va s’en dire. Nous sommes tous des tyrans en puissance ! Et plus encore quand nous nous présentons en tant que client préoccupé par notre seul problème ou en tant qu’ayant droit. Le contact avec le matériau humain ça use, ça use, plus que les km à pied… J’ai ainsi, au bout du fil, des gens de bonne foi, et/ou en grande difficulté, des gens exaspérés à tort ou à raison par les scories de l’institution, des gens qui veulent régler leurs comptes avec la dite institution, se défouler ou occuper leur temps en cherchant un prétexte de querelle – Don quichotte ne combattait-il pas des moulins à vents – des ayants droits « nouvelle génération » c’est-à-dire des partisans du « j’ai droit à » ou dont Philippe Muray disait qu’ils ont pour seule ritournelle « le droit à des droits », des psychopathes agressifs ne supportant aucune frustration (il faudrait leur poser un RDV à la minute), des analphabètes, des non francophones (le tiers monde migratoire surreprésenté en Île-de-France), des roublards, voire des escrocs, à la recherche de la moindre faille réglementaire à exploiter, etc. De quoi vous faire aimer la compagnie des hommes. Misanthropie, quand tu me tiens ! Passer son temps à prendre sur soi, à relativiser la conduite de ses semblables, cela ne vous ouvre guère le cœur. Si certains clients m’émeuvent ou m’amènent à faire preuve d’empathie, d’autres m’agacent carrément ou suscitent chez moi un profond sentiment de mépris à leur égard.

Autre aspect négatif : l’ambiance au travail. Si je devais de ma plume faire un couteau utilisé pour la peinture et tailler sur la feuille, comme l’artiste zèbre la toile avec sa gouache épaisse, un portrait à grands traits de mes collègues, je procèderais comme il suit. Je dirais, tout d’abord, que le contexte professionnel qui est le mien se divise en deux. Il y a ceux qui jouent le jeu et ceux qui font semblant et ne sont là que pour profiter ou tirer avantage de l’entreprise qui les a embauchés. Un constat ô combien classique dans le monde du travail. Dans mon entreprise, celui qui ne fiche rien ne souffre d’aucune sanction. Dans certains cas, il peut même en tirer avantage en termes d’évolution de carrière. Drôle de contexte, en vérité, où certains parmi les tires-au-flanc semblent avoir flairé, bien avant d’être embauchés, la possibilité d’en faire le moins possible et sans risque. Ceux-là, on les repère assez vite. Ils sont entrés dans la boite pour se la couler douce d’une manière parfois scandaleuse. Demandez donc un peu aux docs, aux prescripteurs d’arrêts maladie en tous genres, dont les fameux formulaires à trois feuilles 33-16 garniraient une forêt de chênes dénudés tellement ils sont nombreux, ce que cette précieuse clientèle de malades imaginaires et/ou occasionnels leur apporte ! Faut bien l’avouer, il y a de quoi décourager les bosseurs et travailleurs honnêtes.

Le laisser-aller instauré par ceux qui ne jouent pas le jeu s’explique, selon moi, par deux causes principales facilement identifiables, en tout cas à l’endroit où je bosse : le recrutement récent et le laxisme coupable de la hiérarchie. En faisant dans la diversité et le « social » les géniaux recruteurs ont obtenu le meilleur pour le pire. Le meilleur car une partie des jeunes et moins jeunes des banlieues font preuve de sérieux et de capacité d’adaptation. Le pire car dans le lot une autre partie a gardé l’aspect négatif de la « mentalité de la cité » : profiter, louvoyer, parler mal, refuser tout effort, etc. C’est ainsi que des jeunes habitués à vivre selon leurs règles depuis l’école font avec ce job leur véritable entrée dans le monde du travail (en CDI) et découvrent là aussi un univers laxiste qui, véritablement, ne leur impose pas grand-chose. Nous allons dans le bon sens, me dis-je parfois… Ces nouveaux employés d’un modèle particulier sont même, pour certains, recrutés par les syndicats en manque de troupes ou toujours prêts à grossir leurs effectifs. Pour qui aime le mélange des genres, c’est intéressant ! Rendez-vous compte, le prolétaire nouveau, tout comme le Beaujolais, est arrivé ! Un être hybride un peu racaille et facilement converti à l’esprit corporatiste et syndical dans ce qu’il a de pire (l’argent public c’est pour moi ! Toujours plus de droits mais aucun devoir !). Un être qui considère qu’il n’est pas au service du public (son entreprise a, en effet, une délégation de mission de service public) mais plutôt que le public doit être à son service. Tout cela évidemment se traduit par un manque flagrant de conscience professionnelle et un incivisme récurrent : on raccroche au nez des clients, on fait semblant de prendre l’appel mais on le bascule vers le serveur vocal jusqu’à ce que l’interlocuteur découragé ne raccroche de sa propre initiative, on répond à la limite de la politesse, on donne des informations erronées, on grappille des minutes qui deviennent des heures en trichant avec la badgeuse et on multiplie les pauses « cigarette », etc.

Au fond, tout cela ressemble à une sorte de « corruption » sociale et morale, que l’on retrouve ailleurs, donc qui se généralise, avec cette nouveauté désormais : une partie de la population salariée, cadre et non cadre, qui ne veut plus travailler ou désire en faire le moins possible (le salaire est acquis, mais pas le travail) s’en cache à peine. Dès lors qu’il s’agirait d’une résistance face à une exploitation éhontée ou d’une réaction d’écœurement face à des injustices internes flagrantes, je le concevrais aisément. Mais quelle surprise de constater, dans les exemples directs ou indirects qui se sont offerts à moi, qu’il s’agit souvent de « rentiers » – au sens le plus néolibéral qui soit : investir de son côté un minimum mais rechercher un gain maximum – dont la situation concrète ne me tire pas de larmes.

L’encadrement en est conscient. Il sait et désapprouve sans doute mais ne fait rien ou pas grand-chose. Le « pas de vague » a force de loi. Tant que cela se limite à quelques dérapages contenus et à une immense crise de flemme, pourquoi s’en inquiéter davantage ? Et pi, certains jeunes ont compris : il faut copiner. Ca aide, le copinage. Ca rend plus indulgent l’encadrement. De toute façon, le taux de décrochés s’avère plutôt bon. Très important ça, les indicateurs quantitatifs ! Qu’on soit petit ou grand cadre, on joue en partie sa carrière et surtout ses primes généreuses sur le quantitatif, les sacro-saint indicateurs que l’on vénère comme des icones ou comme des idoles et qui, à l’instar du zèle dans la pratique des rituels religieux, font oublier par la forme et l’ostentation les manquements sur le fond. Sont rationnels les cadres. Ils auraient tout à perdre à remettre de l’ordre, à transpirer et à se faire des ennemis en endossant le mauvais rôle.

Voilà pourquoi la seule question qui vaille d’être posée l’est du bout des lèvres : celle de la qualité du service rendu. Dans le secteur des services et particulièrement celui du service public, la qualité, autrement dit la résolution des problèmes et la satisfaction du client, s’avère fondamentale, car elle justifie l’utilité du service proposé même si celui-ci n’a pas toujours de finalité commerciale. Certes, on ne peut pas tout ramener à la qualité, il faut aussi prendre en compte un aspect productif incontournable et nécessaire, mais dans cette entreprise, le quantitatif et la multiplication des normes et des indicateurs l’emportent. Direction et syndicats tombent au moins d’accord sur un point : la qualité on en parle, mais dans les faits on évite de creuser cette thématique car cela reviendrait à s’intéresser de trop près au travail des agents… Imaginez donc le scandale en ce qui concerne, par exemple, mon actuel lieu d’affectation, une plateforme téléphonique, dont l’un des objectifs officiels est de soulager l’accueil en agence, si l’on découvrait que, finalement, la complexité des procédures et la médiocrité du travail de certains agents loin de soulager alourdit, en fait, la tache d’accueillir les personnes sur les sites ? Cette question pourtant je me la pose depuis le début de ma prise de poste, moi qui ai connu le travail en agence. Je suis incapable d’y répondre. Personne d’ailleurs. Je ne crois pas qu’une évaluation qualitative, pourtant faisable (j’ai quelques idées sur le sujet), soit à l’ordre du jour…

Il flotte comme un parfum de gai fatalisme quand j’arrive sur mon lieu quotidien de travail. Des cadres plus ou moins résignés et plus ou moins carrés dans leur travail, lucides mais qui trouvent quelques avantages à la situation faute de mieux, le disputent à des employés plaintifs ou râleurs à tort et à raison : qui écœuré de travailler sérieusement dans cette ambiance, avec un arrière goût d’amertume au fond de la gorge : ici, le mérite ne paie pas, qui sans perspective d’évolution réelle (les postes intéressants et/ou bien payés sont déjà pris) opte pour en faire le minimum, qui a compris que fumiste ou pas le résultat serait le même voire qu’il s’avère peut-être plus avantageux de tirer-au-flanc, qui veut changer d’affectation mais à côté de chez lui seulement ou bien à condition de ne pas voir le public et rumine sa rancœur de ne pas obtenir satisfaction : après tout certains pistonnés ont eu gain de cause alors pourquoi pas lui…

Quand une entreprise ressemble à un mastodonte difficile à bouger, où paradoxalement les choses changent souvent en termes d’organisation interne, où le pouvoir est à la fois centralisé et éclaté, où les acteurs et les intervenants sont multiples et nombreux, où les normes de contrôle fleurissent telles des primevères au printemps mais où la sanction constitue l’exception plus que la règle, où une pluralité de postes permet de recaser une légion de personnes dont il est difficile de mesurer l’utilité, les responsabilités finissent par être diluées et tout le monde a intérêt à ce que rien ne change sauf ceux qui pâtissent vraiment de ce fonctionnement (salariés consciencieux recrutés récemment et mal payés, salariés affectés dans un service ou dans une agence dont la gestion locale apocalyptique rend le quotidien particulièrement pénible, etc.). Comme avec le naufrage économique de la Grèce, les torts sont souvent partagés.

1- Déduction : le paquet sur la table étant ouvert, les haricots posés à côté en proviennent probablement. Induction : puisque les haricots sont blancs, on a sans doute affaire à un paquet de haricots blancs. L’abduction combine ces deux modes de raisonnement logique en procédant par étape.