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Journal de Christobal : le commun des transports

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Adolescent dans une ville du sud, je fréquentais assidûment les transports en commun. Y fallait bien aller à l’école, à la plage l’été, se balader, etc. Or, comment faire sans permis de conduire et sans voiture ? Certaines distances ne se parcourent jamais à pied. En outre, mes parents n’aimaient pas les « deux roues ». Ils trouvaient que ça faisait désordre les traces noircies et les morceaux de viande rougie sur la chaussée fumante… Ils criaient haut, et surtout fort, qu’avant dix-huit ans, sur un « deux roues », on ne conduit qu’à ses risques et périls ! Surtout dans une ville où celui qui contrevient à la « loi »… locale est celui dont l’impudence va jusqu’au port du casque. Leur opinion n’a guère changé je crois. Faudra qu’un de ces jours je les remercie, car ils m’ont peut-être évité de finir avec un autre style de « deux roues », un « deux roues » en fauteuil, sans moteur et qui fonctionne à l’huile de coude… Et puis, pour leur bourse, à l’époque, c’était cher un « deux roues », alors plus la peine d’en parler. Je m’étais rapidement résigné à marcher et à raccompagner chez elles les filles en bus (pour celles qui le voulaient bien).

Des heures dans les transports en commun j’en ai, comme des millions de jeunes, passées, je peux le dire ! Il m’a fallu attendre quelques années avant de connaître les joies des embouteillages, de la conduite à risque et des réparations onéreuses, au volant d’une vieille guimbarde. Je prenais, en fait, surtout le bus. Seule l’Île-de-France offre, en effet, un large éventail de métros et de RER qui se déplacent comme sur une toile d’araignée. Le maillage territorial en province est surtout assuré par les bus. Malheur à qui ne possède pas de véhicule utilitaire ! Il n’y a, souvent, que les jeunes, les pauvres et puis les vieux pour en faire grand usage et pour pâtir des incidents récurrents et des grèves.

Plus tard, en arrivant sur Paris, je découvrais combien les transports en commun sont chronophages, mais aussi indispensables. En dépit d’incidents et de grèves chroniques, le réseau francilien, qui malheureusement vieillit, s’avère relativement efficace.

Drôle d’univers que celui-là en vérité ! Des millions de gens de toutes conditions sociales s’y croisent quotidiennement sans se voir, ou plutôt, font semblant de ne pas se voir. Le nez dans un journal, dans un livre, dans un mobile, dans un Smartphone, ou bien les yeux rivés sur le sol. Autant de pantins agités au bout d’une tige de bois, au rythme des secousses mécaniques des véhicules qui les transportent.

Il y a, en fait, dans les transports en commun parisiens, deux catégories d’usagers : la majorité qui veut qu’on la laisse tranquille et le reste, les provocateurs enjoués, les artistes souterrains (au sens propre comme sens au figuré), les mendiants, les racketteurs ou agresseurs chevronnés et les « agités du bocal ». Cet océan d’indifférence tranquille est donc souvent troublé par des scénettes amusantes, des échanges complices, des rires, des situations tendues voire exceptionnellement dramatiques. Quelquefois, je fus même surpris d’y trouver de la solidarité, du civisme, un peu d’héroïsme et de la politesse. Mais c’était bien trop rare à mon goût.

Un soir de 2010, je décidais de prendre un bus parisien. Le métro ça suffit ! Autant se donner la sensation de conduire un peu en regardant la circulation.  Et puis 20 mn de bus dans un quartier tranquille, c’est pas la mer à boire, pensais-je. J’étais avec une amie.

Depuis mes premières années d’expérience dans la pratique des bus en Provence, je savais, comme tout urbain non riche qui se respecte, ce qui pouvait arriver sur certaines lignes. Des embêtements. De temps à autre. J’avais aussi appris adolescent, à l’instar des autres usagers des transports, à balayer rapidement du regard l’espace intérieur du bus, en franchissant la porte dépliante, l’air de rien, afin d’identifier s’il y avait quelques « racailles » ou autres « fouteurs » de trouble et pour localiser où ils étaient assis. Généralement, on les trouve avachis vers le fond. On les évite donc dans la mesure du possible. Il faut dire que la provocation et la petite délinquance d’une partie de la jeunesse issue des milieux populaires sont récurrentes depuis 30 ans. A force de non-dits et de « trop-dits », de la part des experts et des pouvoirs publics, le fatalisme s’est installé chez ceux qui les subissent. Et puis le temps où des paysans et des ouvriers impulsifs, avec des mains comme des battoirs, cognaient sur les « morveux » insolents est révolu…  

Plus jeune, je savais aussi prendre un regard ou un air dur. Il fallait, en effet, dans ces situations, donner l’impression que je n’étais pas du genre à m’en laisser compter. Enfin, je me préparais parfois mentalement à l’affrontement possible: faire le fou ca peut marcher et rendre les coups aussi. Juste au cas où, bien entendu. A 17 ans, on est écartelé entre la peur et l’honneur. Aucune leçon de morale et aucune recommandation des adultes bien intentionnés (« surtout laisse-toi faire, c’est plus sage ») ne peuvent faire oublier l’amertume d’une humiliation physique. Certains savent la taire, ou bien la transformer en récit héroïque, voire en victoire. Il y a là quelque chose de vital pour l’amour propre. Car quand on grandit au sein d’un milieu populaire, la virilité qu’on affirme est comme une seconde peau. Dur-dur de s’en débarrasser. La peur et l’honneur… Voilà ce qui fonde l’expérience quotidienne et le stress d’une partie des adolescents issus des quartiers populaires et même au-delà. Le reste – telle l’angoisse face à l’avenir ou la société injuste, etc. – n’est que faribole ! Il se trouve malheureusement toujours quelque psychologue ou sociologue pour s’en faire l’écho.

Bref, tout cela je connaissais. Je l’avais expérimenté. Mais ce soir-là, il ne s’agissait que d’une incivilité ordinaire. Or, je ne sais pourquoi, je saisissais  pourtant avec une acuité particulière à quel point le job de chauffeur de bus pouvait être psychologiquement pénible. Comme quoi certaines prises de conscience ne sont possibles que si l’on est réceptif! Il ne suffit pas, en effet, de voir pour prendre conscience, bien que cela s’avère indispensable.

Des chauffeurs, j’avais une opinion plutôt négative. Adolescent, j’en avais effectivement connu des vulgaires, des peu serviables, des frimeurs occupés à papauter ou à draguer de ces femmes populaires fières de s’afficher, debout, à côté du volant, avec le « conducteur du bus » comme elles disaient… Je trouvais ça marrant cependant. Il n’y a que dans cette ville, pensais-je bien plus tard, qu’on joue les starlettes parce qu’on parle au chauffeur. Un vieux copain les appelait, d’ailleurs, les « poissons pilotes »…  

Leurs grèves m’exaspéraient aussi, aux chauffeurs, mais seulement passé l’âge d’en faire une occasion de déserter les cours. Car dans ma ville, bien avant Georges W. Bush et sa « guerre préventive », les syndicats avaient inventé le concept de « grève préventive ».

Enfin, je savais que de nombreux kinésithérapeutes faisaient leurs choux gras avec le « mot du docteur » que les chauffeurs désireux de s’arrêter de travailler un temps s’empressaient d’aller faire signer chez leur médecin habituel, ainsi qu’on va au marché.

Pour autant, je me permets ici de dédier ce récit en forme d’hommage collectif, non pas aux tires-aux-flancs, et sans justifer toutes les revendications syndicales, mais simplement pour manifester ma sympathie au commun des chauffeurs, qui bien souvent essuie les plâtres de la société.

Dans les quartiers populaires, en l’occurence, conduire un bus n’a rien d’une sinécure. Non pas que l’ambiance soit forcément délétère ou agressive. Mais parce qu’il faut toujours être extrêmement vigilant. Les bus sont, tout d’abord, fréquemment bondés. J’en ai pris quelques-uns qui desservent les quartiers populaires parisiens et la proche banlieue du 93, comme çà, juste pour voir, pour découvrir autrement que par les momunents et la marche à pieds ma ville d’adoption. Le dimanche, alors que les quartiers aisés de la capitale désespèrent de leurs habitants partis en week-end – hormis dans les zones touristiques où il y a foule – les quartiers populaires frémissent d’agitation. De fait, il y a du monde dans les bus.

Le chauffeur doit souvent zigzaguer entre les véhicules garés en double file, lorsqu’il y a des marchés par exemple. Il passe son temps soit à « piler » brusquement, comme si le bus hoquetait, pour éviter un « deux roues » ou un passant qui se faufile entre les véhicules, soit à ouvrir la porte en dehors des arrêts officiels. Du fait de la foule et des paquets que tiennent à la main les uns et les autres, quelques personnes ne parviennent pas à descendre suffisamment vite. Des « Ouvrez la porte chauffeur! » sont alors très souvent scandés en coeur.

Voilà pour les digressions. Comme les préliminaires en amour, j’aime à en abuser… Ce fameux soir de 2010 donc, le conducteur, qui s’arrêtait pour prendre des passagers, fit preuve de zèle en faisant son devoir.

Un jeune black, grand, vétu comme un rappeur, un balladeur posé sur les oreilles, s’engouffra sans poinçonner de ticket et sans faire tinter son pass. Le chaffeur l’interpella: « monsieur veuillez poinçonner votre titre de transport ou descendre, SVP! » La réponse fut aussi brêve que délicate: « eh c’est bon toi! » S’ensuivit un bref échange identique au précédent, qui dura plusieurs secondes. Puis le chauffeur s’énerva: « Puisque c’est comme çà, je ne repartirai pas tant que vous resterez dans ce bus! » Deux femmes, franco-maghrébines, la trentaine, à ces mots-là bondirent et interpellèrent le chauffeur. L’échange fut également vif. L’une d’elle exigea qu’il reprenne la route car c’était dimanche, qu’il était tard, qu’il fallait coucher les enfants tôt, que demain il y avait l’école, etc., tandis que l’autre lui asséna un terrible « vous êtes là pour conduire! » Mon amie interpréta cela comme un message subliminal du genre « ta gueule et conduis! »  Le mépris des classes populaires envers les classes populaires vaut bien, parfois, celui des élites…

Je commençais à bouillir, lorsque brusquement le jeune black décida de faire preuve de civisme et de se sacrifier: il bondit hors du bus, énervé, non sans avoir lâché de nouveau sa phrase favorite « eh c’est bon toi! ». Le trouble-fête héroïque étant parti, deux passagers plus âgés prirent parti pour le chauffeur tandis que les deux femmes continuaient de déblatérer: les conducteurs de bus ne sont bons qu’à faire la grève, etc. (Tôt ou tard fallait bien qu’on le leur ressorte, le coup des grèves, pensais-je à ce moment-là). Mal leur en pris, à ces deux vieux, car les deux harpies se défendirent bec et ongle. « S’il a envie de monter sans ticket çà le regarde, mais le chauffeur n’a pas à arrêter le bus », « y a des gens qui ne peuvent pas se payer un ticket de bus avec la crise », etc. Le calme revint quand je descendis à mon arrêt.

Je ne sais alors pourquoi, tandis que je rentrais chez moi, j’eus comme une bouffée de nostalgie en pensant à ma voiture. Celle que je conduisais dans le sud. Nostalgie vite étouffée, en vérité, par la nécessité de préserver notre mode de vie et notre environnement. On m’expliquait, en effet, de tous côtés, que la voiture polluait et qu’il fallait apprendre à s’en passer.