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Le point de vue de l’autre

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Il y a, dans la vie, quelque chose qu’il faudrait savoir faire. La compréhension que l’on a du monde en dépend. Il faudrait pouvoir prendre le point de vue de l’autre. Cela implique de connaître un peu de son mode de vie, de ses contraintes sociales et matérielles, de ses profits, et des idéologies qui l’animent. Bien évidemment, il faut être curieux, penser en dehors de ses intérêts propres, voire sortir de sa bulle de savon qui flotte dans l’air et vient parfois en heurter une autre dans une explosion de mousse et d‘humidité.

L’autre jour, sur une chaine de TV, un reporter évoquait la propension chinoise à conquérir l’Europe. Reportage fructueux en informations en vérité. On y apprenait que désormais les perfides Chinois rachetaient des entreprises européennes à l’agonie, ne sacrifiaient pas les emplois locaux, mais profitaient de l’occasion pour acquérir les savoir-faire du vieux continent et infiltrer le marché de ses consommateurs. Quels salauds, pensez-donc ! Notre capitalisme à nous est bien plus moral, me dis-je en moi-même, dans un sursaut d’hypocrisie. En bref, un site français qui construisait des tracteurs en avait fait l’expérience. Le rachat de l’entreprise par un industriel chinois offrait des perspectives prometteuses : préservation des emplois, possibilité d’expansion à venir grâce aux débouchés offerts par l’acquéreur (le marché chinois), etc. ; un futur radieux s’annonçait dans le cadre d’un échange harmonieux et d‘une réciprocité profitable. Plusieurs mois après, les salariés français, contents d’être sauvés sur le moment mais néanmoins méfiants, si l’on en croit les quelques syndicalistes interrogés, commençaient à déchanter. Un conflit avec la direction chinoise les opposait, sur fond de débrayage et de pneus brûlés. Il faut bien exprimer son mécontentement. Le syndicaliste made in CFDT expliquait devant la caméra que les salariés voulaient une prime annuelle de rendement. La direction avait mal réagi, des mots durs furent, toujours selon ce syndicaliste, prononcés. Au final, les Chinois proposèrent cinq euros par personne et par an. Un véritable casus belli pour les syndicalistes de chez nous.

La plupart du temps, ce genre de reportage, bien qu’intéressant, véhicule volontairement ou non un message subliminal : les émergents vont nous manger tout crus et nous imposer des conditions de vie très difficiles. Cela constitue effectivement une possibilité, d’autant que nos propres erreurs, dérobades, et nos défaites font leurs victoires d’aujourd’hui et de demain. Pourtant, il convient aussi de rester prudent quant à ce que sera l’avenir et concernant ce que les émergents feront. Cette petite histoire, racontée dans ce reportage, reflète combien, au-delà des intérêts divergents et des consensus fragiles, le malentendu culturel guette comme un tueur à gage en embuscade.

Si l’on peut comprendre le point de vue des Français  – nous transmettons notre savoir-faire, nous faisons correctement le boulot, l’entreprise repart, nous voulons être récompensés de nos efforts, la proposition d’une prime ridicule au regard du niveau des prix en France relève de l’injure – celui des Chinois ne doit être ni laissé de côté, ni forcément réduit à l’équation simpliste : la Chine veut profiter de la situation mais sans rien donner en retour. On devrait, en effet, se poser la question suivante : la demande des ouvriers français, un an après le redémarrage du site de production, n’a-t-elle pas été perçue comme un geste déplacé d’ingratitude alors que leurs acquéreurs estimaient probablement les avoir sauvés du chômage peu de temps auparavant ? Le genre de geste qui fait dire à certaines élites chinoises, à leur façon ô combien ethnocentriques et hermétiques, que les Occidentaux sont paresseux, arrogants, et qu’ils vivent – en Europe de l’Ouest en tous cas –  les derniers moments d’un système social moribond qui encourage les revendications faciles[1].

La capacité à prendre le point de vue de l’autre peut être un instrument utile pour le comprendre, anticiper ses réactions, et adopter la stratégie la plus adaptée et la plus efficace dans un monde en mouvement où les rapports de force changent. M’est d’avis que les syndicalistes de ce site de production en auraient eu besoin, d’autant que leur requête, qu’elle fût ou non légitime, avait toutes les chances d’obtenir pour seule réponse une fin de non recevoir en étant présentée au mauvais moment ou de manière inadéquate. Certes, un bras de fer peut s’avérer parfois utile, pour qui a la possibilité de gagner ou de nuire suffisamment à son interlocuteur. Mais tous les éléments en jeu devraient être pris en compte avant de mener une négociation ou une action, y compris et surtout le point de vue de l’autre, qu’on l’accepte ou qu’on le réfute…


[1] Ce rachat d’entreprise est, sur le fond, sans doute fondamentalement différent de l’affaire du site de Florange avec l’industriel indien Mittal, derrière qui se cachent des financiers aux dents acérées et obnubilés par un rendement élevé à court terme et par des opérations juteuses.