L’a les yeux qui commenceraient presque à rougir Ate le kabyle, ainsi qu’il aime à s’appeler parfois en plaisantant sur son origine. Il retient son émotion qui ne demande que çà de jaillir. Moi, penaud, je le laisse ravaler le tout. Il est un peu comme dans un soir de sacrée cuite. Vous voyez ce que je veux dire, quand on s’avère sur le point de vomir son alcool. On sent le truc venir, mais vomir on ne veut pas. Alors on serre les dents et on ravale avec un hoquet le liquide aigre. On le digère finalement, on s’habitude à la tête qui tourne encore et encore, puis on plonge dans le sommeil comme une enclume jetée dans une mer noire. Sa femme et ses deux mômes le consoleront ce soir que je me dis.
Ate, l’a appris qu’on ne lui renouvellerait pas son CDD de 7 mois. Sale nouvelle. Pour moi et Eve également, car il est possible que le même sort nous subissions dans un avenir proche. Eve c’est l’un des 4 CDD avec Ate, Nad et votre serviteur qui voudrait bien manier la plume comme on manie un glaive. Taillée comme un grand cheval, masculine, assez dure de caractère, elle s’accroche à ce job, Eve. Faut dire qu’elle a encore les traites de sa maison en banlieue à payer et deux adolescents à faire vivre, même si son mari ramène un très bon salaire. « J’avais un poste à responsabilité auparavant. J’ai beaucoup travaillé. Mais à mon âge, 45 ans, qui voudra m’embaucher ? Même en reprenant les études et en faisant un master, je n’ai pas trouvé, hormis ici ! », m’a-t-elle dit une fois.
Laissons Eve de côté et revenons à Ate. Il s’y voyait déjà pendant au moins un an. La DRH du grand immeuble d’où tout provient l’avait augmenté ce mois-ci. D’après certains ouï-dire ses boites d’archives auraient fait l’objet d’un contrôle. Etant donné qu’il est soigneux et productif, il le percevait comme un signe de reconnaissance pour son travail. Obtenir un CDI, même si cela reste improbable – on ne cesse de nous le répéter là où je bosse : le temps béni des embauches faciles est révolu les petits amis car la DRH ne veut plus – il y pensait suffisamment fort pour que ces arrières pensées suintent à travers ses paroles.
Chez les CDD on se faisait une raison, mais le cœur est resté le plus fort. L’espoir, en vérité, ca a tout d’une maladie incurable. Un peu comme de l’herpès. Ca résiste à tout et ca revient de temps à autre vous rappeler son existence désagréable. On a beau savoir que les chances sont faibles on y croit. Moi aussi j’y ai cru un brin. Je me disais en moi-même : pas mal finalement ce job, même si peu payé en CDD ! On apprend des trucs, on est dans l’opérationnel, on répond à des gens, on traite des dossiers, etc. Et pi, surtout, y a pas de masturbation « intellectuelle » faussement sérieuse à vendre. En bref, dans le fond, on y croyait tous, portés par un léger mais persistant espoir sucré. Celui de se fixer quelque part après des déboires professionnels et d’évoluer à terme comme les autres, vers un meilleur salaire et une vie sécurisée, en évitant si possible les emplois « marche ou crêve » ou si peu rassurants. Dans un pays riche et longtemps gâté, qui cependant se précarise, le « marche ou crêve » ou le travail jusqu’à « pas d’heure » sont de plus en plus mal vécus. Mieux vaut les laisser à d’autres si possible…
Nad, trentenaire depuis peu, peintes aux couleurs des Comores, d’où viennent ses parents, elle a même pleuré à l’annonce du verdict… Elle aussi va sauter sur une mine. Pour cette banlieusarde, qui vient de louer par miracle un appartement bon marché à Paris, et travaillait auparavant comme assistante commerciale, le coup fut rude au moment de l’annonce. Assise face à son directeur, elle n’a guère eu de mal à s’imaginer pointer au guichet, cette fois-ci devant, pour faire valoir ses pauvres droits au chômage. Heureusement, une entreprise d’intérim vient de la rappeler pour lui proposer un CDD plus long et mieux rémunéré. Quant à Ate, son beau mariage lui permet de sauver tous ses meubles. Sa femme vient, en effet, d’une famille très aisée et de gauche. La belle famille a du patrimoine et de l’amour à revendre pour la fi-fille, le gendre et les petits rejetons. Pourtant, l’a quand même pris une claque. Ses hautes études ne l’ont pour le moment mené à rien, car les sciences humaines, finalement, ca mène à pas grand-chose sinon à la précarité. Et avec l’âge, 45 ans, il a besoin d’une perspective professionnelle, comme tout le monde. Si même les familles de bobos commencent à être touchées, sacré vingt Dieux, où allons-nous !
Dès la nouvelle connue, le personnel a tiqué. Ce fut l’embarras et la surprise presque générales. Le directeur envoya un mail à la DRH en espérant la faire changer d’avis. En vain jusqu’à présent. Certes, l’obtention d’un CDI, mieux valait ne pas trop l’espérer, et les titulaires s’en désolaient sincèrement – cela ne leur coûte rien de souhaiter le meilleur pour les autres. M’enfin, on ne sait jamais, accrochez-vous quand même les amis. En revanche, mettre fin à un CDD dès le premier terme, ca, on vous l’assure, on ne l’a jamais vu, sauf pour les très mauvais. Une première ! Une innovation du nouveau grand big boss de la boite ! A moins que ce ne soit les 1000 contrats soudainement embauchés, suite à une annonce électorale récente de Sarkozy, qui ont précipité la cohorte des précaires en poste depuis près de 7 mois vers la sortie. Un rééquilibrage budgétaire escamoté, en quelque sorte. Ou bien peut-être s’agit-il seulement d’une fin de contrat liée à un remplacement ? Les motifs d’embauche sont, effectivement, variables : remplacement ou accroissement temporaire d’activité, bien que concrètement on ne voit guère la différence. Or, une erreur de la DRH dans la rédaction des contrats pouvait être fatale. Qui sait ? Rien ne sert de spéculer en vain. Les CDD, eux, ce qu’ils savent, c’est qu’ils ont boulonné. Très souvent envoyés en première ligne, c’est-à-dire au contact du public – ce dont une partie des titulaires essaient de se faire exempter (en usant de certificats médicaux) – les heures supplémentaires ne leur ont pas non plus fait peur. Faut bien s’investir, rendre des services et mettre, grâce à quelques heures en plus, du « beurre dans les épinards ». La tentative du directeur pour les prolonger malgré tout a presque quelque chose de pathétique. Les uns s’accrochent à des emplois précaires mal payés, mais dans lesquels ils placent leurs espoirs car une fois titularisés ils auront un job convenable et non dénué d’avantages (horaires, sécurité de l’emploi, primes, etc.) ; les autres, « heureux » titulaires, estiment que les CDD sont utiles et qu’il faut les garder. Au fond, le « on a besoin de vous » se comprend facilement quand on sait que les précaires pallient souvent les absences des titulaires et tiennent leur place au front malgré leur manque d’ancienneté. De toute façon, il n’est pas impossible que licenciés ce jour, ils soient ultérieurement repris… en CDD.
Les précaires, en fait, on en trouve de 3 sortes. D’abord, y a ceux qui bossent au début avec zèle pour se planquer une fois la titularisation acquise. Ceux-là ont bien appris la leçon de certains de leurs aînés ou de ceux qui les ont précédés. Après tout, l’éducation ca passe par l’exemple que l’on donne. D’où, peut-être aussi, la réticence de la DRH à effectuer de nouvelles embauches à long terme, hormis pour les petits copains de gens importants ou bien placés dans la boite. Ensuite, y a les bosseurs, qui généralement le resteront. Et pi enfin y a ceux qui n’attendent rien, sinon de terminer leur temps précaire. « Pauvre » Ate, « pauvre » Nad, je les classais plutôt parmi les bosseurs qui le resteront.
Je sirote un pastis. Assis dans un bar avec un collègue titulaire, Nic, j’attends l’heure pour visiter une expo où y aura rien que du beau monde tout beau et tout propre avec de la classe en plus. Il m’a invité. C’est gratuit. Les hasards de la vie font qu’il connaît l’organisateur de l’événement. Un réalisateur de films qui fait dans la gouache à ses heures perdues, de l’art contemporain paraît-il. On discute de ce qui vient de se passer ce jour-là – le non renouvellement des CDD – avant d’aller jouer les faux-mondains au milieu des tableaux. Il se demande pourquoi ce brusque coup d’arrêt. La vérité, seule la DRH et les dirigeants la connaissent. Je lui dis, cependant, combien je suis choqué par la manière dont les titulaires profitent de la situation. Au fond, les CDD assurent une partie du sale boulot. Et puis il y a un vrai problème de productivité et d’absentéisme chez certains titulaires, là où je bosse, mais ailleurs aussi. On se croirait à l’école buissonnière ! On voit des titulaires « sécher » le travail comme les collégiens ou les lycéens « sèchent » les cours dans les quartiers populaires, avec des excuses bidons (qui appelle le matin, qui envoie un SMS ou bien un mail, à la dernière minute, etc.). Tout cela coûte de l’argent, sans parler des avantages indus, des emplois « fictifs » au siège social, du genre chargé de mission de ceci, de cela ou de ceci-cela, de la sous-traitance des problèmes internes à des cabinets de consultant avides, et des dispositifs de travail compliqués dont l’efficacité reste discutable. Nic le reconnaît volontiers. Il sait sa chance d’être là et bien payé, même s’il râle souvent pour pas grand chose… comme tout titulaire qui se respecte.