Où sont les 30-40 ans?

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Conversation générationnelle entre Jean La Niaque, vieux révolutionnaire sarcastique, et Petit prince (presque) naïf, trentenaire désabusé, au sommet d’une colline provençale au crépuscule d’une journée d’été 2011. 

Jean La Niaque 

Ce que mon passé de quarante-huitard[1] m’a appris, c’est que dans l’histoire les jeunes commencent les Révolutions en allumant les mèches, mais en définitive ce sont les gens âgés de 30 à 40 ans qui les font. En France, aujourd’hui, où sont-ils ceux-là ?

Petit prince (presque) naïf

Bonne question. Ils sont comme moi : paumés, en déclassement, occupés à « survivre » ! Ou bien ils sont en famille à lutter pour maintenir leur niveau de vie ! Ou bien encore ils sont « planqués », pépères, ou, enfin, ils sont engagés dans une carrière qui leur laisse peu de répit ! Une partie d’entre eux pensent comme leurs aînés. Les soixante-huitards ont fait des petits… Certains profitent même beaucoup de l’époque actuelle, mais je ne les crois pas très nombreux à s’enrichir.

Le confort de l’assistanat et de l’État providence, désormais financé à crédit, contribue, par ailleurs, à l’anesthésie générale. De plus, la politisation, dans le sens où elle consiste au développement d’une conscience de classe, a reculé ! L’analyse et l’action politique ont été remplacées par les faux-débats et par une espèce de salmigondis qui mélange compassion, morale chrétienne, thématiques creuses (diversité, parité, etc.) et manichéisme.

Jean La Niaque 

Mais encore ?

Petit prince (presque) naïf

Les institutions sont aux mains des vieux…

Jean La Niaque 

Je n’ai de cesse de le répéter !

Petit prince (presque) naïf

…comme toi !

Jean La Niaque 

Certes. Mais moi j’ai trahi ma classe… d’âge.

Petit prince (presque) naïf

Oui je sais. Mieux vaut trahir ses intérêts que ses idées !

Jean La Niaque 

Exactement. C’est ce qui distingue l’engagement politique sincère.

Petit prince (presque) naïf

En politique, il faut aussi savoir penser contre son milieu, n’est-ce pas ?

Jean La Niaque 

Bien sûr. Si tu veux que justice sociale soit faite et si tu prétends défendre les classes populaires alors que tu es issu d’un autre milieu social. Mais il n’y a rien de moins naturel.

Petit prince (presque) naïf

Cela s’applique aux rapports intergénérationnels j’imagine ?

Jean La Niaque 

Tu imagines bien. Aujourd’hui, les vieux ne peuvent pas défendre les jeunes, quoiqu’ils disent, à moins de trahir leurs propres intérêts économiques et sociaux. En revanche, de nombreux jeunes défendent les intérêts des vieux, sans en avoir conscience ou bien parce qu’ils espèrent en profiter plus tard, quand leur tour viendra. Mauvais calcul ! Pas sûr que ce jour arrivera et que leur vieillesse ressemblera à celle de leurs aînés.

Petit prince (presque) naïf

Oui, c’est vrai, les vieux soixante-huitards sont partout aux commandes. J’ai dit soixante-huitards, pas quarante-huitards ! Tu vois, je ne t’ai pas encore classé parmi mes ennemis de classe… d’âge.

Cette domination intergénérationnelle je l’ai vue, par exemple, dans l’ONG où j’ai travaillé pendant plusieurs années.

Jean La Niaque 

Raconte donc !

Petit prince (presque) naïf

Le directeur général a la cinquantaine passée. Il est actuellement occupé à flatter son égo avec ses maîtresses : 4 ou 5, occasionnellement, dont une belle jeune femme, salariée de l’ONG, arrivée en France depuis quelques temps, embauchée par lui, et qu’il aidera à renouveler son titre de séjour j’en suis persuadé. Il lui a déjà permis d’avoir un bureau personnel.

 Jean La Niaque 

Quel brave homme ! Le cœur sur la main et l’autre sur ses seins ! Il n’y a aucun mal à aider le Tiers monde. Il suit là sa vocation humanitaire de soutien à l’immigration et d’aide à l’insertion professionnelle.

Petit prince (presque) naïf

Comme tu dis. Cependant, cette activité ne lui prend pas tout son temps, alors il « surfe » sur le net et entretient ses contacts au PS pour 2012. Au cas où ses amis politiques le solliciteraient pour quelques services en échange de quelque nomination future. Il interrompt aussi régulièrement ses collaborateurs dans leur travail pour la rédaction de communiqués de presse insipides et d’exposés creux afin de continuer à exister médiatiquement. Mais il se désintéresse désormais de la gestion quotidienne de son ONG. Elle est laissée à mon ancien responsable de service, qui a pris du galon. Celui-ci doit assumer officieusement 2 postes: le poste de responsable du secrétariat général et celui de directeur général, puisque l’autre ne fiche plus grand chose.

Jean La Niaque 

La délégation du pouvoir c’est une chance pour la jeunesse !

Petit prince (presque) naïf

De l’ivresse du pouvoir, il ne connaît, en fait, que la gueule de bois. La griserie reste plutôt l’apanage du directeur.

Jean La Niaque 

Triste, en effet. Il n’a rien à sevrer. Mais s’il y trouve son compte et quelque satisfaction ou s’il a quelque ambition secrète, pourquoi le plaindre?

Petit prince (presque) naïf

Je n’ai pas fini. Un autre vieux « gaucho » est venu s’impliquer dans l’ONG. Haut fonctionnaire retraité, il s’ennuie. Du coup, il propose ses services 2-3 jours par semaine afin de gérer un dispositif connexe. En termes de bon sens, de décision et de carnet d’adresses, il a ce qu’il faut. Le directeur et lui s’instrumentalisent réciproquement, l’un pour le carnet d’adresses et les compétences, l’autre pour s’éviter la « mort sociale ». C’est sans doute mieux que la visite hebdomadaire chez le médecin.

Ce brave homme affable ne semble pourtant pas choqué par le fait de percevoir un salaire, en plus de sa retraite de Haut fonctionnaire, pour 2-3 jours de présence hebdomadaire, et de donner, du fait de son envie de s’occuper, du travail supplémentaire à mon ex jeune collègue de 24 ans, payée environ 1300-1500 euros net par mois. En janvier 2011, elle avait des semaines chargées. « J’ai du mal à le gérer, il part dans tous les sens, il a un projet chaque jour, il faut répondre à ses demandes en plus du cahier des charges », me disait-elle. Le même homme, il est vrai sympathique, me demanda l’an dernier, à l’époque du mouvement contre la réforme des retraites, alors qu’il m’apercevait en train de travailler à mon bureau : « vous ne faîtes pas la grêve ? »

Jean La Niaque 

Il s’est soucié de ce que sera ta situation dans 40 ans. Quelle prévenance ! Voilà bien encore un brave homme.

Petit prince (presque) naïf

Ironie du sort, plusieurs des jeunes de l’ONG défilaient ce jour-là contre Sarkozy et sa réforme…

Jean La Niaque

Qui osera prétendre que les enfants ne savent plus obéir à leurs parents de nos jours !

Petit prince (presque) naïf

Au fond, cela m’a fait prendre conscience de plusieurs choses.

Jean La Niaque

Oui, dis-moi quelle leçon politique tu penses en avoir tirée.

Petit prince (presque) naïf

J’y vois, tout d’abord, les deux figures des hommes de gauche issus de cette génération, plus ou moins impliqués en politique : la figure de l’exploiteur « cynique » poussé par son égo narcissique et celle de l’exploiteur « bienveillant » que sa morale empêche de mal se comporter en apparence.  A droite, évidemment, cela n’est guère mieux.

Jean La Niaque

Quoi d’autre ?

 Petit prince (presque) naïf

Eh bien j’y vois aussi l’illustration de cette propension d’une partie de la jeunesse à mener des faux combats qui la détournent de l’action politique utile pour ses intérêts à elle !

 Jean La Niaque

Tu en as parlé avec d’autres jeunes ?

Petit prince (presque) naïf

J’ai revu mes anciens collègues. Je leur ai alors dit crûment : « au lieu de défiler contre Sarkozy ou de vous indigner, terme à la mode depuis Stéphane Hessel, parce que Sarkozy expulse trois Rom vers la Roumanie avec 200 ou 300 euros en poche chacun, vous feriez mieux de vous battre contre ceux qui vous exploitent et que vous voyez tous les matins ! »

 Jean La Niaque

Que t’ont-ils répondu ?

Petit prince (presque) naïf

Il y a eu de l’étonnement d’abord. Certains ont ensuite acquiescé. Mais d’autres ne veulent pas entendre cela, me semble-t-il. La politique de l’autruche est plus simple. Et puis que faire quand on est isolé ou politiquement désorganisé? Vers qui se tourner? Vers les syndicats vieillissants?

Alors tu vois, pour répondre à ta question, où sont les 30-40 ans ?, je dirais qu’ils sont dispersés, tandis que les plus jeunes sont, eux, aliénés à leurs aînés. Je laisse de côté les « racailles de cités » qui, pour beaucoup, s’en fichent, pensent au fric et à la domination physique. Dans les banlieues, une partie de la jeunesse d’origine immigrée est cependant extrêmement battante, dynamique, valeureuse, travailleuse, mais aucun parti ne parvient à la mobiliser. Le NPA (Nouveau parti anticapitaliste) va chercher des « rappeurs-branleurs » ou bien, parmi les jeunes d’origine immigrée ayant réussi à rentrer dans la fonction publique, ceux qui raisonnent comme des syndiqués protégés… qu’ils sont devenus.

Bref, rien de réjouissant en perspective ! Les changements nous seront sans doute dictés de l’extérieur. Il n’y aura pas en France de « printemps arabe ».

Jean La Niaque

Hum… Il ne faut préjuger de rien. Je te préfère en Petit prince (presque) naïf qu’en Jacques le fataliste.

Et le soleil se coucha enfin sur cette colline du midi, avec l’espoir des lendemains qui chantent…


[1] Jean La Niaque n’est pas, en dépit de son nom à particule, d’ascendance noble. Il serait, selon ses dires, la réincarnation d’un ouvrier révolutionnaire parisien tué sur les barricades en 1848. Ce dernier lui aurait transmis le gène « du printemps des peuples ».

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