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Le sens de l’existence

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Christobal et Randy Namite, sociologue désabusé et amusé, taillent une bavette dans la cuisine du second avant de passer à table. Le fils de Randy n’étant pas là, divorce et garde partagée obligent, nos deux amis vont pouvoir discuter librement. En effet, le gamin est sympa, mais comme tout mioche de son âge, il a tout d’une tempête sur pattes.

Christobal
Je vois que tu médites. A quoi penses-tu ?

Randy
Au sens de l’existence.

Christobal
Ah bon. Fini la sociologie et l’histoire, le temps de la philosophie est revenu ! A moins que ce ne soit la crise de la quarantaine, ho, ho, ho (rires).

Randy
Tu as tort de te gausser. Les questions existentielles, donc philosophiques, peuvent aussi s’aborder d’un point de vue sociologique et historique. Elles dépassent le cadre strictement individuel.

Christobal
Comment çà ?

Randy
La question du sens de l’existence nous concerne tous. Au fond, la vie humaine pourrait se résumer à une sorte de combat individuel et collectif contre des problèmes existentiels fondamentaux. Chacun se débat avec ces questions. Certains en sont obsédés et tourmentés, d’autres s’en détachent rapidement ou bien les éludent habilement par des croyances religieuses ou en se réfugiant dans le présent. D’ailleurs, ce qui fait la spécificité des grands écrivains, quelle que soit leur nationalité, c’est l’acuité de leur perception du monde à travers leurs problèmes existentiels, du fait de leur sensibilité exacerbée, ainsi que leur talent littéraire pour l’exprimer.

Christobal
Mais qu’appelles-tu problèmes existentiels ?

Randy
La seule certitude pour l’homme est qu’il va mourir, au moins physiquement (et non spirituellement pour les croyants). A partir de là, et compte tenu du fait qu’il évolue dans un monde chaotique, imprévisible, voire dangereux, se pose la question de la signification à donner à son existence puisqu’il a conscience de celle-ci.

Christobal
Oui, bon, là on va verser dans la dissertation philosophique. Rien de nouveau sous le soleil. Depuis plus de deux mille ans les philosophes réfléchissent à la question du « pourquoi sommes-nous là ?», à l’instar des religieux et des scientifiques, au sens de la vie, à la définition du bonheur, etc.

Randy
Eh oui, collectivement nous proposons des réponses ou des amorces de réponses à ces problèmes existentiels.

Christobal
Certes. Et alors ? Quelle lapalissade ! Et puis encore faut-il avoir le luxe d’y penser. En situation de survie quotidienne, ces préoccupations deviennent futiles !

Randy
Pas forcément. Mais tu as raison de dire que dans les pays riches les questions existentielles peuvent s’épanouir davantage car la vie y est moins précaire et la survie moins pressante.

Christobal
Je vais aller… disons… un peu dans ton sens. J’ai la conviction que la plupart d’entre nous devons faire face à un ou plusieurs « drames » existentiels qu’il nous faut dépasser. Certains y parviennent, d’autres non ou partiellement, ce qui affectera ou pas leur manière de se comporter. Ces « drames » dépendent du déroulement de la vie (avec ses accidents), du milieu d’origine et du contexte familial. Ils renvoient, bien évidemment, à une dimension subjective et psychologique importante (c’est-à-dire comment la personne voit la chose).

Randy
Et dire que tu me reproches de faire dans la généralité philosophique…

Christobal
Je n’ai pas fini. Un drame existentiel peut être pour untel de ne pas avoir trouvé le grand amour, idée qui l’obsède, à défaut d’avoir vécu la chose, et avec laquelle il ne prend pas de recul (d’autant que les émotions fortes attendues, comme avec le sentiment amoureux à l’adolescence, donnent l’impression de vivre intensément), ou pour tel autre de surmonter un handicap physique qui le met au ban de sa communauté, ou pour tel autre encore d’avoir échoué dans son ambition de réussite sociale au moins en partie et de ne pas s’en consoler… Amour propre ou estime de soi quand tu nous tiens… Pendant un temps, je me disais que pour comprendre, au moins jusqu’à un certain point, un individu, il fallait s’intéresser à son rapport à l’argent, à son rapport au sexe et à ses convictions politiques et/ou religieuses s’il en avait1. Désormais, j’ajoute qu’il faut aussi savoir s’il a connu dans sa vie un ou plusieurs « drames » existentiels qui l’ont particulièrement affecté et avec lesquels il compose.

Randy
Banal que tout cela !

Christobal
Je n’ai toujours pas fini. Ces « drames » existentiels sont prépondérants car ils participent, je pense, à la manière dont nous estimons avoir ou non réussi notre vie. Or, à un moment ou à un autre, cette question, qui retentit comme un ultime bilan, se pose, même si certains sont prompts à la refouler. Alors oui, mon ami, d’une certaine façon les « drames » que j’évoque sont rattachés à la signification qu’un individu donne à son existence…

Randy
Ok. Vu de la sorte cela me convient.

Christobal
Il y aurait d’ailleurs toute une sociologie des choix suicidaires et des échecs programmés à faire, liés à nos erreurs de jugement, à nos aspirations irréalistes, à notre vanité, à notre aveuglement, à notre faiblesse morale ou psychologique face à des tentations ou des dilemmes lourds de conséquences. En bref, sans verser dans le psychologisme et sans entrer dans un débat impossible sur ce que signifie l’expression « réussir sa vie », la rationalité de l’action chère à certaines sciences humaines aurait besoin d’un coup de jeune en prenant en compte ces éléments subjectifs.

Randy
Ce qui nous amène là où je le voulais…

Christobal
A savoir ?

Randy
De nos jours quel projet collectif a-t-on ? Aucun. Le sens de l’existence n’est pas donné par nos sociétés modernes. Je lisais récemment un livre ethnographique sur les Esquimaux. Ces derniers vivaient jadis dans une société dure avec un environnement hostile mais étaient heureux. Chacun y avait sa place. Il était là le but de l’existence pour un Esquimau : tenir sa place et profiter des quelques douceurs que la vie lui offrait.

Christobal
Tu proposes de revenir à ce type de société, ho, ho, ho (rires).

Randy
Bien sûr que non. Quand les Esquimaux sont entrés dans la modernité, comme on dit, ils ont découvert les affres de la perte de sens et la déréliction. On leur a dit : « laissez les igloos et la chasse aux phoques ! Le progrès c’est le chauffage, l’argent, l’alcool qui grise et les médicaments qui soignent efficacement ! » Ils ont ainsi abandonné leur rude mode de vie pour devenir des larbins occupés à des emplois minables dans une société obsédée par l’argent et la consommation. D’où les suicides.

Christobal
Encore un peu et tu vas nous faire le mythe du bon « sauvage ».

Randy
Disons que l’absence de perspective, de but collectif, de sens profond à l’existence à travers la contribution individuelle à la collectivité, hormis de passer une partie de sa vie à travailler pour consommer, font beaucoup de mal. Certes, dans une société plus traditionnelle ceux qui ne parviennent pas à tenir leur place sont malheureux. Mais souvent ces société prévoient des exutoires ou des rôles spécifiques pour palier ce type de manque. De toute façon, dans nos sociétés les sources de frustration s’avèrent bien plus nombreuses et les buts (individuels) à atteindre pléthoriques voire parfois irréalistes car ils concernent de multiples aspects de l’existence (vie amoureuse, vie professionnelle, confort matériel, éducation des enfants, santé, aspiration à vivre plus longtemps et à ne pas vieillir, etc.).

Christobal
Et tu en conclus…

Randy
Que le retour du religieux dans certains pays dits modernes, par exemple, correspond aussi, en plus de l’héritage familial ou de la révolte politique déguisée, à un besoin de sens collectif à l’existence, ou bien que l’aspiration chez certains à un retour vers la « mère » nature ressemble davantage à une adhésion désabusée à une idéologie de substitution au consumérisme, auquel tout le monde s’adonne même ceux qui le critiquent, qu’à une réelle volonté de combattre la modernité. Les méfaits de l’individualisme et du consumérisme comme principes de vie s’observent facilement. Ils donnent lieu à divers ressentiments et à diverses maladies mentales de civilisation, tout comme il existe des maladies physiques de civilisation (cancers, diabète, maladies iatrogènes, etc.) qui découlent de la suralimentation, de la sédentarité ou de l’abus de drogues pour doper le corps au nom de la santé, de la performance et de la longévité (sportive, sexuelle) ou pour s’adonner aux plaisirs artificiels.

Christobal
Nous voilà désabusés. Surtout en Europe où, en plus de cela, l’économie semble en berne et l’avenir de notre prospérité menacé. Oh, oh, oh (rires). Plus de pays à construire, l’idée qui s’impose d’un possible déclin… Pas de quoi avoir le moral pour certains. Mince, on est foutu !

Randy
Non, car notre système capitaliste actuel peut durer, muter, s’adapter, comme il l’a déjà fait, ou pas… Chaque époque porte son lot de tares tandis que la terre continue de tourner.

1 Ainsi procédait Henri Guillemin, le critique littéraire et historien, quand il se penchait sur des personnages historiques.