Archives de Tag: rivières

Grandes rivières et petits ruisseaux

Par défaut

Les grandes rivières on en entend parler. Grands banquiers, milliardaires rentiers, capitaines d’industrie, etc., la plupart évadés fiscaux. De grands profiteurs et tout à la fois contempteurs de l’Etat providence. Cet univers de grands argentiers, pour une partie d’entre eux aigrefins, échappe au commun des mortels. Certains juges, politiciens ou journalistes courageux s’y attaquent, mais bon nombre de leurs turpitudes restent encore secrètes ou sont connues une fois leurs forfaits accomplis, quand éclate un scandale.

En revanche, les petits ruisseaux, on les connaît plus charnellement. Il s’agit de combinards de tout poil, fraudeurs professionnels ou occasionnels avec l’Etat, d’amateurs plus ou moins entêtés du système D, ou bien encore de chanceux, bénis par l’époque, que l’entregent, le pouvoir de nuisance, l’incompétence ou tout simplement l’âge (fin de carrière) ont mené jusqu’aux portes de placards dorés qui constituent autant de planques bien payées au sein de leurs entreprises ou corporatismes. Ceux-là, tout le monde en a autour de soi, peut-être même certains d’entre nous en font-ils partie. Car en France, là où l’Etat providence est plus généreux qu’ailleurs avec les couches moyennes et populaires, ils sont loin de constituer l’exception, n’en déplaisent à certains sociologues, journalistes ou politiciens. Entre les grandes rivières et les petits ruisseaux, il y a de quoi inonder la vallée…

Je me souviens d’un type, là où je vivais il y a quelques années, dans ma cité du sud, moche comme Nosferatu. Je veux dire celui du film avec l’acteur Klaus Kinski, maquillé pour l’occasion : physique émacié, totalement chauve, oreilles pointues, visage étrange. Bon, le gars dont je parle était moins pâle, et les traits de son visage n’avaient aucune finesse, au contraire ces derniers s’avéraient aussi grossiers que les mots qu’il crachait fréquemment avec une voix rauque. Laid donc, vulgaire, et très malin, même si peu instruit. Il travaillait comme éboueur, un sale métier et métier sale pour beaucoup de gens, mais avec quelques avantages non négligeables et un salaire correct. Chaque hiver, après avoir consciencieusement expédié, pour ne pas dire bâclé, sa tâche – il n’y avait pas d’horaire défini pour les éboueurs, il fallait juste terminer son circuit – le bougre prenait pour quelques heures un poste non déclaré d’écailleur de fruits de mer dans un restaurant notoire. De quoi lui permettre de cumuler deux salaires, dont l’un au noir. A cela, on pouvait ajouter les gains qu’il tirait de la revente, à des cafetiers et copains en tout genre, de la marchandise qu’il dérobait régulièrement à son employeur clandestin. L’aurait sans doute, avec un excellent niveau scolaire et une éducation sophistiquée, pu faire un bon banquier de Wall Street, dans le genre qui ne suit aucune règle, sinon sa cupidité, et n’hésite guère à voler ou à escroquer ceux pour qui il travaille, eux-mêmes plus ou moins à la marge de la légalité dans leurs pratiques. Car dans la vie mes amis, les règles sont faîtes pour être contournées… Ce larron-là avec son air grotesque gagnait vraiment bien sa vie. D’autant que chaque été, il trouvait d’autres gâches pour succéder à la restauration.

Les profiteurs et les opportunistes, tout comme les débrouillards plus ou moins dépendants du système, il y en a, en fait, de plusieurs sortes ; c’est un curieux bestiaire ! On trouve autant de combinards que de combines, ainsi qu’une grande diversité de situations sociales. Ainsi, le magouilleur modeste, avec sa fraude au RSA ou son escroquerie à la sécurité sociale, côtoie l’apprenti « golden boy » français revenu de Londres pour réclamer au Pôle emploi une aide au retour à l’emploi substantielle, bien que toujours prompt à critiquer l’Etat providence et les prélèvements obligatoires[1].

Si certains, parmi ces « bricoleurs », bossent dur pour faire un maximum d’argent, d’autres cherchent à se la couler douce, et d’autres encore veulent préserver un certain niveau de confort tandis que leur situation se précarise. Dans un restau bon marché, l’autre jour, je sympathise avec un type, la cinquantaine. Il me raconte un peu de son histoire. Une histoire parmi d’autres, un exemple noyé dans la masse comme une goutte de sueur sur un corps nu inondé par la pluie d’un orage.

« J’ai bossé pendant vingt ans dans la logistique. Licencié les deux dernières fois. A mon âge, une entreprise ne me reprendra pas, c’est sûr. Désormais, je vis en Ukraine, dans un village à vingt-cinq km d’une ville de taille moyenne. Y a une quarantaine de villageois. Je cultive mon jardin. »

« Et comment fais-tu pour vivre ? »

« J’ai ici une maison de famille, un héritage. J’en loue une partie. Pour le reste je suis à l’ASS[2] et mes fruits et légumes me font vivre. L’ASS, c’est l’équivalent monétaire du RSA, en Ukraine, dans un village, ca suffit largement pour vivre. Je reviens une fois tous les trois mois, quand mon visa arrive à expiration, je m’occupe de ma mère, je sors sur Paris, puis je repars un mois après. » 

« Pourquoi l’Ukraine ? »

« J’ai un oncle là-bas, qui garde ma maison et mon terrain quand je suis en France et puis j’ai épousé une Ukrainienne venue en France travailler dur il y a plusieurs années. »

« Et la retraite ? »

« On n’y aura pas droit. Je n’y crois pas. Je me concentre sur mes cultures. De toute façon, ca fait cinq ans que je ne travaille plus. »

Pour le moment, l’exil partiel dans un pays beaucoup moins riche et l’Etat providence permettent à ce monsieur de contourner le manque de perspective, en vivant d’une rente, et le confortent dans son désir de fuir le salariat, voire de prendre sa retraite avant l’heure, à sa façon. Au fond, la migration, partielle ou totale, ca ne concerne plus seulement les pauvres qui vont chercher ailleurs un peu de travail et/ou quelques avantages pour améliorer l’ordinaire et contourner les limites imposées à la promotion sociale dans leur pays d’origine. La migration, ca gagne aussi de plus en plus les classes moyennes. Ce voisin de table sociable était, en d’autres termes, un avatar de la France qui s’en va. Une variante parmi d’autres de ceux qui vont tenter leur chance outre-frontières, à moyen ou long terme, soit pour y faire carrière ou bien pour  profiter d’un avantage substantiel en termes de niveau de vie – et satisfaire ainsi leurs ambitions élevées – soit pour s’offrir, plus modestement, un futur un peu meilleur avec un confort de vie désormais difficile à obtenir là où ils ont grandi.

Le monde change et la mondialisation galope, entrainant avec elle tout ce qui se présente, dans une avalanche d’événements et dans un mouvement perpétuel que personne ne maîtrise. Grands profiteurs et grands laissés pour compte, petits gagnants et petits perdants, nombreux sont ceux à qui elles donnent et ceux à qui elle prend ou reprend.

En France, là où je bosse, des gens qui s’efforcent de s’adapter et/ou de profiter, pour ceux qui le peuvent, j’en vois beaucoup. Prenons le cas des auto-entrepreneurs, par exemple. Le dernier statut juridique à la mode pour faciliter le dynamisme économique et la création d’emplois. Derrière celui-ci se cache une nébuleuse hétéroclite de situations personnelles et de motivations. Il y a, par exemple, les personnes motivées à l’idée de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale, et d’en finir avec le statut de salarié ou de subalterne. Un beau rêve. Parfois couronné par la réussite lorsque l’aventure se solde par l’autonomie financière. D’autres personnes, tel mon beauf, en font un complément d’activité ponctuel, une sorte de cerise sur le gâteau d‘un emploi stable et correctement payé, en utilisant des compétences acquises durant la pratique d’une passion ou d’un loisir et susceptibles d’être vendues. On ne rend plus service, on commercialise son savoir-faire…

Mais l’auto-entreprise a aussi son revers de médaille. Combien sont-ils à la subir, n’ayant vraiment pas d’autre choix que de créer leur propre job, faute d’en retrouver un ? Le patronat a, d’ailleurs, bien compris, qui demande de plus en souvent aux (ex)salariés de devenir des sous-traitants. Il faut dire que pour les PME, c’est une dispense de charges sociales à payer. Elles en ont bien besoin. Pour les grands groupes, en revanche, la tentation est grande de se débarrasser du problème salarial, de multiplier les sous traitants pour mieux les exploiter et afin de comprimer les coûts. Pour cela, une certaine dose d’auto-entreprises s’avère quelquefois utile. Reste que ceux, parmi les auto-entrepreneurs, qui subissent ce statut un peu particulier ne font, en réalité, que vivoter et s’accrochent surtout à leur allocation chômage[3].

Les grands fleuves ont, certes, joué un rôle important en termes de progrès technique, voire de prospérité économique. La finance et la grande entreprise peuvent aussi avoir des côtés positifs. Mais à quel prix ! Avec eux, tout change et pourtant rien ne change non plus. L’hypocrisie, le cynisme, qui le cède parfois à l’aveuglement volontaire, sont une constante. Il y a environ un siècle et demi, Marx avaient bien cerné leur nature intrinsèque :

« Rappelons-nous Prosperity Robinson, ce fameux lord anglais qui, en 1825, juste avant l’explosion de la crise, ouvrait le Parlement en annonçant une prospérité inouïe et inaltérable, et demandons-nous si ces optimistes bourgeois ont jamais prévu ou annoncé la moindre crise. Jamais il n’y a eu de période de prospérité, sans qu’ils aient saisi l’occasion de démontrer que, cette fois, le sort inexorable était vaincu. Et le jour où la crise se déclarait, ils faisaient les innocents et n’avaient pas assez d’indignation morale ni de reproches rebattus à l’adresse du commerce et de l’industrie qui, à les entendre, auraient manqué de prudence et de prévoyance »[4].

En ce qui concerne les petits ruisseaux, c’est différent. Dès lors qu’ils veulent grossir et participent au dépeçage de la bête – notre Etat providence – ils s’avèrent, au fond, tout autant méprisables et en subiront les conséquences quand de la bête ne restera que la carcasse. Mais lorsqu’il s’agit juste pour eux de ne pas se tarir, les petits ruisseaux montrent qu’ils ont compris l’époque. Une époque que les deux slogans suivant, de mon crû, résument très bien : « le chômage ou l’exil », « le système D, la combine avec l’Etat ou bien le déclin matériel, voire la pauvreté ». Gardez-les bien en mémoire dans les années qui viennent, mes amis, car ils risquent, sauf évitement d’une aggravation de la crise, de raisonner à vos oreilles, tel le son des cloches un dimanche, par un pur matin calme, dans un village perdu de province.


[1] Il existe des accords entre les pays de l’Union européenne en termes d’allocation chômage. Ainsi, un résident français ayant travaillé dans un pays de l’UE peut ouvrir un droit en France à son retour (même si l’employeur était une entreprise étrangère), dès lors qu’il travaille de nouveau au moins une journée sur le sol français. Le salaire versé durant ce dernier contrat de travail servira de base au calcul de l’allocation chômage. Un généreux copain qui embauche pendant quelques jours et paie bien, pour justifier une ouverture de droit substantielle, rend ainsi un sacré service à un jeune apprenti « golden boy », laissé sur le carreau de la crise financière, qui, bien évidemment, s’empressera de repartir lorsqu’un employeur étranger le rappellera…

[2] Allocation de solidarité spécifique qui succède à l’allocation d’aide au retour à l’emploi une fois que celle-ci est épuisée (si la personne remplit les conditions d’affiliation et de ressources). L’ASS implique d’être toujours inscrit comme demandeur d’emploi… donc de rechercher un emploi (sauf exception).

[3] Chez les auto-entrepreneurs, il y a cependant quelques roublards. Un chômeur qui se lance dans l’auto-entreprise peut, s’il bénéficie d’une aide spécifique de l’URSSAF – sous forme d’exonérations de charges sociales – demander à ce que le Pôle emploi lui verse en deux fois, sur six mois, 45% de son capital de droit à l’allocation d’aide au retour à l’emploi (soit le nombre de jours indemnisés multiplié par le montant brut journalier de l’indemnisation). Ensuite, il est sensé se débrouiller seul. Pour récupérer mensuellement le reste de son capital, il lui faut arrêter son auto-entreprise. Quelle surprise de voir certains informaticiens chômeurs, très prisés sur le marché, se lancer dans l’aventure, empocher les 45% de leur capital, puis, peu de temps après, mettre fin à l’auto-entreprise et retrouver dans la foulée un emploi salarié bien payé…

[4] Lettres sur l’Angleterre (15 octobre 1852), New York Tribune, 1er novembre 1852. Pris dans Johsua Isaac, La grande crise du 21ème siècle. Une analyse marxiste, La Découverte, 2009.