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Le coup du boomerang

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Au milieu de nulle part, dans une pièce sombre et dénudée, aussi vaste qu’un désert, deux égarés des temps modernes discutent. Un dialogue entre représentants d’une aire géographique et d’une civilisation en passe de décliner s’est engagé. Délicatement posés sur leurs fauteuils de plexiglas, comme deux moustiques sur un nénuphar, ils se font face.

L’ingénu de son plein gré :
L’époque est bizarre. On ne sait où l’on va, ni de quoi demain sera fait. En France, l’économie ne démarre pas, l’Europe est en panne, on sent monter le populisme, la pensée raciste se libère et…

Le clairvoyant sarcastique :
Ah, ah, ah, ah, ah ! Ton désarrois me réjouis ! La pensée raciste aurait-elle été muselée, et par qui, pour qu’aujourd’hui elle se libère ? Pose-toi ces questions !Quand le barrage des apparences se fissure et que la réalité tumultueuse contenue derrière t’éclabousse, tu ne trouves que de pseudo explications pour y faire face.

L’ingénu de son plein gré :
Que… Comment ?

Le clairvoyant sarcastique :
Voici ce que je pense concernant la situation économique et (géo)politique, car l’une ne va pas sans l’autre, de la France. Droite et gauche ont choisi cette Europe libérale et Droits de l’hommiste, qui multiplie les normes éthiques et juridiques, pour le plus grand bonheur de ses bureaucrates, et s’ouvre aux quatre vents de la mondialisation. La question n’est plus de savoir s’il fallait faire ainsi, mais comment en sortir ou comment y rester. En sortir serait une sorte de révolution, pour le meilleur et pour le pire. Y rester signifie de s’aligner sur l’Allemagne et les pays du nord qui, pour le moment, ne s’en tirent pas trop mal. Las, on ne peut garder un État providence dispendieux et une économie tournée vers le libéralisme anglo-saxon tout à la fois. Or, pour rester dans l’Europe, nos dirigeants, depuis plusieurs années, essaient de ménager la chèvre et le choux ; ils gagnent du temps et naviguent à vue.

L’ingénu de son plein gré :
Je connais ce genre d’analyse. Que proposes-tu ?

Le clairvoyant sarcastique :
On a besoin d’un projet. A gauche, les dirigeants devraient se demander quelle place la France peut-elle avoir dans la mondialisation et à quel prix. Si l’on part du principe que seul le dynamisme économique peut fondamentalement résoudre nos problèmes, quelles sont les conditions pour l’obtenir ? Quels sacrifices seraient-ils nécessaires et quelles contributions chaque classe sociale devrait-elle y apporter ? Il faudrait tout discuter, sans tabou. Par exemple, des thématiques comme le recours ou non au protectionnisme, aujourd’hui honni en Europe et pratiqué en douce par certains. Ou bien le rôle effectif de l’État providence, qui ne représente plus seulement un filet de sécurité nécessaire, mais est devenu une machine à distribuer du fric, de manière discutable et inéquitable, à tel point que des millions de personnes (en tant que clients ou professionnels du secteur social/public) vivent de cet argent et s’habituent à réclamer pour tout et n’importe quoi. De fait, la société française n’a jamais été, par certains aspects, si encline à materner et à démotiver. Ou bien encore le bien fondé de notre alignement économique et militaire sur les options américaines. Hollande s’avère plus pro américain que Sarkozy, faut le faire !

L’ingénu de son plein gré :

Tu préfères sans doute qu’on suive la Chine et la Russie qui violent les Droits de l’Homme ?

Le clairvoyant sarcastique :
Tu m’agaces avec tes Droits de l’Homme. Aujourd’hui, gauche et extrême gauche sont de zélés va-t-en-guerre, au nom des Droits de l’Homme cela va s’en dire… Vive les bombes humanitaires !
Toi et tes petits amis bien-pensants méprisez les régimes politiques des Brics, que vous jugez sur des critères moraux petits bourgeois, alors que vous vous proclamez les champions de l’ouverture sur les autres cultures. Je ne les idéalise certes pas. Mais je me garde bien de les juger hâtivement, aussi durs soient-ils. En outre, nous assistons à un juste retour de bâton.

L’ingénu de son plein gré :
Que veux-tu dire ?

Le clairvoyant sarcastique :

Notre domination séculaire prend fin et nos guerres humanitaires sont plus que contestées par le reste du monde. Elles nous reviennent en pleine figure sous la forme d’un terrorisme puissant qu’elles ont exacerbé. D’autre part, nous critiquons la Chine pour son régime autoritaire et son capitalisme débridé qui nous concurrence directement, même si certains de nos fleurons industriels en tirent profit. Or, le combat d’une partie des élites chinoises pour concilier développement économique, prospérité, écologie et harmonie sociale – laquelle est la meilleure garantie de survie pour le parti – constitue notre seule chance pour l’avenir. Si ces élites ne se laissent pas déborder ou corrompre par l’argent, elles pourraient proposer un modèle de capitalisme étatique moins prédateur et moins destructeur à l’échelle mondiale que celui qui a prévalu jusqu’à présent. Malheureusement, cela n’est pas gagné.

L’ingénu de son plein gré :

Pourquoi serait-elle notre seule chance ?

Le clairvoyant sarcastique :

Parce que l’Europe faiblit, parce qu’elle n’a plus tout à fait son destin en main contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire.Parce que la majeure partie de nos élites n’a rien à proposer de novateur et ne pense qu’à se planquer (je veux dire à planquer ses enfants et son argent). Parce que nous sommes, pour le moment, encore incapables d’admettre que les Brics feront plus que nous imiter, qu’ils cherchent à tâtons un modèle, une voie et se sont déjà partiellement émancipés de nos idéologies. En Chine, par exemple, certains intellectuels, politiciens, cherchent une inspiration dans la tradition millénaire tout en restant ouvert sur ce que l’Occident a pu apporter de positif en termes de pensée et de modes de vie. Il s’agit là d’une réelle volonté d’émancipation, sur fond de nationalisme, d’autant que cette partie de l’intelligentsia s’efforce de ne pas reproduire nos erreurs. Ces penseurs et hommes ou femmes d’action pourraient très bien inventer une voie dont nous serions susceptibles de nous inspirer pour rompre avec nos raisonnements éculés. En bref, je crois que la solution viendra de l’extérieur ou par l’extérieur. De toute façon, nous n’avons guère le choix, car nous ne dicterons plus notre loi aux autres mais subirons plutôt la leur. Il vaudrait mieux pour nous que les futurs puissances ne suivent pas le modèle de gouvernance mondiale américain. Demande aux peuples du tiers monde ce qu’ils pensent de celui-ci !

L’ingénu de son plein gré :

Décliniste ! Et notre potentiel, notre jeunesse, notre…


Le clairvoyant sarcastique :

En Allemagne, la génération de Sebastian Haffner1, parce qu’elle a vécu une période historiquement intéressante et très difficile – celle de la défaite de 14-18, de la révolution spartakiste avortée, de l’hyperinflation, de la montée du nazisme – comprenait les meilleurs et les pires individus. Des êtres forgés au feu d’événements qui ne pouvaient que les rendre plus sages, plus courageux, plus responsables ou… plus cyniques et plus couards. On sait ce qu’il advint : les meilleurs ne purent empêcher l’avènement du désastre. Le potentiel ne suffit pas. Un pétard peut rester mouillé !

L’ingénu de son plein gré :
Mais des gens vont bouger, vont empêcher le délitement s’il a lieu.

Le clairvoyant sarcastique :

Oui, ceux qui tiennent à leur rente de situation et puis ceux qui n’ont pas grand chose ! C’est possible. Entre les corporatismes, les couches sociales fortunées avares de leurs privilèges et les couches sociales qui vivent de l’État providence ou grâce à lui, il y a de quoi déclencher des émeutes. Mais es-tu sûr que cela débouchera sur quelque chose de positif ou que cela empêchera la glissade ? L’absence de réel projet politique et d’élites capables de le concevoir et prêtes à assumer un rôle historique, à faire accepter des sacrifices -auxquels elles se soumettront aussi – pour esquisser une sortie du marasme laisse un immense vide que comblent les pseudo querelles sur des problèmes sociétaux (mariage homo, parité, etc.) et les prémisses de luttes communautaristes.

L’ingénu de son plein gré :

De luttes communautaristes ?

Le clairvoyant sarcastique :
Il ne t’a pas échappé que le Salafisme connaît un certain succès dans nos banlieues, sans qu’il faille pour autant souscrire aux exagérations d’Eric Zemmour, que l’époque est au prosélytisme religieux, que les tensions communautaires existent au delà du classique et si caricatural laïus gauchiste sur le racisme des Français à l’égard des Immigrés et sur les discriminations dont ils feraient l’objet.

L’ingénu de son plein gré :

Euh… Bon, il y a des choses qui m’inquiètent comme le succès de Dieudonné et d’Eric Zemmour. On a libéré la parole raciste et voilà le résultat. Elle se banalise.

Le clairvoyant sarcastique :
Incurable aveugle tu es, incurable tu resteras ! Au fond, cela n’a rien de surprenant. Toi et d’autres avez, modestement, participé à ce qui arrive. Votre propension à museler tout débat, à grand renfort d’idéologies convenues, à nier certains aspects de la réalité, à crier au racisme à tort et à travers et à vous détourner des vraies questions sociales – où va l’argent ? Qui gagne quoi ? Qui vit de quoi ? Qui profite de quoi ? Qui paie pour d’autres ? Etc. – ont fait beaucoup de mal. Aussi, je suis naïf de croire que vous accepterez la remise en question ! En l’occurrence, l’ingénu c’est moi !

L’ingénu de son plein gré :
Tu me juges ! Je t’interdis !

Le clairvoyant sarcastique :

Aujourd’hui les « réactionnaires » reprennent du poil de la bête dans l’opinion, le succès en librairie de Zemmour l’atteste, car trop longtemps la classe médiatico-politique de gauche, souvent aussi nantie que celle de droite faut-il le préciser, n’a su que vouer aux gémonies ceux qui pensaient différemment. Ses propres excès, comme ceux de l’Occident à l’égard du reste de la planète, lui reviennent dessus tel un boomerang. Zemmour est l’un de ces boomerangs. Journaliste très talentueux, excessif et foncièrement de droite même s’il cite Marx, il incarne une nouvelle forme de contestation de l’ordre moral socialiste dans laquelle une partie des classes populaires et de la droite traditionnelle se reconnaissent. Chaque indignation et chaque appel à la censure de ses confrères bien payés de « gôche » accroissent sa popularité. De même, chaque diatribe antiraciste renforce l’exaspération populaire sur la question de l’immigration. C’est idem, dans une certaine mesure, s’agissant de Dieudonné. Comique doué, drôle, qui mélange Michel Audiard et Coluche, pour faire de la vulgarité crue et des expressions fleuries une arme politique à travers des sketches picaresques, il représente désormais la lutte contre le soit-disant « système » pour beaucoup de jeunes d’origine immigrée, mais pas seulement, que soudent tantôt la thématique de l’islamophobie, tantôt le passé colonial décrié, tantôt les frustrations issues d’une société de moins en moins capable d’offrir des perspectives professionnelles attrayantes et de satisfaire les caprices consuméristes, parfois irréalistes ou infantiles, qu’elle a suscités.

L’ingénu de son plein gré :
Tu le défends ! Et son antisémitisme ?

Le clairvoyant sarcastique :
Je suis conscient qu’il tient des propos antisémites. Est-ce par pure provocation ou parce que sa radicalisation l’amène à croire sincèrement que le lobby sioniste international, comme il dit, dirige le monde ? Selon moi, un peu des deux. Mais qui l’a fabriqué ? Le CRIF, la LICRA, BHL et consorts qui depuis des années exercent un chantage à l’antisémitisme et à la Shoah pour influencer la politique étrangère gouvernementale et les médias français plutôt pro-palestiniens. Quant aux hommes politiques, leur pusillanimité ne les honore guère. Lâches devant ceux qui les font chanter au nom de l’antisémitisme, ils ne le sont pas moins s’agissant d’aborder sans tabou la question de l’immigration (hormis quelques exceptions à droite ; lesquelles caricaturent la réalité). De fait, on en arrive à une situation absurde : une partie des jeunes musulmans voient dans la lâcheté des édiles face au CRIF la confirmation que le lobby sioniste ou juif tient la France dans sa main, tandis qu’une partie des juifs estiment que la langue de bois politique sur l’immigration et les problèmes de délinquance en banlieue prouve combien l’État a cédé et ne les protégera pas des attaques antisémites dont ils s’estiment victimes de la part de jeunes musulmans radicalisés. Aujourd’hui, toutes les élites et certaines couches sociales découvrent avec angoisse ce que j’appelle le « coup du boomerang » : le retour en pleine gueule d’une réalité à laquelle elles contribuent !

L’ingénu de son plein gré :
Tu t’en réjouis n’est-ce pas ?

Le clairvoyant sarcastique :
Oui et non. Oui, car l’histoire procède souvent de la sorte : le coup du boomerang, ça na rien de nouveau ! J’attends tes jérémiades avec impatience pour m’en gausser ! Quelque part tu le mérites bien. Et non, car si cela débouche sur de la violence et des conflits durs, beaucoup vont en souffrir. Je n’aime guère l’odeur du sang, ni voir les gens dans le malheur. D’autre part, il n’y a pas grand chose de positif à attendre de tout cela pour le moment. La contestation, la révolte, passent par des simplifications alimentées par le net et les nombreuses théories du complot en vogue. A gauche: rien, si ce n’est le gauchisme révolutionnaire post soixante-huitard et les corporatismes prêts à griffer pour conserver ce qui leur reste. A droite: pas grand chose non plus, si ce n’est quelques mouvements ultras qui se réveillent. Du côté de Dieudonné, on sent bien que le dénominateur commun, la lutte contre le sionisme, même s’il a de quoi inquiéter dans certains milieux, à juste titre, ne constitue en rien un programme. Quant au FN, ses cadres frétillent surtout d’impatience à l’idée d’en croquer, comme le firent leurs homologues des autres partis avant d’accéder au pouvoir. Il aurait d’ailleurs une réelle chance d’y accéder si Sarkozy redevenait le candidat officiel de la droite aux prochaines présidentielles. Dans ce cas, l’abstentionnisme pourrait, je pense, être important, ce qui profiterait à Marine Lepen. T’imagines, mon ami, Alain Juppé est devenu pour beaucoup le candidat crédible et potentiellement un sauveur provisoire en 2017 face au FN ! Celui à qui on demandera: « Encore une minute monsieur le bourreau… »

L’ingénu de son plein gré :

Tu oublies l’essentiel. Il peut s’en passer des choses en deux ans.

1Haffner Sebastian, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Actes sud, 2003.

Le point de vue de l’autre

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Il y a, dans la vie, quelque chose qu’il faudrait savoir faire. La compréhension que l’on a du monde en dépend. Il faudrait pouvoir prendre le point de vue de l’autre. Cela implique de connaître un peu de son mode de vie, de ses contraintes sociales et matérielles, de ses profits, et des idéologies qui l’animent. Bien évidemment, il faut être curieux, penser en dehors de ses intérêts propres, voire sortir de sa bulle de savon qui flotte dans l’air et vient parfois en heurter une autre dans une explosion de mousse et d‘humidité.

L’autre jour, sur une chaine de TV, un reporter évoquait la propension chinoise à conquérir l’Europe. Reportage fructueux en informations en vérité. On y apprenait que désormais les perfides Chinois rachetaient des entreprises européennes à l’agonie, ne sacrifiaient pas les emplois locaux, mais profitaient de l’occasion pour acquérir les savoir-faire du vieux continent et infiltrer le marché de ses consommateurs. Quels salauds, pensez-donc ! Notre capitalisme à nous est bien plus moral, me dis-je en moi-même, dans un sursaut d’hypocrisie. En bref, un site français qui construisait des tracteurs en avait fait l’expérience. Le rachat de l’entreprise par un industriel chinois offrait des perspectives prometteuses : préservation des emplois, possibilité d’expansion à venir grâce aux débouchés offerts par l’acquéreur (le marché chinois), etc. ; un futur radieux s’annonçait dans le cadre d’un échange harmonieux et d‘une réciprocité profitable. Plusieurs mois après, les salariés français, contents d’être sauvés sur le moment mais néanmoins méfiants, si l’on en croit les quelques syndicalistes interrogés, commençaient à déchanter. Un conflit avec la direction chinoise les opposait, sur fond de débrayage et de pneus brûlés. Il faut bien exprimer son mécontentement. Le syndicaliste made in CFDT expliquait devant la caméra que les salariés voulaient une prime annuelle de rendement. La direction avait mal réagi, des mots durs furent, toujours selon ce syndicaliste, prononcés. Au final, les Chinois proposèrent cinq euros par personne et par an. Un véritable casus belli pour les syndicalistes de chez nous.

La plupart du temps, ce genre de reportage, bien qu’intéressant, véhicule volontairement ou non un message subliminal : les émergents vont nous manger tout crus et nous imposer des conditions de vie très difficiles. Cela constitue effectivement une possibilité, d’autant que nos propres erreurs, dérobades, et nos défaites font leurs victoires d’aujourd’hui et de demain. Pourtant, il convient aussi de rester prudent quant à ce que sera l’avenir et concernant ce que les émergents feront. Cette petite histoire, racontée dans ce reportage, reflète combien, au-delà des intérêts divergents et des consensus fragiles, le malentendu culturel guette comme un tueur à gage en embuscade.

Si l’on peut comprendre le point de vue des Français  – nous transmettons notre savoir-faire, nous faisons correctement le boulot, l’entreprise repart, nous voulons être récompensés de nos efforts, la proposition d’une prime ridicule au regard du niveau des prix en France relève de l’injure – celui des Chinois ne doit être ni laissé de côté, ni forcément réduit à l’équation simpliste : la Chine veut profiter de la situation mais sans rien donner en retour. On devrait, en effet, se poser la question suivante : la demande des ouvriers français, un an après le redémarrage du site de production, n’a-t-elle pas été perçue comme un geste déplacé d’ingratitude alors que leurs acquéreurs estimaient probablement les avoir sauvés du chômage peu de temps auparavant ? Le genre de geste qui fait dire à certaines élites chinoises, à leur façon ô combien ethnocentriques et hermétiques, que les Occidentaux sont paresseux, arrogants, et qu’ils vivent – en Europe de l’Ouest en tous cas –  les derniers moments d’un système social moribond qui encourage les revendications faciles[1].

La capacité à prendre le point de vue de l’autre peut être un instrument utile pour le comprendre, anticiper ses réactions, et adopter la stratégie la plus adaptée et la plus efficace dans un monde en mouvement où les rapports de force changent. M’est d’avis que les syndicalistes de ce site de production en auraient eu besoin, d’autant que leur requête, qu’elle fût ou non légitime, avait toutes les chances d’obtenir pour seule réponse une fin de non recevoir en étant présentée au mauvais moment ou de manière inadéquate. Certes, un bras de fer peut s’avérer parfois utile, pour qui a la possibilité de gagner ou de nuire suffisamment à son interlocuteur. Mais tous les éléments en jeu devraient être pris en compte avant de mener une négociation ou une action, y compris et surtout le point de vue de l’autre, qu’on l’accepte ou qu’on le réfute…


[1] Ce rachat d’entreprise est, sur le fond, sans doute fondamentalement différent de l’affaire du site de Florange avec l’industriel indien Mittal, derrière qui se cachent des financiers aux dents acérées et obnubilés par un rendement élevé à court terme et par des opérations juteuses.

Un revenant d’outre-tombe

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« La crise ne finira pas de sitôt, elle durera au moins une décennie. La croissance en Europe s’éteindra comme une flamme de bougie sous la pluie, avec ou sans le Pacte budgétaire », que je pensais assis sur un rocher, à l’occasion d’un court passage dans ma ville natale. Le soleil était bas, proche de tomber, dans la mer fluide, jusqu’à éclabousser son ciel avec des lambeaux rouges, tandis que la soirée s’annonçait fraîche. Jusqu’à présent, les dirigeants prennent des mesures dilatoires, les peuples des pays les plus touchés, pour certains subissent, voire se rebiffent quelque peu, ou bien pour d’autres attendent avec passivité une dégradation prévisible de la situation économique. En Europe, il fleure bon le pessimisme et le fatalisme ambiants, ainsi qu’un léger parfum d’insouciance pour ceux, tels les Français, qui de la crise n’en voient que le début. Comble de l’ironie, même les fameux marchés feignent d’y croire – mais non messieurs, mesdames, tout ne va pas si mal – et s’évertuent autant qu’ils peuvent à grignoter des miettes de temps. Les investisseurs sont coincés, la récession menace toute la planète, il y a trop d’argent à perdre…

Et votre serviteur, au milieu de tout cela, que devient-il ? Disons que je m’efforce de sauver ma peau, pour le moment, grâce un job en CDI. Trois lettres pour changer une vie : C. D. I. Le sigle magique, la clef des champs de l’émancipation sociale, le bouclier juridique de ces temps modernes et économiquement troublés. Je n’y croyais guère plus d’ailleurs, mais apparemment la chance me sourit quelquefois.

Tandis que je sombrais dans ces troubles pensées, il arriva subitement, sans crier gare. Qui ça mes bons amis ? Le revenant bien sûr, l’évadé séculaire du royaume des morts ! Karl, ce cher Karl, encore et toujours lui… Brusquement le ciel s’était assombri, un vent mauvais, pas très fort, surréaliste, avait même soufflé et une brume, venue de nulle part, s’abattit sur la mer. Surpris, frissonnant, je m’apprêtais à me lever de mon rocher, lorsqu’il m’interpella doucement, assis tout près de moi avec sa barbe et ses cheveux hirsutes :

–        Alors gamin l’avenir te fait peur ? Un esprit curieux comme toi… Pourtant, quelle leçon d’histoire que tu vis en ce moment, en bon petit occidental !

–        …

–        Je vous observe de mon royaume d’outre-tombe, rouge comme l’enfer, calme comme la neige. Et bien des choses j’ai compris. Mes erreurs, je les connais désormais. Mes erreurs à moi, pas celles des autres. Je ne suis, après tout, responsable que de ce j’ai couché sur le papier et non de ce que les autres ont fait de mes nombreux écrits.

–        …

–        Comme dans une religion, on trouve dans mon œuvre tout et parfois son contraire, dont beaucoup de propos ambigus. En bref, de quoi satisfaire des générations d’exégètes et offrir à de nombreux adeptes des interprétations antinomiques.  

–        Pourquoi dites-vous en bon petit occidental ?

–        Parce que jusqu’à présent les médias qui t’informent et les élites qui te gouvernent croient toujours pouvoir parler au nom des autres peuples et imposer leur point de vue. Mais les choses changent vite, très vite… Si tu veux comprendre l’histoire du monde qui se déroule sous tes yeux, il faut laisser de côté ton point de vue occidental.

–        C’est-à-dire ?

–        Le capitalisme a besoin de crises pour se régénérer. Les crises lui permettent de se réajuster, écartelé qu’il est par ses contradictions. La crise mondiale qui se déploie actuellement s’inscrit comme un épisode supplémentaire dans la vie tourmentée de ce système chaotique.

–        Quel rapport avec mon point de vue occidental ?

–        Patience… Je poursuis : comme le capitalisme s’avère un fieffé farceur, adepte de l’ironie la plus mordante, il redistribue les cartes. Désormais, les Brics, comme vous dîtes en Occident, vont de l’avant tandis que ce dernier progressivement s’appauvrit. Au passage une  large frange de grands bourgeois s’enrichit, sur tous les continents. Comme de mon temps, ces grands bourgeois sont engagés dans une course effrénée au profit et se livrent une concurrence acharnée où tous les coups sont permis – exemple typique de cette lutte sans merci entre grands bourgeois à l’échelle locale et internationale : tenter d’imposer aux autres des règles, c’est-à-dire des entraves, que chacun s’efforce de ne pas respecter pour garder l’avantage. Jusqu’à présent, les Occidentaux ont été les plus forts pour s’affranchir des règles qu’ils imposent aux autres, politiques autant que commerciales. Mais le vent tourne. Pour autant, bien qu’adversaires, ces grands bourgeois ont intérêt à préserver les fondements du système, car il leur profite plus qu’aux masses. Se pose alors la question de savoir qui de la rivalité ou de la solidarité au sein de cette grande bourgeoisie internationale l’emportera à l’épreuve de la crise.   

–        Leçon classique de marxisme !

–        En réalité, la crise actuelle reflète de nombreuses contradictions. Parmi elles, deux sont majeures. Il y a d’abord celle qui renvoie aux prétentions de l’Occident à vouloir maintenir une hégémonie qu’il ne peut plus concrètement garantir. Les Etats-Unis et l’Europe vivent au dessus de leurs moyens, leurs économies fragilisées par l’émergence de nouveaux concurrents lambinent, et aucun de ces deux ensembles ne peut, ni ne veut rembourser les dettes contractées. Ils risquent la ruine étatique et l’appauvrissement des épargnants. Enfin, les efforts d’adaptation pour redevenir compétitifs et, surtout, créer des emplois, nécessitent des renoncements, des sacrifices difficiles à faire accepter à des populations vieillissantes, ainsi qu’une refonte de la division internationale du travail et du commerce international opposés aux intérêts actuels des grands bourgeois occidentaux et des couches moyennes des pays émergents. De fait, lorsqu’il semble qu’il n’y ait pas d’issue, et que certaines élites ont trop à perdre matériellement parlant, une guerre de plus grande ampleur que les conflits localisés actuels peut finalement s’imposer comme une solution radicale même si destructrice et imprévisible quant à ses conséquences. Certains la cherchent. L’avenir dira s’ils obtiendront satisfaction…

–        Et la seconde ?

–        Elle ramène à une dimension culturelle. Prenons l’exemple de la Chine. Les dirigeants chinois et une partie des élites chinoises sont partagés entre volonté de poursuivre la modernisation économique à marche forcée, d’après la voie capitaliste que l’Occident a esquissée, et préservation de leurs aspects culturels les plus nobles et de leurs traditions philosophiques millénaires (dont le Confucianisme) axés notamment sur la notion d’harmonie sociale… que le capitalisme met à mal bien évidemment. Je pense que ce dilemme illustre ce qui sera l’un des enjeux politiques et sociologiques majeurs du XXIème siècle: à savoir la manière dont les peuples des pays  émergents vont gagner ou perdre leur combat moral et idéologique contre le matérialisme et le consumérisme outrancier que le capitalisme moderne promeut. 

–        Et s’ils le gagnent, ce sera la fin du capitalisme ?

–        Il fut un temps où j’étais fait de chair, de sang et d’une certaine vanité… Je pensais que seul la fin du système et l’instauration d’un communisme authentique, que j’avais contribué à conceptualiser, mèneraient à l’émancipation des peuples. Je croyais avoir raison contre les autres. Aujourd’hui, je ne sais plus.

–        Laissez-moi poursuivre votre réflexion, car je n’ai pas de théorie à défendre, ni aucun héritage intellectuel à transmettre. Au fond, si je suis, à ma façon, votre raisonnement, je dirais que les religions en dehors du Christianisme et les idéologies/philosophies extra occidentales n’ont pas encore été complètement souillées, corrompues, par l’argent roi et l’obsession consumériste qui progressent pourtant extrêmement rapidement dans certains pays autrefois dominés. Elles pourraient donc constituer des résistances culturelles, des régulateurs d’un capitalisme débridé, à défaut de proposer, comme le marxisme en son temps, une alternative révolutionnaire et antinomique (je laisse de côté le radicalisme religieux qui est un vrai danger, mais aussi une forme de résistance extrême face à cette modernité occidentale à la fois honnie et enviée/désirée). Tandis que nous avons basculé, nous et nos élites, dans ce capitalisme et consumérisme illimités – l’on se réfugie dans une bonne conscience avec des pseudo-partis ou mouvements contestataires, des idéologies infantiles et ésotériques, etc. – les Brics sont en pleine schizophrénie, comme l’illustre le cas de la Chine. Leur « crise » morale diffère de la nôtre. Quel (second?) rôle l’Occident jouera-t-il? Je ne suis pas non plus prophète, mais il risque d’y avoir du sport…

–        Tu fais sans doute partie de ceux qui pensent que le capitalisme peut se réformer de l’intérieur.

–        Non. Mais je me dis que l’histoire a plus d’imagination que l’alternative que vous avez jadis proposée. Les Chinois inventent en ce moment un modèle politique hybride : semi-démocratique ou semi-autoritaire selon ce que l’on retient d’eux. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec l’économie ? D’ailleurs, l’un de vos grands admirateurs, Lénine, était, avec certains autres dirigeants révolutionnaires russes, peut-être sur le point de découvrir en tâtonnant une forme d’organisation économique originale avec la NEP.

–        ….

–        Reste une question qui me taraude. Que faire… aujourd’hui ? Vous qui avez été révolutionnaire, moins que Engels, mais bien plus que la plupart de vos contemporains, n’auriez-vous pas quelques idées ?

–        La révolution bien entendu !

–        Et qui la fera ? Je veux dire quelles couches sociales ?

–        …

–        Z’êtes devenu prudent… Je l’avoue je ne sais pas non plus. Il y a cependant quelque chose dont je suis sûr. Ce ne sont pas les partis de gauche ou d’extrême gauche français actuels qui me semblent sur le point de la déclencher. Ils n’anticipent rien, ils raisonnent de manière défensive et, enfin, ils n’admettent pas que l’Etat providence serve aussi à endormir les masses, adeptes à leur façon du « toujours plus » de droits, et que l’excès de dépenses ne peut se justifier par la dénonciation de l’évasion fiscale qui contribue à creuser les déficits. Ils simplifient ce qui s’avère complexe et compliquent ce qui s’explique simplement. Pour moi cela illustre plus qu’une erreur de raisonnement, surtout une volonté de ne voir que ce qui les arrange.

–        Je suis d’accord, ce sont des partis accrochés à une clientèle faîte de petits bourgeois et de fonctionnaires pour une bonne partie. Mais sait-on jamais, car en histoire tout est possible. Les révolutions ont souvent commencé par des franges sociales qui n’étaient pas les plus défavorisées, voire tiraient quelques avantages du système qu’elles critiquaient.

–        Oui, mais raisonnent-ils en révolutionnaires ?

–        Et que signifie de raisonner en révolutionnaire mon petit donneur de leçons ?

–        De garder en tête, par exemple, l’objection d’Oscar Wilde comme quoi le socialisme ne peut pas réussir car il impose trop de réunions…

–        Hum, voilà un bon mot.

–        Tous ces partis et partisans envisagent des défilés, des grèves contre le Pacte budgétaire alors qu’ils savent que celui-ci sera approuvé par les gouvernements européens. Peut-être même finiront-ils par y souscrire tout en le dénonçant. Ils protestent pour le principe, pour exister, ou pour sauver, à tort ou à raison, leurs acquis. En réalité, ils devraient plutôt se demander comment exploiter la situation présente et à venir pour attiser la braise contestataire et faire reculer la grande bourgeoisie.

–        Continue, afin que je sache si tu as un peu d’imagination et de bon sens révolutionnaire.

–        En France, il faut qu’ils admettent que rien ne sert de conjurer la rigueur par des rituels protestataires. Au contraire, ils doivent anticiper ses conséquences politiques. Enfin, on ne peut pas mener un combat avec des méthodes éculées – le défilé, le battage du pavé, la grève partiellement suivie, etc. Désormais, l’heure est à l’invention de méthodes nouvelles et de moyens de pression inédits, ainsi qu’à un soutien populaire massif. Les Etats Majors de ces partis et syndicats font-ils l’inventaire des moyens d’action de leurs adversaires, de leurs armes et de la manière dont ils peuvent les contrer ou les circonvenir ? Non, je ne le pense pas. Ils raisonnent selon de vieux schémas habitués qu’ils sont à négocier dans des formes convenues avec le gouvernement et à mobiliser une clientèle finalement faible en nombre bien qu’elle fasse beaucoup de bruit. Pourtant, leurs adversaires sont puissants. Cette grande bourgeoise pliera la gauche facilement, elle obtiendra de ses élus ce qu’elle veut en les bernant, en les intimidant ou en les achetant.

–        Tu restes trop axé sur la France, pays que j’ai chéri et observé attentivement pour son tumulte révolutionnaire. La lutte sera internationale ou ne sera pas. Et les peuples des pays émergents auront leur mot à dire. Car eux aussi sont tiraillés et secoués par les soubresauts du système, même si la mondialisation capitaliste leur offre une réelle revanche.

Puis le sieur Karl se leva, cligna de son œil droit, tourna les talons et s’enfonça dans la brume épaisse tel un couteau dans du beurre ramolli. Et Christobal alors ? Il restait là dubitatif : révolution, guerre à venir, stagnation ou simplement inversion progressive des rapports de force et de domination à l’échelle mondiale ? Que d’incertitudes ! Vraiment, madame Irma est devenue folle et sa boule ne tourne plus rond !