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Hic et nunc partie 2

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Elle n’avait rien de particulièrement lugubre la demeure de l’oracle. Il s’agissait d’une simple mais coquette maisonnette encastrée dans une rue étroite et calme, située à quelques centaines de mètres du lac. C’était le genre de pavillon paisible que les retraités se réservent pour leurs derniers jours, flanqué d’un petit jardin avec quelques arbustes. La journée s’assoupissait, tandis que le soleil commençait à se pencher sur la cité lacustre comme pour s’y abreuver. Dans quelques minutes, il aurait, sa tête rouge toute entière, plongé dans l’eau, laissant les ténèbres lui succéder et tenir compagnie aux hommes et aux choses. Le moment idéal pour des révélations.

Le portail de bois grinça, lorsque Danny le franchit. Sur la façade, fixée en hauteur, se tenait une petite gargouille de plâtre, crasseuse et grimaçante, qui semblait se moquer de lui. Danny sonna. La porte d’entrée s’ouvrit comme par enchantement. Le valeureux jeune homme s’engouffra alors dans un couloir étroit et sombre. Pendant quelques instants il y eut le silence, puis une voix chevrotante s’éleva d’une pièce adjacente à demi éclairée : « Viens mon enfant, ta venue j’attendais ». Danny obéit et écarta d’un geste lent le transparent rideau sur le seuil. Il s’assit sans mot dire sur la seule chaise de la pièce, hormis celle de l’hôtesse. Une table de bois dénuée de nappe séparait les deux protagonistes. La cauteleuse vieille femme, dont les yeux pétillaient de malice et, paradoxalement, de bienveillance, ressemblait à une bobine de fil épais tellement sa face était ridée et tassée. Elle portait un foulard noir autour de la tête et sur ses épaules un vieux gilet gris. « Tu veux savoir ce qui se passe hic et nunc et comment le monde va changer afin de prendre une décision. C’est bien cela ? » Danny fut surpris par sa clairvoyance. On ne l’appelait pas l’oracle pour rien. Elle était une rebouteuse d’un genre particulier : elle reboutait les âmes. « Oui, c’est bien cela », répondit notre gars intimidé. « Tends tes mains », demanda ensuite la vieille. Lorsque l’oracle saisit de ses mains froides celles de Danny, elle lui fixa les yeux avec une telle intensité que le pauvre garçon eut l’impression qu’elle tendait, en fait, une arbalète pour y poser un carreau. « Ouvre bien tes esgourdes, mon petit, et n’hésite pas à poser des questions, car je vais commencer. » Danny acquiesça comme un petit garçon.

L’oracle :
« Ta génération est au seuil d’un grand chambardement. Des opportunités à l’étranger tu trouveras, mais cela ne sera guère facile. Pourtant, la mondialisation peut être, en dépit de ses excès, une chance de salut pour ceux qui partiront ou pour ceux qui sauront s’appuyer sur leurs liens avec la France et leur pays d’origine, celui de leurs parents, voire de leurs conjoint(e)s. Je parle ici des immigrés, enfants d’immigrés et de ceux(celles) qui épousent un(e) étranger(ère). Ces immigrés et enfants de l’immigration, par naissance ou par alliance, deviendront alors des enfants de la mondialisation susceptibles de profiter des échanges commerciaux internationaux et de passer d’un monde à l’autre. Pour le moment, seuls les fils/filles de bourgeois et les débrouillards ou les chanceux le font. En revanche, l’avenir s’annonce sombre pour beaucoup de ceux qui resteront recroquevillés dans ce pays, immigrés et non immigrés, bien que par essence le futur change en permanence, de manière chaotique parfois, tel un fluide turbulent. D’ailleurs, une certaine paupérisation larvée a commencé. L’autre jour en allant au marché j’ai croisé des jeunes couples et des moins jeunes qui venaient faire leurs courses et s’apprêtaient à fouiner aux alentours pour récupérer quelques marchandises et ustensiles. Ils vivent dans des campings cars et des cabanes aménagées et chauffées sur des terrains habituellement réservés aux vacanciers. Or, ce ne sont ni des gens du voyage, ni des miséreux… Mais louer ou acheter un logement devient, pour certains, prohibitif. »

La vieille prit une profonde inspiration puis poursuivit son discours : « Ta génération doit, en réalité, affronter divers problèmes. Notamment deux majeurs. Il y a d’abord la gérontocratie qui va de pair avec un conservatisme renforcé. Les vieux et les soixante-huitards occupent les places et font payer la collectivité pour leurs besoins (santé, retraites, avantages et salaires liés à l’ancienneté chez les cadres en fin de carrière, etc.). Ils ont largement contribué à l’endettement du pays et s’opposent au changement. Ils sont, en quelque sorte, devenus des rentiers… de leur situation. Une société figée qui renforce le statut quo les arrange, malgré leurs lamentations, sincères d’ailleurs, car ils voient leurs enfants et petits enfants en souffrir. Mais leurs intérêts collectifs sont trop forts pour que leur contrition ciblée et leur charité individuelle ne compensent leur domination économique et politique. Certes, il faut distinguer selon les milieux sociaux et au sein de chacun d’eux. D’autant que de pauvres retraités, il y en a de plus en plus… Ma description s’avère, par certains côtés, caricaturale. Cela étant, il semble évident que les vieux et les presque vieux pèsent lourds dans les choix politiques et le maintien du système actuel. Ils peuvent, en outre, s’appuyer sur d’autres rentiers de situation. Tout ceux, en fait, qui désirent implicitement que rien ne change ou plutôt qui veulent absolument que les efforts soient demandés à d’autres. Avec un Etat providence comme le nôtre et les corporatismes que nous avons, Dieu sait qu’ils sont nombreux à perdre quelque chose et à bénéficier d’un petit confort ! Enfin, la jeunesse porte une part de responsabilité. Hyper-individualiste, consumériste, faussement rebelle pour une partie d’elle même, c’est-à-dire aveuglée par un gauchisme simpliste ou bien par des idéologies naïves, cette jeunesse reste aliénée aux ainés qui tiennent les rennes de toutes les institutions et se révèle pour le moment incapable de s’y opposer politiquement. »

Danny :
« Mais les grands patrons, les banquiers, les multinationales qui mènent le monde, les cadeaux fiscaux faits aux très riches qui appauvrissent le pays, etc. !? »

L’oracle :
« Les difficultés du pays et la mondialisation ne se résument pas aux grands patrons, aux banquiers et aux multinationales, même s’ils jouent un rôle intrinsèque dans l’évolution du capitalisme, dans sa financiarisation et concernant l’infâme exploitation de ceux qui sortent de la misère », coupa la vieille.

« De toute façon ils font presque ce qu’ils veulent au sein de cette Europe soi-disant protectrice. En outre, la question de la dette dépasse celle de l’insuffisance des recettes et de l’addition des cadeaux fiscaux, malgré les efforts des économistes gauchistes pour affirmer le contraire et qui, à l’instar de leurs collègues de droite, n‘ont rien anticipé de la crise… Tous font partie du problème et pensent souvent, comme le citoyen lambda, en fonction de leurs intérêts de classe et d’âge, de leur positionnement politique, etc.

Parmi ces esprits chagrins, certains font observer que depuis plus de 30 ans nous payons beaucoup d’intérêts sur la dette. Certes. Mais que représente la part de la dette qu’il a fallu rembourser au fil de ces trois décennies indépendamment des intérêts, sachant que le flux d’emprunts, de remboursements et de nouveaux emprunts s’avère continu? Difficile de faire la part des choses en vérité si l’on ne se contente plus d’additionner les intérêts versés… Plus on met de l’argent dans cet Etat (au sens large, c’est-à-dire ce qui relève de la chose publique), plus il en demande ! L’appétence en argent public de la société française paraît illimitée, alors que la croissance ne l’est pas… Et ceci, qu’importe la source d’approvisionnement : impôts, emprunts sur les marchés ou en sollicitant davantage l’épargne nationale, ou pourquoi pas, ainsi que certains le préconisent, en faisant tourner la planche à billets par le biais d’une banque centrale indépendante. Au fond, la nature de la recette importe moins que la nature de la dépense (bien que la dette soit plus injuste que l’impôt et nous mette en danger). Il nous faut plutôt nous demander si l’argent dépensé a véritablement servi la modernisation du pays et l’équité. Je ne le crois guère. Enfin, insuffisamment à mon goût. Avec la crise, cette propension à la dépense ne s’arrangera pas, car elle évite, pour le moment, le chaos social. »

Danny :
« Ok. L’autre grand problème de ma génération, quel est-il ? »

L’oracle :
« Cela concerne les garçons. Enfin, ceux qui ne sont pas des tordus dans leur tête ou éternellement immatures, car ces derniers récoltent ce qu’ils sèment. Vous devez faire face aux conséquences d’un féminisme dévoyé sur le caractère et le comportement d’une partie des femmes. Cela affecte votre vie sentimentale et donc votre stabilité sociale de manière considérable. »

Danny :
« Là, vous m’intéressez encore plus grand-mère ! »

L’oracle :
« L’émancipation féminine constitue un incontestable progrès social dès lors qu’elle ne prend pas prétexte d’un discours féministe, souvent malhonnêtement simplificateur et tronquée, pour imposer une volonté (revancharde) de dominer qui n’a rien à envier aux pires attitudes machistes. Aujourd’hui une partie des femmes élevées dans la facilité et le confort qu’offre une société riche, contrairement à leurs ancêtres qui ont eu à se battre en Europe contre le patriarcat, estiment que tout est dû, au nom de l’égalité (ce mot creux) et de la domination masculine qu’elles subiraient quotidiennement. Elles ont été, pour certaines, traitées dès l’enfance comme des petites princesses et nourries en grandissant avec des discours (médiatiques et/ou médiatisés) victimaires largement favorables à la cause des femmes comme disent les commentateurs… »

La vieille femme au visage sillonné par le temps esquissa un sourire, sans doute la plus belle de toutes ses rides. «La médecine, le droit se féminisent. Le monde des cadres en entreprise aussi. Mais plus lentement, avec plus de réticences. Il y a encore de nombreux bastions masculins, telles que la finance et la politique, tandis que le monde de l’éducation et la santé appartiennent de plus en plus aux femmes. Serait-ce le prélude à une nouvelle guerre de positions durant laquelle chaque sexe tentera d’imposer à l’autre sa vision des choses ? Aux Etats-Unis on n’en est pas loin. La parité, tellement invoquée mais difficile à mettre œuvre en vérité, me paraît ridicule. Pourquoi ne pas faire des quotas tant que nous y sommes !? La seule parité qui vaille à mes yeux fatigués est celle qui valorise la diversité des parcours de vie et des origines sociales que l’on soit homme ou femme, chat ou chien, grenouille ou nénuphar… Bien sûr, il faut aussi nuancer mon propos, car les méfaits de ce féminisme dévoyé que je dénonce affectent diversement les différentes couches sociales. Ainsi, cela concerne davantage les classes moyennes et supérieures. Le machisme en Europe ne se laisse pas non plus mourir. Il n’en demeure pas moins qu’une sorte de guerre des sexes commence à germer et prend de l’ampleur. Tu devrais lire : La planète des singes. »

Danny :
« Pourquoi ? »

L’oracle :
« Les humains se sont imposés dans le règne animal : ils ont chassé, domestiqué et enfermé les animaux, dont les singes. Au cours d’un voyage spatial, des astronautes intrépides découvrent une planète où les singes règnent en maîtres et asservissent les humains. De cet ouvrage, il y a une leçon à tirer. L’histoire peut toujours se retourner et les dominés (autre terme à la mode de chez nous) d’un jour ne seront pas forcément plus magnanimes, ni plus sages, lorsqu’ils deviendront à leur tour les dominants. »

Danny :
« Nous n’en sommes pas encore là ! »

L’oracle :
« Bien sûr que non, mon garçon. Je t’ai renvoyé à tes classiques pour que tu comprennes que l’esprit de revanche, la volonté de pouvoir ou d’autorité et la victimisation pour la justifier ne font pas bon ménage. Tu as croisé des jeunes filles adorables, libres, intelligentes et dynamiques que tu n’as pas su garder, ta jeunesse l’excuse, mais tu t’es également entiché de cette nouvelle espèce de femmes dont je te parle. Le résultat, tu l’as vu… Les pires parmi celles-ci étant devenues, de surcroît, des névrosées quasi hystériques ou des tyrans prompts à exiger, à moraliser et à donner des leçons à toute la création. Comme un chat échaudé tu crains désormais l’eau froide et tu éprouves une grande réticence à te remettre en couple. Difficile, n’est-ce pas, de trouver un équilibre dans la vie ? »

Danny :
« Pff… C‘est peu de le dire. »

L’oracle :
« Il me faut enfin te parler à propos du double choc des civilisations que ta génération verra peut-être poindre dans un monde en ébullition et écartelé par ses contradictions. »

Danny :
« C’est-à-dire ? »

L’oracle :
« La mondialisation semble, à priori, sans retour. Tu verras sans doute, car moi je ne serai plus là, la superpuissance chinoise à l’œuvre alors que de nouvelles lignes de force et de nouvelles alliances géopolitiques se mettront en place. Sera-t-elle aussi cynique et exploiteuse que ne l’ont été au 20ème siècle les Etats-Unis, poussés par le fanatisme idéologique (partiellement justifié avec la guerre froide) et par la rapacité de leur grande bourgeoise ? L’avenir le dira. Mais je crois possible un choc de civilisations entre la Chine et les Etats-Unis sur fond de rivalité hégémonique et de contentieux économique lié à la dette américaine et à l’appropriation des ressources énergétiques, alors que leur interdépendance commerciale n’a jamais été si forte. Il ne faut pas non plus oublier que chacune de ces superpuissances représentent deux modèles de capitalisme, en théorie, antinomiques : un capitalisme d’Etat basé sur la production et, pour le moment encore, l’imitation technologique, où la prospérité individuelle importe autant que la modernisation du pays, bien que celle-ci se fasse en partie dans la brutalité ; et un capitalisme libéral qui repose en grande partie sur les services, la finance, l’innovation technologique (dont la fabrication des produits est laissée à d’autres), la promotion de l’individualisme et où l’Etat n’intervient guère (sauf bien sûr s’agissant de sauver de la faillite et de favoriser les institutions financières irresponsables et les grandes entreprises ayant su corrompre/circonvenir à haut niveau le pouvoir politique). »

Danny :
« Qu’en est-il du deuxième choc des civilisations ? »

L’oracle :
« Il a été anticipé par un politologue américain, Samuel Huntington, très critiqué pour son essai au titre éponyme. Son ouvrage est, en effet, critiquable. Il a cependant le mérite de mettre l’accent sur la possibilité d’un conflit entre l’Occident et l’Orient. Tu es contemporain d‘une transition. Qui dit transition, c’est-à-dire changement, dit confusion, imprévisibilité, paradoxe, etc. Dans le monde actuel la technologie triomphe partout et malgré cela l’obscurantisme et la superstition n’ont pas disparu. Ils reviennent même en force sous diverses formes. Le fondamentalisme protestant se consolide en Amérique du nord et du sud, voire en Afrique, tandis que le radicalisme musulman progresse dans le monde arabe (Maghreb et Machrek). De l’issue à moyen terme des révolutions arabes et de l’aggravation de la situation en Israël dépendra la mise en place des éléments d’un conflit à venir. Le monde moderne ressemble à un maelstrom. Difficile, même pour un oracle, d’y voir clair. Les échanges internationaux (hommes, capitaux, marchandises) et l’immigration bouleversent la donne. De nombreux pays européens abritent d’importantes communautés immigrées, elles-mêmes diversement clivées et plus ou moins reliées aux pays d’origine. Les attitudes vis-à-vis de la religion au sein de ces communautés sont complexes. Pour les uns, elles mélangent modernité et tradition, qu’illustre notamment une sorte de religiosité à la carte (on respecte certains aspects et on en néglige d’autres, on insiste parfois sur l’emblématique et on s’efforce de concilier obligations religieuses et impératifs consuméristes ou libertaires, etc.), pour d’autres, elles se traduisent par un repli communautaire, voire une adhésion au radicalisme (avec, chez certains, une tentation terroriste), tandis que d’autres encore s’émancipent complètement de toute influence religieuse. Tout dépend, en fait, du parcours des personnes, du contexte familial, de la permissivité de la société d’accueil, etc. Comme tu le vois, mon petit, la religion fait, malgré tout, son grand retour dans notre monde envahi par des objets et des découvertes de plus en plus sophistiqués. Même ces nouvelles idéologies qui ne parlent pas de Dieu, par exemple une certaine écologie, font dans le fanatisme quasi religieux et s’appuient sur des prêcheurs d’un nouveau genre. Le sociologue américain Howard Becker parlait de croisades morales et d’entrepreneurs de morale. Nous en sommes envahis. »

Danny :
« Il me faudra partir », dit sombrement le jeune homme.

L’oracle :
« Hum. Tu n’échapperas pas à ce monde. Tu ne le changeras point non plus. Il te faudra t’y adapter et éviter d’y souffrir. Aussi, efforce-toi de le comprendre. Il faut savoir donner du sens aux choses, c’est important. La jeunesse française, en partie métissée, a un réel potentiel, à l’instar de ce pays. Reste à savoir ce qu’elle fera de ce potentiel. Te trouver un creux dans un rocher pour éviter de boire la tasse, comme font les petits crabes, tu peux encore. Partir c’est tenter l’aventure, se donner une chance nouvelle, tu as l’âge pour le faire. Rester ne vaut le coup que si tu rencontres une jeune femme intéressante. Il t’appartient de choisir ton destin, mais ne fais pas, je t’en prie, comme dans la fable de l’âne mort de n’avoir pu se décider entre boire ou manger alors que son maître lui apportait de quoi étancher sa soif et apaiser sa faim. »

Danny :
« Une fable ? »

L’oracle :
« Oui, les fabulistes ont toujours su habilement éclairer nos lanternes. Esope et La Fontaine sont mes cousins éloignés », souffla la vieille en ricanant.